Introduction
Pour saisir la genèse du mouvement des logiciels libres, mais aussi son réel impact libérateur pour toute la société, il convient de revenir à la question même du logiciel. Le néophyte a souvent tendance à assimiler le logiciel aux outils de productivité, tels les traitements de texte ou les navigateurs. Mais il convient de comprendre que le logiciel intervient dès qu’une machine, un microprocesseur, sait « traiter l’information », i.e. transformer des signaux d’entrée (souris, clavier, réseau, mais aussi capteurs les plus divers) en signaux de sortie exploitables soit directement par les humains (écran, impression,...), soit utilisés en entrée par une autre machine de « traitement de l’information ».
Le logiciel est partout dans le monde informatique :
c’est l’outil essentiel
d’accès aux connaissances et informations stockées dans les mémoires
numériques
il est lui même
une forme d’enregistrement de la connaissance et des modèles du monde
produits par les informaticiens
enfin chaque logiciel
est une brique nécessaire au fonctionnement des ordinateurs (système
d’exploitation), des réseaux et de plus en plus de tous les appareils
techniques qui incorporent une part de « traitement de
l’information », depuis les machines-outils de l’industrie jusqu’aux
outils communicants de « l’internet des objets ».
Le logiciel est donc tout à la fois un « produit » (un bien que l’on acquiert afin de lui faire tenir un rôle dans l’activité privée ou industrielle), un service (un système, certes automatisé, auquel un usager va faire remplir des tâches) et une méthode (une façon de représenter le monde et les actions possibles). Ce statut ubiquitaire du logiciel est essentiel pour comprendre certaines des revendications de liberté des acteurs du mouvement : il ne s’agit pas simplement d’un outil (un produit de type « machine-outil »), mais d’un système-monde dans lequel se glissent peu à peu la majeure partie des activités humaines, dans tous les domaines, de la production industrielle à la culture, de la communication à l’éducation,... André Gorz parle d’une « logiciarisation de toutes les activités humaines » [1].
La conception des logiciels s’en trouve affectée, ainsi que
sa catégorisation qui lui dessine une place spécifique dans le cadre même
du « marché ». Le logiciel est à la fois :
une œuvre de
création : on peut réellement parler d’un « auteur » de
logiciel, au moins collectif grâce au développement de techniques de
partage de code et de maintenance (génie logiciel et programmation par
objets). Chaque logiciel porte la trace des raisonnements de celui qui l’a
programmé ;
un
travail incrémental : un logiciel comporte des
« bugs », qui ne peuvent être corrigés qu’au travers de
l’expérience utilisateur, et un logiciel doit suivre l’évolution de son
environnement informatique (les autres logiciels). Ceci implique la
coopération comme base de la construction de logiciels fiables, évolutifs,
et adaptables aux divers besoins ;
une production de
connaissances (les « algorithmes ») qui pourraient devenir
privatisées si les méthodes de raisonnement et les formes du calcul ne
pouvaient être reprises par d’autres programmeurs (cette question est au
coeur du refus par le mouvement des logiciels libres des brevets de
logiciels et de méthodes).
Le développement de l’informatique, et l’extension du réseau
et du numérique à tous les aspects de la production, de la consommation et
des relations interpersonnelles (au niveau privé comme au niveau public)
crée un véritable « écosystème », dans lequel :
chaque programme doit
s’appuyer sur des couches « inférieures » (des applications déjà
existantes jusqu’aux pilotes des machines électroniques dites
« périphériques ») et rendre des informations à d’autres
logiciels. La définition des « interfaces » entre programmes
devient essentielle, et la normalisation de ces échanges une nécessité
vitale.
les programmes peuvent
lire ou écrire des données provenant d’autres programmes ou outils. C’est
l’interopérabilité.
Que ces échanges soient « ouvert » ou « à discrétion d’un propriétaire » devient une question déterminante. Dans le premier cas, l’innovation s’appuie sur ce qui existe, et peut rester concurrentielle (nouveaux entrants, mais aussi nouvelles idées) ; dans le second, tout concours à la monopolisation (au sens de monopoles industriels, mais aussi de voie balisée limitant la créativité). D’autant qu’un « effet de réseau » (privilège au premier arrivé [2]) vient renforcer ce phénomène.
