Hadopi : et si on s’était trompé (de stratégie) ?
L’adoption en deuxième lecture du projet de loi Internet et Création, qui a
pour objectif de faire cesser le piratage sur Internet par la mise en oeuvre de
la méthode dite de « riposte graduée » clôt un cycle de plusieurs
semaines de polémiques et de débats. Pour les opposants à la loi, parmi lesquels
je me compte, c’est l’occasion de faire un retour sur ces débats et sur ce qui
fait que, loi après loi, personne ne semble en mesure d’inverser la tendance
d’un législation toujours plus répressive pour les usages
d’Internet.
Le 23 mai
2009 par Pierre Mounier
Il est en particulier important de revenir sur les
stratégies de positionnement qui ont été à l’oeuvre au cours des débats. Ceux-ci
ont été marqués par une nouvelle édition de la bataille des Anciens contre les
Modernes : d’un côté les jeunes, les geeks, les digital
natives, ceux qui comprennent et vivent Internet, de l’autre les vieux, les
migrants, les tenants de l’ancien modèle, ceux qui ne comprennent rien à
Internet, dont la Ministre de la Culture qui voit des pare-feux dans les suites
bureautiques représentent la figure la plus accomplie. Cette opposition
classique, que l’on voit rejouée depuis que l’on se préoccupe de légiférer sur
le sujet, fonctionne, en particulier parce qu’elle reflète un schéma historique
classique, rejoué à chaque révolution technologique, mais aussi esthétique,
politique, sociale. Elle n’est d’ailleurs pas tout à fait fausse. Lorsque Vinvin s’amuse à répliquer en
alexandrins à l’agrégée de lettres classiques, ancienne présidente du
Château de Versailles, il fait mouche. De la même manière, les débats à
l’Assemblée ont nettement fait ressortir les faiblesses d’un projet de loi
manifestement ignorant des réalités techniques qu’il prétend
contrôler.
Les Modernes ont toujours tort
Pas tout à fait
fausse, l’opposition des Anciens et des Modernes n’est pas non plus tout à fait
vraie ; et surtout, c’est ce que je vais tenter de montrer maintenant, il
est possible qu’elle enferme les Modernes - les opposants à la loi donc - dans
une position nécessairement perdante. D’un manière générale en effet, il n’est
jamais très bon ni malin de se réclamer de la nouveauté radicale, de la rupture
absolue et de promettre des lendemains qui chantent dans un pays aussi
conservateur que le nôtre. Sauf en des périodes bien particulières, périodes de
crise profonde courtes et rares, l’innovation et le changement sont rarement
reçus avec enthousiasme en France. C’est bien plutôt le ricanement ou la moue
sceptique au mieux, qui les accueillent. La position de faiblesse dans laquelle
les opposants à la loi se sont laissés enfermer est par ailleurs redoublée par
la question du rapport particulier que les élites politiques entretiennent avec
la technologie en général, avec l’informatique en particulier. Il n’est pas
certain en particulier que l’ignorance de Christine Albanel, Franck Riester ou
Denis Olivennes sur ces questions ait été jugée rédhibitoire pour légiférer.
C’est d’ailleurs le message que la Ministre de la Culture a clairement envoyé au
lendemain de l’adoption de sa loi, en affirmant une certaine fierté d’avoir
su résister au « fétichisme » de la technologie. Poussée dans les
retranchements de son ignorance, la voici défendant désormais une position
quasi-inexpugnable : elles ne connaît rien à aux technologies numériques ni
aux subtilités de l’informatique. Et alors ? Est-ce que cela doit
l’empêcher d’établir des règles pour un secteur d’activité qu’elle déclare
devoir être borné au nom d’une logique plus globale ? Sans doute pas. C’est
sur ce point en particulier que le décalage entre partisans et opposants à la
loi était le plus flagrant. Parmi ces derniers, on trouve, comme souvent,
beaucoup de passionnés d’informatique et d’Internet, de ceux qui fréquentent
assidûment le réseau, le pratiquent quotidiennement, ou participent à des
communauté virtuelles diverses. Or, ces milieux particuliers fonctionnent
souvent sur le principe méritocratique où la compétence collectivement reconnue
est source essentielle de légitimité. On peut se demander si l’incapacité de ces
milieux à faire valoir leur point de vue ne vient pas de leur tendance à
extrapoler à tort ce principe de légitimation par la compétence dans une arène
politique où il est fortement relativisé par d’autres principes bien plus
puissants.
