samedi 9 mai 2009, par Lémi
Il a débarqué dans les kiosques il y a quelques jours. Avec quelques défauts - sans doute [1] - mais aussi une sacrée gniaque et une vision revigorante du journalisme, sans faux-semblants ni chichis. Le premier numéro de Fakir (le journal qui pique, autrefois réservé aux Picards) à l’échelle nationale donne le ton en s’attaquant à un gros morceau, le projet européen, celui du libre-échange et du libéralisme débridé. Loin, très loin, de l’Europe sociale prétendument en chantier.
François Ruffin, qui n’en est pas à sa première apparition sur ses pages (voir ici et ici), est l’instigateur du projet [2]. Il l’a pensé, mûri, porté sur ses épaules. Également franc-tireur chez Mermet et au Monde Diplomatique, il revient ici sur un idéal de plus en plus flou et sur les errements d’une construction européenne contaminée dès ses débuts par le virus libre-échangiste.
Est-ce qu’il y a encore des espaces où une autre voix sur l’Europe peut se faire entendre ?
Très peu. Les médias sont une machine à propagande, c’est particulièrement flagrant avec l’Europe. Sur ce sujet, ils ne remettent jamais en cause les fondements économiques, ça leur est interdit. Par exemple : hier [3], il y avait une journée consacrée aux Européennes sur France Inter, avec entre autres pour invités le président du Parlement européen, Hans-Gert Pöttering, le responsable du site Café Babel, un Italien très européiste, et pour animateurs des journalistes pro-européens, Nicolas Demorand et Bernard Guetta. La seule chose que tout ce beau monde mettait en avant, c’était Erasmus, qu’ils décrivaient comme le symbole de la réussite européenne. C’est un peu ridicule : Erasmus, ça fait peut-être jeune et Europe qui bouge, mais ça ne représente pas grand monde. Au final, ça concerne uniquement 1% des étudiants européens et les bourses accordées sont généralement minimes.
Pourquoi est-ce que ce pseudo-consensus n’est jamais remis en cause ?
Le point commun du PS, de l’UMP du Modem et de tous les partis de gouvernement est l’européisme. Pour eux, c’est un dogme qu’on ne peut pas remettre en cause, comme le libre-échange. Dès que ces sujets - considérés comme les fondements économiques de la société - sont abordés, comme hier sur France Inter, c’est le grand déferlement : la notion de pluralisme disparaît et le débat est occulté dans les médias dominants.
Tu as des exemples précis ?
Bien sûr. Par exemple, la France ne compte qu’un seul prix Nobel d’économie, Maurice Allais. Et pourtant – je pense que c’est significatif – on connaît davantage les noms d’Alain Minc, de Jacques Attali ou de Pascal Lamy que le nom de ce monsieur : il est interdit de médias parce qu’il est contre l’Europe du libre-échange et qu’il revendique le protectionnisme pour défendre les salariés. Il est scandaleux qu’un intellectuel de cet acabit n’ait pas le droit de s’exprimer dans les médias simplement parce qu’il est en faveur d’une Europe différente. Pour nous, c’est parfait, puisqu’il prend finalement la parole dans Fakir. Mais même là, ça pose question : quand l’unique entretien publié du seul prix Nobel Français d’économie l’est dans un journal aussi marginal que Fakir, il y a un problème. C’est le signe que toute idée qui n’est pas conforme à la pensée économique dominante est marginalisée.
La chape de plomb semble paradoxalement s’être encore plus développée depuis le "Non" du 29 mai 2005.
On entend beaucoup ce discours. Les gens estiment que ce vote n’a
rien changé et que le passage en force du Traité de Lisbonne en est la preuve.
Je ne suis pas tout à fait d’accord.
Alors, c’est vrai : le soir même,
en direct à la télévision, Arlette Chabot et ceux qui l’entouraient,
Strauss-Kahn et Cie, niaient ce vote, le réduisant à une victoire nationaliste,
comme tous les médias et partis dominants. Pourtant, le 29 mai 2005 a d’abord
été un vote de classe : 80 % des ouvriers ont voté pour le "non",
comme 67 % des employés et 71 % des chômeurs ; à l’inverse, la
grande majorité des cadres a voté pour le "oui". Et on retrouve ce même schéma
en Irlande, où les élites tentent aussi de faire comme si la population n’avait
pas voté "non".
Mais je pense qu’il y a des choses qui avancent malgré toutes ces
négations de la démocratie. Il ne fallait pas s’attendre à ce que le 29 mai au
soir, les socialistes, la droite, les banquiers, les publicitaires, les médias
changent leur fusil d’épaule. Cela fait un demi-siècle qu’ils construisent cette
Europe du libre-échange, ils n’allaient pas rebrousser chemin d’un coup.