Tous ces points techniques forment un faisceau de
contraintes et d’opportunités pour les industries du logiciel comme pour
les programmeurs individuels :
la capacité à
« rendre des services aux usagers » sans devoir maîtriser une
chaîne complète. Ce qui entraîne la création d’un « marché du
service » et la capacité de détournement social de tout système
numérique : innovation ascendante, usage de masse, relations ambiguës
entre les facilitateurs -producteurs de logiciels ouverts ou de services
interopérables – et les usagers,... ;
la mise en place d’un
espace d’investissement personnel pour les programmeurs (autoréalisation
de soi, expression de la créativité, capacité à rendre des services
associatifs et coopératifs). On rencontre ici un changement émancipateur
plus général que Charles Leadbeater et l’institut Demos a nommé « the pro-am révolution » [3].
Le mouvement des logiciels libres
Les logiciels libres partent de cette intrication du
logiciel, de la connaissance et du contenu : tout ce qui limite
l’accès au code source des programmes va :
limiter la diffusion de
la connaissance,
privatiser les contenus (avec les dangers que cela peut
représenter pour les individus, mais aussi les structures publiques, des
universités aux États)
brider
la créativité
Le « code source » est la version lisible par un « homme de l’art » d’un logiciel. L’accès à ce code est un moyen de comprendre, d’apprendre, de modifier, de vérifier, de faire évoluer un logiciel. C’est de cette liberté là qu’il est question dans le mouvement des logiciels libres.
Il s’agit de construire la « liberté de
coopérer » entre les programmeurs. Un logiciel libre respecte
quatre libertés :
la liberté d’exécuter le programme, pour tous les usages
(liberté 0.)
la liberté d’étudier le fonctionnement du programme, et de
l’adapter à ses besoins (liberté 1) ; pour cela, l’accès au code
source est nécessaire.
la liberté de redistribuer des copies, donc d’aider son
voisin, (liberté 2).
la liberté d’améliorer le programme et de publier ses
améliorations, pour en faire profiter toute la communauté (liberté
3) ; pour cela, l’accès au code source est nécessaire.
On notera que cet ensemble de « libertés » constitue une nouvelle « liberté de coopérer », et non un « droit » au sens où la responsabilité de la continuité de cette liberté reposerait sur des structures et des forces extérieures aux communautés concernées. C’est parce qu’ils ont besoin de coopérer pour libérer leur créativité (et aussi souvent pour gagner leur vie avec cette création de logiciel) que les développeurs ont installé, dans le champ de mines des entreprises du logiciel et de l’informatique, les espaces de liberté dont ils pouvaient avoir besoin. Le maintien de cet espace de liberté peut évidemment demander l’intervention de la « puissance publique » : procès, respect des contrats de licence, mais aussi financement de nouveaux logiciels libres ou amélioration/adaptation de logiciels libres existants, … Mais à tout moment, c’est la capacité à élargir et faire vivre les outils, méthodes, normes et réflexions par la communauté des développeurs du libre elle-même qui détermine l’espace de cette « liberté de coopérer ».
Une des conséquences, souvent marquante pour le grand public, au point d’occulter le reste, vient de la capacité de tout programmeur à reconstruire le programme fonctionnel (le logiciel « objet ») à partir du « code source »... Si le « code source » est accessible, pour toutes les raisons énumérées ci-dessus, il existera donc toujours une version « gratuite » du logiciel. Mais ce n’est qu’une conséquence : un logiciel libre peut être payant, c’est d’ailleurs souvent le cas : mais les copies seront à la discrétion de celui qui aura acheté un logiciel. S’il le souhaite, il peut redistribuer gratuitement. Le produit payant, s’il veut avoir une « raison d’être », y compris dans le modèle du marché, doit donc incorporer du service complémentaire. On passe d’un modèle « produit » à un modèle « service ».
La question économique pour la communauté des développeurs de logiciels libres, tourne alors autour du phénomène de « passager clandestin », celui qui va profiter des logiciels libres produits par d’autres, sans lui-même participer à l’évolution de l’écosystème. Pire, celui qui va privatiser la connaissance inscrite dans les logiciels libres. Par exemple, le système privé Mac OS X s’appuie sur l’Unix de Berkeley. Apple profite du choix des concepteurs de ce dernier, dans la pure tradition universitaire, de considérer leur logiciel comme une « connaissance » construite à l’Université et donc délivrée par elle pour tous les usages, sans règles et sans contraintes... une subtile question de gouvernance au sein du mouvement des logiciels libres, mais qui a des conséquences sociales d’ampleur... Dans la théorie des biens communs, la maintenance de la capacité des communautés à continuer d’accéder aux biens communs qu’elles ont produite est centrale.