Fiacres vs. automobiles
La dénonciation de la
technolâtrie sur lequel la Ministre s’est finalement appuyée pour légitimer sa
position est d’ailleurs peu contestable. Elle met surtout en lumière les
contradictions et la faiblesse argumentative des opposants à la loi qui en
dénonçaient à la fois le caractère nocif et dangereux, et en même temps
l’obsolescence et l’inutilité. Si la loi est nocive, alors il est nécessaire de
se mobiliser pour la combattre. Mais si elle est inutile et destinée à être
emportée par le flot de l’histoire dont elle prétend contrarier le sens, alors à
quoi bon sortir de chez soi ? Autant attendre que l’histoire se réalise et,
comme certain(e)s, préparer l’après-Hadopi. Pourquoi se fatiguer à combattre les
fiacres, s’ils sont de toutes façons destinés à être remplacés par les
automobiles ? Les argumentaires reposant sur le sens de l’histoire sont en
général assez faibles. Dans certains cas, ils deviennent franchement
contre-productifs et démobilisateurs. En l’occurrence, ils étaient construits
sur un déterminisme technologique qui présente finalement les caractéristiques
d’une illusion.
La question de savoir si Internet est intrinsèquement
porteur de valeurs particulières et susceptible de contribuer à l’émergence, de
par son seul impact en tant que technologie, d’une société nouvelle, est aussi
ancienne que l’Internet lui-même. Elle a été très sérieusement et fréquemment
débattue aux Etats-Unis où ont fleuri en particulier de nombreuses théories de
refondation de la démocratie par les nouvelles technologies. Pour mémoire, on
peut évoquer le fameux article publié en 2001 par D. Weinberger, l’auteur du
Cluetrain Manifesto, et intitulé « A value-free Internet » qui
met en lumière le rôle important que les valeurs politiques des ingénieurs
américains des années 60 ont joué dans la manière dont ils l’ont conçu et
architecturé. Lawrence Lessig s’est penché de son côté sur la même question. De
son analyse, en particulier dans Code, and other laws of cyberspace, il
ressort que des principes politiques, « constitutionnels », sont en
effet encapsulés, traduits dans l’architecture technique du réseau. Mais s’il
faut lire Lessig, il est bon de lire Zittrain aussi, qui dans The End of the
Internet as we know it, montre à quel point ces principes peuvent être mis
en danger par des choix technologiques qui peuvent reconfigurer le réseau sur
des bases totalement opposées à ses principes originels.
Autrement dit,
et pour en revenir plus directement au sujet qui nous occupe, rien ne permet de
dire que les partisans d’un maintien des pratiques culturelles dans l’ancien
cadre, celui des industries culturelles pour aller vite seront balayés de
manière inéluctable par le vent de l’histoire. Rien n’empêche de penser qu’en
France comme ailleurs, ils sont au contraire en mesure de prendre pied sur le
réseau pour le transformer à leur avantage. Ce risque, popularisé sous le
sobriquet de Minitel
2.0, est au coeur de la bataille de l’Hadopi. Et cette bataille apparaît
désormais sous son véritable jour. Elle n’oppose pas seulement les Anciens et
les Modernes, ceux qui n’ont rien compris et ceux qui ont tout compris, le passé
et l’avenir, les incompétents et les compétents. Elle oppose bien plutôt deux
visions, deux options politiques, deux ensembles de valeurs concernant les
pratiques culturelles, et c’est ainsi que le débat doit désormais être
posé.
Les artistes « de gauche » entrent en
scène
C’est tout le mérite de la lettre ouverte par Pierre Arditi et ses amis à Martine Aubry
que de le poser en ces termes. Mais selon des termes justement qui semblent
totalement inversés par rapport à la réalité. Cette lettre a pour objectif de
réinscrire un débat qui divise aussi bien le PS que l’UMP (puisqu’un certain
nombre de députés de ce dernier parti ont pris position contre la loi) dans un
clivage gauche-droite traditionnel : on aurait d’un côté une vision
« libérale-libertaire », dérégulatrice et laissant jouer les libres
forces du marché et de l’industrie lourde : les fameux telcos jouant le
rôle du renard dans le poulailler, et dont les pirates seraient finalement les
alliés objectifs. De l’autre, une vision régulatrice, protectrice des Arts et
Lettres, défendant héroïquement la Culture contre l’appétit destructeur du Grand
Capital. Que des artistes « de gauche » en viennent à interpréter la
situation en ces termes en dit long à la fois sur l’état de confusion
idéologique dans lequel toute une partie de la gauche se trouve actuellement -
et que corroborent par exemple les multiples débauchages dans ses propres
rangs -, mais aussi sur son incompréhension radicale des logiques
économiques qui sont à l’oeuvre. Pour le comprendre, il est nécessaire de
reprendre du champ par rapport au débat sur l’Hadopi, et même de sortir du
domaine de l’Internet stricto sensu.