L’histoire n’avance pas comme ça.
A la limite, le fait que le gouvernement
n’ait pas fait voter les français sur le traité de Lisbonne en le passant en
force à l’assemblée est une victoire pour notre camp. Ça veut dire qu’ils savent
très bien qu’ils auraient essuyé un échec sévère – 60 ou 65% de non – s’ils
avaient organisé un scrutin sur ce traité.
Ces élections à venir ne passionnent pas : le fossé se creuse encore avec les citoyens ?
C’est déjà le cas depuis un bout de temps. Et puis, dans le cas
des élections européennes, il n’y a pas ce vrai enjeu qu’on retrouvait en 2005,
celui de se positionner pour ou contre l’Europe du libre-échange. Et les gens
ont compris que le Parlement européenne était une instance sans poids réel, à
l’influence plus limitée que celle de la Commission européenne, pourtant pas
élue.
Pour que les gens votent, il faut aussi qu’il y ait des forces
politiques convaincantes. Aujourd’hui, il y a les partis du "oui" qui sont organisés d’une manière forte, tandis que ceux du
"non" ne se présentent pas de manière unie et crédible. La
division du camp du "non" – le Front de Gauche, le NPA et tout
un tas d’autres formations plus marginales – sabote en partie ce vote.
Pourquoi cette alliance n’a pas pu se réaliser ?
Je pense que c’est le résultat de tactiques internes. La gauche de gauche ne s’est pas montrée à la hauteur de l’enjeu. Il y avait pourtant une opportunité historique, avec la possibilité de rebondir sur le 29 mai 2005, de réaffirmer l’opposition à l’Europe du libre-échange tout en pointant la crise actuelle. Montrer que cette crise, cette impasse, résulte du libre-échange. C’est un discours crédible qui aurait séduit.
Au fond, je pense que ces formations prouvent leur manque de
maturité en agissant ainsi. Il n’y a jamais eu de climat aussi favorable à leur
discours, et pourtant les scores risquent d’être limités. Pour prendre un
exemple historique : à la veille de 1789, quand ils sont arrivés aux États
Généraux, Mirabeau, Brissot, Danton et Robespierre ont commencé par marcher
ensemble, avant de s’opposer plus tard ; s’ils avaient fait l’inverse, 1789
n’aurait jamais eu lieu.
Il me semble que si, avant même la première marche
politique, on n’arrive pas à trouver un terrain d’entente, c’est mal barré. En
face, il y a une machine de guerre : ils ont les entreprises et les
banques, les médias, l’Elysée, l’assemblée, le Sénat… Si on veut leur rentrer
dedans, il faut construire une force crédible. Ce n’est pas le cas cette
fois-ci.
Ils ne vont donc pas être « punis » ?
Il y a de bonnes chances pour qu’ils ne le soient pas. Ceci dit, je pense que se mobiliser de manière marginale peut être utile. Même les petits journaux et les petites réunions servent à quelque chose. Ça s’est vérifié dans le passé : la formation de la classe ouvrière anglaise au 19e ou l’avancée des idées politiques en France au 20e siècle se sont faites par petites étapes. Rappeler que le vote du 29 mai n’a pas été oublié permet de maintenir la flamme allumé. Et un jour, quand il y aura une circonstance historique, cette petite flamme pourra se transformer en incendie.
Tu penses que l’Europe sociale reste une possibilité ?
Non. Si l’Europe sociale est imaginable, ce n’est pas sur les
bases de l’Union européenne. Pour exemple, je me suis récemment livré à une
généalogie des traités européens pour retracer la genèse de cette idée de
libre-circulation des capitaux - y compris avec les pays-tiers - qui m’avait le
plus choqué dans le Traité constitutionnel de 2005. Et bien, ça remonte au
traité de Rome de 1957 : le vers était déjà dans le fruit à cette époque.
Maurice Allais, que je citais tout à l’heure, le remarque également :
« Toute la construction européenne et tous les traités
relatifs à l’économie internationale (GATT, OCDE, etc.) ont été viciés à leur
base par une proposition enseignée et admise sans discussion dans toutes les
universités américaines – et à leur suite dans toutes les universités du monde
entier : "Le fonctionnement libre et spontané des marchés conduit à une
allocation optimale des ressources." »
Bref, le Traité de Rome
proclamait déjà la toute-puissance du marché. C’est pour ça que si on veut une
Europe sociale, il faut demander des fondements complètement neufs.
Autre exemple, je suis allé à Bruxelles pour enquêter et j’ai vu le poids des lobbies et de l’industrie. Par des plaques, par des cadeaux aux députés, par des réunions où les banquiers parlent côte-à-côte avec Manuel Barroso, le poids de la finance se visualise concrètement. Une présence aussi éhontée des lobbies et de la finance ne passerait pas, par exemple, au sein du parlement français, de la démocratie française. Pourquoi l’accepter au niveau européen ?