Le « mouvement des logiciels libres » part de
cette double contrainte :
favoriser la coopération
autour du code informatique pour étendre l’écosystème
laisser fonctionner un
« marché de l’informatique » (tout service mérite
rétribution)
L’invention de la GPL (« General Public
Licence ») [4] en 1989 par Richard Stallman et Eben Moglen va marquer un
tournant :
auparavant le modèle « universitaire » produisait
des biens de connaissance dont les usagers (étudiants, mais aussi
industries) pouvaient disposer sans contraintes. Ceci permettait le
développement de plusieurs produits construits sur les mêmes connaissances
(vision positive), mais aussi la privatisation par les entreprises
associées aux centres de recherche universitaires ou publics ;
écrite pour protéger une
construction communautaire, celle du projet GNU (GNU’s Not Unix), la GPL
produit une forme de gouvernance adaptée à un type de bien, à une série de
règles et normes communautaires, et à un projet politique (représenté par
la Free Software Foundation).
La GPL s’appuie sur le « droit d’auteur » pour compléter celui-ci par un « contrat privé » (une « licence ») qui autorise tout usage (donc offre les quatre libertés du logiciel libre), mais contraint celui qui s’appuie sur du code libre à rendre à la communauté les ajouts et corrections qu’il aura pu apporter. On parle d’une « licence virale » : tout logiciel qui utilise du logiciel libre doit lui aussi rester un logiciel libre.
Cette invention juridique est fondatrice, non seulement du mouvement des logiciels libres, et du maintien et extension de cet espace alternatif de liberté, mais aussi fondatrice pour d’autres mouvements qui vont exploiter la capacité des détenteurs de connaissance (ou les producteurs de culture) à décider volontairement de construire de nouveaux espaces de coopération et de liberté.
Un mouvement symbole
Le mouvement des logiciels libre représente une expérience sociale de grande ampleur, qui a profondément bouleversé le monde de l’informatique. Il suffit d’imaginer un monde dans lequel seul l’achat d’un logiciel permettait de tester des produits et services informatiques : dans ce monde il n’y aurait pas d’internet (les règles de l’organisme technique qui élabore les normes, l’IETF, imposent l’existence d’au moins un logiciel libre pour valider un protocole), pas d’échange de musique numérique, l’évolution des sites web serait soumise à la décision d’opportunité économique des géants oligopolistiques qui se seraient installés sur l’outil de communication, l’apprentissage des méthodes de développement informatique dans les universités seraient soumises à la « certification » de tel ou tel béhémot du logiciel ou des réseaux,...
N’ayons pas peut de dire la même chose avec d’autres mots qui parleront peut-être plus clairement aux héritiers du mouvement social et ouvrier : le mouvement des logiciels libre a fait la révolution, créé de nouveaux espaces de liberté, assuré un basculement des pouvoirs et libéré plus largement autour de lui ce qui aurait pu devenir un ordre nouveau, balisé par les décisions de quelques entreprises. Comme toute révolution, elle est fragile, comporte des zones d’ombres, des « risques » de dérapages ou de récupération. Mais avant tout, comme les révolutions sociales, elle est un formidable espoir qui va ouvrir à la joie du monde non seulement les acteurs, mais tous les autres courants entraînés dans la dynamique, comme nous le verrons plus loin.
Le mouvement des logiciels libres met en avant la notion de « biens communs » : créés par des communautés, protégés par ces communautés (licence GPL, activité de veille permanente pour éviter les intrusions logicielles [5]) et favorisant l’élargissement des communautés bénéficiaires. La gouvernance des biens communs, surtout quand ils sont dispersés à l’échelle du monde et de milliards d’usagers, est une question centrale pour la redéfinition de l’émancipation. Le mouvement des logiciels libres montre que cela est possible.