L’Age de
l’accès
Il est un ouvrage qu’il est toujours bon de lire et relire
pour décrypter les évolutions économiques que nous vivons, particulièrement en
tant que consommateurs. Il s’agit de L’Age de l’accès de Jérémy Rifkin,
publié en 2000 aux éditions La Découverte qui montre comment les bases de
l’activité économique sont en train de basculer progressivement d’une activité
de vente d’objets dont les consommateurs deviennent propriétaires, à une
activité de monétarisation de l’accès à des services dont ils deviennent
locataires. Un certain nombre de prédictions avancées par Rifkin, en particulier
sur les secteurs du logement et de l’automobile doivent aujourd’hui être
relativisés. Il est par contre indéniable que dans les domaine de l’accès aux
produits culturels, ses analyses sont plus qu’éclairantes ; révélatrices.
C’est donc à leur lumière qu’il faut analyser le débat provoqué par le projet de
loi Création et Internet, en particulier sur la notion de « licence
globale », rebaptisée « contribution créative ». On pense souvent
que le débat sur la licence globale consiste à choisir entre ce système et le
bon vieux marché de vente des produits culturels à l’unité, que ce soit sur
support physique ou dématérialisés. Le choix se situe en réalité à terme entre
ce système et d’autre modes de distribution reposant sur des formules
d’abonnement qui ressemblent à s’y méprendre à....la licence globale ! Car
qu’est-ce que la licence globale ou contribution créative, sinon une forme
d’abonnement illimité permettant d’accéder à un ensemble de produits culturels,
exactement comme commencent à le proposer certains fournisseurs d’accès ou
groupes de médias ? Et ce n’est pas faire preuve de déterminisme
technologique que de constater que les technologies numériques en réseau
favorisent effectivement ce mode de distribution au détriment de l’achat à
l’unité, pour une raison simple et désormais bien connue : les coûts de
fabrication et de distribution des objets numériques sont essentiellement fixes,
structurels, et non marginaux, contrairement à ceux qui caractérisent les objets
physiques. Il n’est donc pas étonnant de voir combien, dans le domaine des
publications scientifiques, comme dans celui de la presse, dans le domaine du
film comme de la musique, l’abonnement permettant d’accéder à un bouquet de
produits, est en train de devenir dominant.
Où est la
Gauche ?
Reprenons donc. Si les analyses développées
précédemment sont justes, le choix devant lequel on se trouve n’est
effectivement pas entre l’ancien et le nouveau, ni entre la régulation et la
dérégulation, pas vraiment non plus, finalement, entre les industries
culturelles et les telcos, pas entre l’achat et la location, pas entre l’Hadopi
et la contribution créative, mais bien plutôt entre deux formes de licences
globales : l’une définie librement par des entreprises privées,
fournisseuses d’accès et de contenus, selon le libre jeu d’un marché dont les
tendances oligopolistiques sont par ailleurs avérées, et l’autre régulée et
définie par la puissance publique. Alors, maintenant, où est la Gauche et où est
la Droite ? Qui joue le jeu du renard dans le poulailler, et qui défend un
accès public et « socialisé » à la culture, pour reprendre le termes
proposé il y a longtemps maintenant par Hervé Le Crosnier dans un très beau texte que nos amis « de gauche »
feraient bien de lire ? Assurément, l’innovation technologique n’impose pas
mécaniquement à la société un jeu de valeurs dont elle serait porteuse. Mais
elle lui impose un cadre d’action, doté de règles de fonctionnement que la
réflexion politique doit prendre en compte pour procéder aux aggiornamento
nécessaires : non pas au niveau des valeurs, qui restent les mêmes -
liberté et solidarité, mais au niveau des modes d’actions et des modes
d’organisation de la société qui doivent constamment être repensés en fonction
du nouveau contexte. La contribution créative peut représenter cet aggiornamento
pour la gauche. Elle s’oppose non pas tellement au vieux monde qui serait
représenté par Christine Albanel, mais à ce nouveau monde que nous promet
la loi Hadopi sous le terme ambigu d’« offres légales » : la
prolétarisation culturelle par le streaming et la privatisation de l’accès à la
culture par les abonnements que déploient les industriels ; sans
contre-partie ni équilibre.