Quand on voit ça, il est difficile de s’imaginer un simple raccommodage menant à une Europe sociale. Pour qu’elle devienne sociale, il faudrait une remise à plat radicale. Ce qui demande une exigence populaire, voire un soulèvement populaire.
Tu parlais d’enquête : quelle est l’approche développée par Fakir ?
Fakir, à la base, c’est une une démarche en
rupture complète avec l’approche journalistique habituelle. Je te parlais de
l’entretien avec Maurice Allais : ça fait un an qu’il traînait dans les
cartons, sans nulle part où le publier. Il faut s’interroger : pourquoi
personne ne voulait de cette interview avec le seul prix Nobel d’économie
français ? De même, le papier sur les lobbies à Bruxelles : je ne
l’imagine pas publié ailleurs. Même le Monde Diplomatique ne
sera pas dans cette ligne-là, de reportage, d’enquête. Mon approche sur ce genre
de papiers, c’est presque du reportage à la Tintin, un peu naïf.
Un peu naïf
mais… ça débouche sur quelque chose. Quand tu enquêtes sur les lobbies, tu
n’enquêtes pas sur des secrets cachés, tu ne mets pas à jour des complots :
tu décris ce que tout le monde pourrait voir. Mon reportage part ainsi d’une
plaque apposée sur le Parlement européen, posée à 15 mètres de l’entrée et
financée par les lobbies - c’est écrit noir sur blanc. Elle est là, visible,
évidente, mais des centaines, des milliers de journalistes sont passés devant
elle sans jamais s’interroger dessus. Comment ça se fait ?
Pour moi, les médias classiques reposent sur une double censure. Une censure politique, d’abord, qui refuse le "non" à l’Europe et ne veut pas donner la parole à un économiste défendant le protectionnisme. Mais aussi une censure dans la forme : le journaliste est quelqu’un qui fait des papiers de 1 500 signes extrêmement sérieux mais vides. Pour moi ça se joue autant sur le fond que sur le forme, ce que je montrais d’ailleurs dans Les petits soldats du journalisme.
Deuxième exemple, j’ai aussi enquêté sur Delors, avec un démontage en règle de la politique qu’il a menée entre 1985 et 1995 à l’Union Européenne, et avant ça au sein du Parti socialiste et du ministère de l’Économie. Je me suis coltiné beaucoup d’archives, ça a été long et fastidieux, mais il n’y avait rien de secret, de caché. En visionnant des dizaines de vidéos à l’INA, n’importe qui déboucherait sur la même conclusion que moi : Delors est l’homme des multinationales, la marionnette de l’industrie. On essaye de lui faire une statue de saint homme, on prétend qu’il aurait réconcilié la France avec l’Europe, la gauche avec l’économie. Les archives suffisent pourtant à mettre à jour la vérité : c’est un traitre, un renégat. Et le fait qu’il soit considéré comme un saint et que sa fille revendique son parcours est tout un symbole de ce qu’est aujourd’hui le socialisme français, libre-échangiste et européiste.
La crise financière aura au moins eu le mérite de mettre à mal ce modèle…
Tu crois ? Jusqu’à maintenant, pas tellement je trouve. C’est d’ailleurs ce qui me surprend dans le débat : on présente toujours la crise comme n’ayant rien à voir avec l’Europe. Comme si elle n’avait pas toujours été un encouragement à la libre circulation des capitaux, à la déflation salariale, à la maximisation des profits des entreprises et à la réduction des droits des salariés. C’est pour ça que la crise est aussi fille de l’Europe telle qu’elle s’est construite. C’est d’ailleurs ce qu’expliquait clairement le grand patron Denis Kessler : « L’Europe est une machine à réformer la France malgré elle. »
Cette machine, il lui a fallu du temps pour se mettre en place. Mais aujourd’hui, elle est devenue très efficace. A preuve, en France, les salaires n’ont plus augmenté plus depuis 20 ans, les temps partiels ont triplé, le travail précaire a été multiplié par deux…C’est pour ça que Kessler et tous ses amis grands patrons sont si satisfaits de l’Europe : ils savent très bien qu’elle contribue fortement à diminuer les salaires et les droits sociaux.
[1] Votre serviteur pense notamment à un ton uniforme et à une maquette parfois un peu chargée.
[2] Auquel participe JBB, copinage assumé.
[3] Soit le mardi 28 avril
[4] Ce dessin est oeuvre de l’ami Tristan. Tu peux retrouver son très bon coup de crayon sur son blog. Hop !
[5] Signature du Traité de Rome, 25 mars 1957.