C’est un mouvement qui construit de « nouvelles alliances ». Les clivages face au logiciel libre ne recouvrent pas les clivages sociaux traditionnels. Par exemple, le souverainisme ne sait pas comment se situer face à des biens communs mondiaux : il n’y a plus de capacité à défendre des « industries nationales ». Seuls les services peuvent localiser l’énergie économique ouverte par de tels biens. Le mouvement des logiciels libres ne se définit pas en tant que tel « anti-capitaliste », car nombre d’entreprises, parmi les plus importantes et dominatrices (IBM en tête) ont compris que l’écosystème informatique ne pouvait fonctionner sans une innovation répartie, et donc des capacités d’accès et de création à partir des bases communes (le fonctionnement de l’internet et les normes d’interopérabilité). Il est plutôt « post-capitaliste », au sens où il s’inscrit dans le modèle général du « capitalisme cognitif » [6], qui est obligé de produire des externalités positives pour se développer.
Enfin, c’est un mouvement social qui s’est inscrit dès sa formation dans la sphère politique en produisant une utilisation juridique innovante (la GPL) comme moyen de constituer la communauté et protéger ses biens communs. Ce faisant, ce mouvement agit en « parasite » sur l’industrie qui le porte. On retrouve des éléments du socialisme du 19ème siècle : ne plus attendre pour organiser des « coopératives » et des « bourses du travail ». Une logique qui est aussi passée par l’expérience des mouvements dits alternatifs (« californiens ») : construire ici et maintenant le monde dans lequel nous avons envie de vivre.
Cette symbiose entre le mouvement, son radicalisme (c’est quand même un des rares mouvements sociaux qui a produit et gagné une révolution dans les trente dernières années) et les évolutions du capital montre qu’il existe une autre voie d’émancipation que « la prise du Palais d’Hiver », surtout dans un monde globalisé et multipolaire, dans lequel le « Quartier Général » n’existe plus [7].
Enfin, le mouvement des logiciels libres a construit une stratégie d’empowerment auprès de ses membres. La « communauté » protège ses membres. Il y a évidemment les règles juridiques de la GPL d’une part, mais pensons aussi à la capacité à « offrir » du code en coopération pour que chaque membre puisse s’appuyer sur un écosystème en élargissement permanent afin de trouver les outils dont il a besoin ou d’adapter les outils existants à ses besoins. C’est une des raisons de la force du mouvement : en rendant plus solides et confiants ses membres, il leur permet d’habiter la noosphère [8]. Cet empowerment doit beaucoup au mouvement féministe (même si paradoxalement il y a peu de femmes et qu’elles sont souvent traitées avec dédain parmi les activistes du logiciel libre). Comme dans l’empowerment du mouvement féministe, c’est la vie quotidienne et l’activité humaine créatrice qui est au coeur de la réflexion du mouvement social. La « concurrence » entre programmeurs libres se joue sur le terrain de « l’excellence » au sens des communautés scientifiques : il s’agit de donner du code « propre », de qualité, rendant les meilleurs services, autant que de permettre aux débutants de s’inscrire dans la logique globale, par leurs initiatives et activités particulières, sans la nécessité d’être un élément dans un « plan d’ensemble ». C’est un mouvement qui pratique l’auto-éducation de ses membres (nombreux tutoriels sur le web, ouverture des débats, usage des forums ouverts,...).
Enfin, même si de nombreuses structures associatives organisent et représentent le mouvement, la structuration de celui-ci comme mouvement social mondial est beaucoup plus floue. C’est au travers de l’usage des produits du mouvements que l’on devient « membre » du mouvement, et non au travers de la production d’un discours ou d’une activité de lobbyisme ou de conscientisation. On retrouve les formes d’adhésion « à la carte » des autres mouvements sociaux. On s’aperçoit aussi que les mouvements parlent toujours au delà des discours de leurs membres, individus ou organisations...
Extension : les nouveaux mouvements du numérique
Un autre élément essentiel pour comprendre l’importance et l’enjeu du mouvement des logiciels libre est de voir sa descendance dans d’autres mouvements liés à la sphère du numérique. Comme tout mouvement, les acteurs des logiciels libres ne sont pas tous conscients de l’étendu stratégique de leur actions. Nombre des membres se contentent des règles et normes « techniques » établies par le mouvement et se reconnaissent dans l’aspect pratique des résultats. Mais pourtant, les règles et les méthodes mise en place par le mouvement des logiciels libres se retrouvent dans d’autres sphères.
