Mourir d'aimer
Par Agnès Maillard le mercredi 20 mai 2009, 10:05 - Brouhaha - Lien permanent
Ou quand le cœur se brise, littéralement...

Trois jours plus tard, le grand-père s'assoit sur son lit devenu si vaste, ce lit qui a vu s'épancher 50 ans d'amour et de complicité, au quotidien. Le chat que sa petite-fille a laissé, il y a longtemps, grimpe sur ses genoux, ronronne et appelle la caresse. Et il est mort, comme cela, tranquille et apaisé, comme une petite flamme arrivée au bout de son combustible. Ceux qui l'on vu, ensuite, racontent qu'il avait presque l'air heureux.
C'est marquant une histoire comme celle-là. Ce n'est pas ma famille, ce ne sont pas mes grands-parents, mais je pense sans cesse à ce vieux qui n'a pu continuer à vivre sans elle. Je ne pensais pas que de nos jours, on pouvait encore mourir d'aimer. Quelque chose au-delà du couple, des habitudes qui tissent leur réseau dense de gestes, de mots, de soupirs. Quelque chose qui fait que deux êtres finissent par fusionner sous la pression des décennies, d'une manière plus profonde, plus intime que ne pourra jamais le faire le feu intense de la passion amoureuse. Quelque chose qui fait que l'un finit les phrases de l'autre, sans même s'en rendre compte, qu'un regard signifie plus qu'un long discours. Quelque chose qui synchronise leurs émotions, leurs pensées, jusqu'aux battements même de leurs cœurs, comme s'il n'y avait plus qu'une seule flamme de vie pour animer deux vieux corps.
Ne t'inquiète pas pour moi, tu sais très bien que je te survivrais.
Je continue à le penser. Que je lui survivrais. Est-ce parce que nous aimons moins profondément? Parce que nous sommes plus jeunes? Parce que nous n'avons pas encore passé une vie ensemble? Ou peut-être, tout simplement, que nous ne sommes plus fait de la même matière, modelé dans le même terreau. Les deux vieux de mon histoire venaient d'un autre monde, d'un autre temps, du temps où l'on s'aimait pour la vie, non, même pas, pour l'éternité, du temps où le divorce était un péché, où l'on ne se débinait pas à la première difficulté, où l'on surmontait tout ensemble, y compris le désamour, celui qui vient avec le temps, l'indifférence, la vie qui use et qui polit les sentiments comme des galets dans un torrent violent. Ils venaient du temps où l'on ne se quittait pas, où l'on pouvait, certes, tomber amoureux de quelqu'un d'autre, mais où l'on trompait avec tact et discrétion, avant de toujours rentrer le soir, pour dîner, à la maison.
Autant tout le monde s'était préparé au décès de la grand-mère, autant celui du grand-père fit l'effet d'une déflagration sur une aire de pique nique. Tout le monde sait que ça arrive, ces couples qui se suivent dans la tombe, mais personne ne s'y attend. Je me demande encore si l'effet de surprise accentue le chagrin ou si cela vient plutôt de l'accumulation, de ce trop plein de larmes dont plus rien ne peut étancher le flot. En une petite semaine seulement, c'est toute une famille qui devient orpheline, c'est tout un univers qui disparaît, un monde de souvenirs, une maison qui se vide et dont on se détourne.
Il a fait une crise cardiaque a expliqué le médecin. Juste un cœur qui bat et qui s'arrête, comme une pièce qui plonge dans l'obscurité quand on en éteint la lumière en sortant. 70 battements à la minute, 4200 pulsations en une heure, plus de 700 000 raisons de lâcher prise après son départ à elle.
La vie qui s'arrête, comme cela, juste quand elle a perdu tout sens.
Et la vie qui continue, malgré tout, pour ceux qui survivent.
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Commentaires
Mais ce n'est pas mourir d'aimer ça, c'est mourir de la perte d'habitudes.
Je te répondrai : c'est quoi, aimer? Ce n'est justement pas que la passion amoureuse du début qui embrase les sens et fait perdre la tête, c'est tout un ensemble de gestes, de souvenirs et de moments communs, quelque chose qui se tisse aussi au fil du temps et qui crée un lien puissant entre deux êtres. Je ne pense pas qu'il n'y a qu'une façon d'aimer, il y a surtout une multitude d'histoires qui s'entrelacent, se consolident ou se défont, il y a des étapes, des gradations, des nuances...