On parle d’une « société de la connaissance » ou « de l’information », ce qui est une expression ambiguë, qu’il conviendrait de mettre en perspective [9]. Mais pour résumée qu’elle soit, l’expression souligne que la propriété sur la connaissance, la capacité à mobiliser « l’intelligence collective » sont des questions organisatrices essentielles de l’économie du monde à venir. Et que ces questions renouvellent autant les formes de domination (par exemple la montée des grands « vecteurs » [10] sur l’internet, comme Google, Yahoo !, Orange, Adobe,... qui souvent s’appuient sur les logiciels libres) que les formes de l’émancipation, et la notion de contournement, de situation (au sens du situationisme) et de symbiose parasitique.
On voit donc apparaître de nouvelles lignes de faille dans les oppositions « de classe » liées au capitalisme mondialisé et technicisé. Et en conséquence de nouveaux regroupements des « résistants » ou des « innovateurs sociaux ». Plusieurs tentatives de théorisation de cette situation existent, depuis la théorie des Multitudes de Toni Negri et Michael Hardt [11], à celle de la Hacker Class de MacKenzie Wark [12], qui décrivent des facettes de ce monde nouveau qui émerge. Toutefois, ces interprétations ne savent pas encore répondre à deux questions centrales. D’abord celle dite traditionnellement des « alliances de classes », notamment la relation entre ces mouvements sociaux et les mouvement de libération issus de l’ère industrielle. Des « alliances » posées non en termes « tactiques » (unité de façade ou d’objectifs), mais bien en termes programmatiques (quelle société voulons-nous construire ? quelle utopie nous guide ? Quelle articulation entre l’égalité – objectif social - et l’élitisme – au sens fort des communautés scientifiques ou des compagnons : être un « grand » dans son propre domaine de compétence- ?). Ensuite celle dite de la transition, particulièrement en ce qu’elle porte sur les relations entre les scènes alternatives et les scènes politiques. Le capitalisme, comme forme de sorcellerie [13], ne peut pas s’effondrer de lui-même sous le poids de ses contradictions internes. Le politique, avec toutes les transformations nécessaires des scènes où il se donne en spectacle (médias, élections, institutions,...), garde une place dans l’agencement global des divers dispositifs alternatifs -ou internalisés et récupérés – qui se mettent en place.
Ces questions peuvent avancer quand on regarde l’évolution du mouvement des logiciels libres, qui est né d’une innovation juridique (la GPL), et qui défend aujourd’hui son espace alternatif au travers de multiples actions contres les tentatives, souvent détournées et perverses, de mettre en place des enclosures sur le savoir et la culture. La place du mouvement des logiciels libres en France, avec notamment l’association APRIL [14], au côté du mouvement spécialisé dit « La quadrature du net » [15], sur les dernières lois concernant la propriété immatérielle (lois dites DADVSI et HADOPI) en est un exemple. L’approche de la politique n’est plus « frontale », mais part de la défense des espaces de libertés, des « biens communs » créés, et leur reconnaissance comme forme essentielle de la vie collective. On retrouve les logiques du socialisme du XIXème siècle, des coopératives et de la Première Internationale.
Le mouvement des logiciels libres, s’il est le plus abouti et le plus puissant de ces nouveaux mouvements, n’est plus seul. C’est dans le domaine de la connaissance et de l’immatériel, dont la « propriété » que l’image de la GPL et des logiciels libres a connu une descendance abondante et pugnace. Les questions de la propriété sur la connaissance et de la construction, maintenance et gouvernance des biens communs créés par les communautés concernées sont deux éléments clés de ces nouveaux mouvements sociaux.
Quelques exemples :
le mouvement des
créations ouvertes (Creative commons [16], Licence Art Libre,...) est construit autour de règles
juridiques qui permettent aux auteurs d’autoriser des usages pour mieux
faire circuler leurs idées, musiques, travaux divers. Ce mouvement
emprunte directement à la « révolution douce » de la GPL pour
son côté subversif, et à la fluidification du marché culturel comme
conséquence de l’extension des communs de la culture. Une manière
pragmatique de poser les problèmes qui évite l’enfermement dans des
alternatives infernales [17].
le
mouvement des malades qui veulent partager les connaissances avec leurs
médecins. Avec une participation politique forte des malades de SIDA dans
l’opposition aux ADPIC, qui s’est traduite par l’adoption des exceptions
pour les médicaments dans les Accords de DohaC [18])
le
mouvement des chercheurs pour le libre-accès aux publications
scientifiques et aux données scientifiques
le renouveau des
mouvements paysans autour du refus de l’appropriation des semences par les
trusts multinationaux (contre les OGM, pour le statut de bien communs des
« semences fermières » [19] – un exemple symptomatique en est la réalisation d’un
numéro de « Campagnes solidaires », journal de
la Confédération Paysanne avec Richard Stallman)
le mouvement pour un
nouveau mode de financement de la recherche pharmaceutique (notamment les
propositions de James Love pour l’association KEI – Knowledge Ecology
International [20]) et pour l’utilisation de nouveaux régimes de propriété
afin de permettre le développement de médicaments adaptés aux
« maladies négligées » (Médecins sans frontières, DNDi [21],...)
le
mouvement mondial pour le libre-accès à la connaissance (a2k : access
to knowledge) qui réunit des institutions (États, notamment pour l’Agenda
du développement à l’OMPI, constitution du bloc des « like-minded
countries »), des réseaux d’associations (IFLA, association
internationale des bibliothécaires, Third World Network,...) ou des
universitaires (il est intéressant de penser que ce mouvement a tenu sa
première conférence mondiale à l’Université de Yale [22])
le
mouvement OER (Open Educational Ressources [23]) qui réunit autant des grandes institutions (MIT,
ParisTech) que des enseignants souhaitant partager leurs cours, avec le
parrainage de l’UNESCO... et de HP !
le mouvement dit
« société civile » [24] lors du SMSI (Sommet mondial sur la société de
l’information, sous l’égide de l’ONU en 2003 et 2005) ou du Forum pour la
Gouvernance de l’Internet, et tous les mouvement qui s’interrogent sur
l’évolution des réseaux, combattent l’irénisme technologique autant que le
refus passéiste des nouveaux modes de communication
les mouvements portant
sur le « précariat intellectuel », depuis les intermittents du
spectacle jusqu’à l’irruption d’une « hacker class » (MacKenzie
Wark) pratiquant le piratage comme valeur de résistance
les mouvements de refus
de la mainmise publicitaire sur l’espace mental collectif, qui organisent
la dénonciation et le rejet de l’industrie de l’influence (Résistance à
l’Agression publicitaire [25]
le Forum
Mondial Sciences & Démocratie [26], dont la première édition s’est tenue à Belèm en janvier
2009. Ce mouvement introduit la question des biens communs de la
connaissance au coeur d’une nouvelle alliance entre les producteurs
scientifiques et techniques et les mouvements sociaux.
Les formes de politisation au travers de l’empowerment des membres et des « usagers » de ces mouvements sont largement différentes de celles de la vague précédente des mouvements sociaux du vingtième siècle. La capacité de ces mouvements à s’inscrire directement dans la sphère politique est aussi une particularité. Il ne s’agit pas seulement de « faire pression » sur les décideurs politiques, mais d’imposer à la société politique la prise en compte de biens communs déjà établis et développés.
La problématique des biens communs n’a pas fini de produire une remise en mouvement de la conception d’une révolution émancipatrice, des rythmes de l’activité militante et de la relations entre les communautés de choix et les communautés de destin. Un élément moteur de la réflexion théorique en cours reste la dialectique entre l’empowerment individuel et coopératif/communautaire par la création et la maintenance de biens communs, et la défense des plus fragiles (financièrement, mais aussi juridiquement par des droits leur permettant une nouvelle gouvernance, l’accès à la connaissance ou de respect de leurs formes de connaissances, cf les mouvements « indigènes » [27]).
Car il faudra bien trouver des articulations théoriques, pratiques et politiques entre les diverses formes de résistance aux sociétés de contrôle, de militarisme, d’influence et de manipulation qui se mettent en place.
Pour cela, les pratiques, les réflexions et les succès sur le terrain du mouvement des logiciels libres sont à la fois un encouragement et une première pierre d’une réflexion par l’action. Ici et maintenant. En osant s’opposer aux nouveaux pouvoirs et aux franges les plus avancées des dominants.
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