Que peut-on dire de l'alchimie qui lie les êtres après un demi-siècle d'histoire commune? Que peut-on seulement en imaginer, en ressentir? Y a-t-il des mots qui peuvent rendre compte de la nature de ces sentiments forgés sous les coups de la vie?
Cette histoire me hante parce que j'ai l'impression de contempler un mystère insondable, loin des certitudes et des petites phrases toutes faites.
Elle est belle ton histoire. rare aussi. J'ai connu un vieux couple comme ça quand j'étais petite, des fermiers. Envoyée par ma mère, j'allais chercher les oeufs. J'aimais bien y aller. Toute gamine que j'étais, je sentais une aura de complicité entre eux, une sérénité. Sans qu'on se soit dit grand chose, je sortais de là, apaisée, et ne pouvait m'empêcher de dire à ma mère "qu'est-ce qui sont gentils M et Mme M !". Ils étaient déjà vieux et ils ont vécu longtemps. Comme dans ton histoire, elle est morte d'abord et il l'a suivie rapidement. Je me suis dit "Pas étonnant".
A Christine : Il y a quelque chose de plus élevé que des habitudes.
Christine, qu'en sais-tu pour être si tranchante? Les habitudes, faut du temps pour les prendre. c'est pas tout le monde qui laisse aux habitudes le temps et la chance de s'installer. Les gens pudiques, c'est souvent comme ça qu'ils appellent l'amour. Il y a des habitudes qui tiennent chaud et on peut mourir de froid de les avoir perdues.
Mais Agnès, peut-être que ton vieil homme il serait mort avant, et qu'il a attendu, parce qu'elle avait besoin de lui, et aussi parce que c'était prévu comme ça, qu'elle partirait la première?
Je ne parlerais pas d'habitudes.
Je parlerais de "façon de concevoir sa vie", de "comment on construit sa vie", de "fondements"...
Et que si on enlève un pilier, s'il tombe... tout s'écroule !
On peut aussi connaître cela avec la perte d'un emploi, aussi...
Ça dépend comment on a construit ça vie, comment on se définit...
Tact et discrétion, voilà ce qu'il manque aujourd'hui.
En fait, on dirait que ce couple a subi une amputation de la moitié. Alors à cet âge, une amputation...
Beau, juste, touchant.
Jardin :
"Il y a des habitudes qui tiennent chaud et on peut mourir de froid de les avoir perdues".
Il y a aussi que ce modèle ancien, où les partenaires sont contre vents et marées, un mutuel refuge, a parfois connu quelques vraies réussites, qui relèvent presque du mythe, maintenant ... de l'"inespéré", quoi.
Ce n'est pas mourir d'aimer, plutôt en aimant, à l'heure qui va bien, et donc tranquille.

C'est quand-même pas mal, ça ...
L' histoire de mes grand-parents ...!
A chaque couple son histoire, sa musique.
Mourir en amour par amour pour l'amour, ce fut le cas de mon grand-père, mais qu'est-ce qu'aimer?
Aimer l'autre ou s'aimer soi ou les deux à la fois?
Je lis souvent tes textes, toujours justes, souvent très beaux. Celui-ci me touche particulièrement car j'y crois à ça, du haut de mes 25 ans, à cette possibilité. Mourir d'aimer. C'est d'ailleurs ce qui me raccroche le plus à la vie. Dans ton incompréhension, tu me rappel quelqu'un. Qui m'a quitté. Peu après, sans aucune raison, j'ai été atteint d'une maladie du coeur qui n'a pas eu raison de moi. Je suis trop jeune encore. J'aurais eu 70 ans, j'y serais resté.
Elle me l'avait dit ça : "je te survivrais". J'avais eu mal car moi, je ne savais pas ce qu'il me serait arrivé si elle venait à mourir. Je n'avais pas et n'ai toujours pas cette certitude si protectrice. Je n'aime pas la rationalité dans les rapports amoureux, ça n'a rien à faire là.
Pas la peine d'aller chercher nos vieux pour y croire. L'amour n'est pas un fait social, il est autre, libre, jeune et n'a pas peur de l'avenir, comme de la mort.
Je n'ai pas foi en grand chose pourtant, mais en ça, oui, volontiers.