Le 14 mars 2004, Daniel Tammet récite 22′514 décimales de pi, en un peu plus cinq heures. Le jeune britannique peut également effectuer la division de deux nombres premiers avec une centaine de décimales, de tête et en une poignée de seconde.
Il parle une dizaine de langues — après avoir appris l’islandais en une semaine. Ce jeune homme de 25 ans est atteint du syndrome d’Asperger, un trouble du développement de type autistique sans retard intellectuel.
Certains prodiges de l’esprit ne souffrent d’aucun handicap, comme par exemple Rüdiger Gamm, qui se rendit compte un jour devant un show télévisé qu’il calculait mentalement plus vite que des champions.
Le génie allemand peut énoncer en une dizaine de secondes le résultat de 87 à la puissance 12 (188’031’682’201’497’672’618′081), est capable de parler à l’envers et maîtrise l’art du «calcul du calendrier», à savoir la faculté de trouver instantanément le jour de la semaine d’une date située cinquante ans dans le futur ou dans le passé. C’est un athlète de l’intellect qui s’entraîne, à l’instar des champions sportifs, jusqu’à quatre heures par jour.
Aujourd’hui, les scientifiques commencent à mieux comprendre les superpouvoirs mentaux de ces génies, en particulier grâce aux progrès de l’imagerie médicale, qui permet de localiser les zones du cerveau mises à contribution lors de ces prouesses.
Une encyclopédie dans le cerveau
En 1988, le film «Rain Man» fait connaître au grand public l’existence des «savants prodigieux»: des personnes qui souffrent d’une dysfonction cérébrale ou d’autisme, mais dont les talents extraordinaires font d’elles des génies. Leurs exploits mentaux sont stupéfiants.
Le personnage joué par Dustin Hoffman est inspiré par l’Américain Kim Peek. Surnommé «Kimputer» pour sa mémoire renversante, il se souvient de 98% de l’information contenue dans les 12′000 livres qu’il a avalés. Il peut absorber deux pages à la fois — chaque œil lisant une page indépendamment — en une dizaine de secondes. Il connaît le code postal de n’importe quel lieu des Etats-Unis ou les routes qui y amènent.
Mieux qu’un spécialiste, il connaît une multitude de détails concernant l’histoire du monde, les résultats sportifs, le programme spatial, la musique et la littérature. Son cerveau, pourrait-on dire, fonctionne comme un disque dur.
Kim Peek se rappelle également de chaque mélodie entendue ainsi que de l’entrée des différents instruments dans une symphonie. Lorsqu’il se met pour la première fois au piano, il arrive à rejouer des mélodies entendues pendant son enfance — un demi-siècle auparavant.
Contrairement au personnage de «Rain Man», Kim Peek n’est pas autiste, mais souffre de l’absence de corups callosum, un tissu reliant les hémisphères droits et gauches du cerveau. Il n’a commencé à marcher qu’à l’âge de quatre ans et aujourd’hui, ses difficultés motrices le gênent encore dans de nombreux gestes quotidiens comme se peigner ou se brosser les dents.
Depuis la sortie du film, Kim Peek et son père ont parcouru des millions de kilomètres et rencontré des millions de personnes lors de conférences ou de démonstrations de sa mémoire prodigieuse. «Loin d’être une foire à talents, ces rencontres aident réellement les savants à socialiser et à communiquer davantage, explique le docteur Darold Treffert. Comme vous et moi, ils apprécient l’admiration du public.»
Dans sa jeunesse, Kim Peek n’arrivait pas à regarder les autres personnes en face. Aujourd’hui, il a acquis de l’estime de soi et milite pour l’acceptation des gens «différents». Les dons extraordinaires des savants et leur démonstration en public les aident à mieux gérer leur infirmité.
Mémoire, art et calendrier
Darold Treffert est l’un des experts les plus reconnus du «syndrome savant». Basé dans la petite ville de Fond du Lac dans l’Etat du Wisconsin, il l’étudie depuis plus de quarante ans. Il dénombre autour du monde une petite centaine de savants prodigieux, surtout dans le domaine de l’art, où ils excellent sans avoir suivi la moindre formation.
L’Américain Alonzo Clemons façonne dans l’argile des sculptures d’animaux absolument parfaites, en se basant sur des simples photographies. Amanda LaMunyon, Christophe Pillault et George Widener s’adonnent à la peinture, alors que le jeune Wil Kerner se livre à des découpages remarquablement expressifs chez un autiste.
Le piano est souvent l’instrument de prédilection des savants musicaux. A quatorze ans, Leslie Lemke rejoue le Concerto pour Piano No. 1 de Tchaïkovski — après l’avoir entendu pour la première fois la veille à la télévision. De nombreux savants, musicaux ou non, ont également l’oreille absolue — ce que seul 0.01% de la population normale possèderait.
Le britannique Stephen Wiltshire, lui, dispose d’une véritable mémoire photographique. Il peut dessiner le panorama d’une ville comme Londres, Tokyo ou Rome après effectué un voyage en hélicoptère de 40 minutes. Retranscrire en dessin ce qu’il a vu en moins d’une heure peut lui prendre jusqu’à cinq jours, et les détails sont absolument corrects, jusqu’au nombre de colonnes ou de fenêtres des bâtiments. Ce jeune autiste, qui dans son enfance était muet et extrêmement repliés sur lui-même, est aujourd’hui devenu plus social et communicatif.
Malgré cette multitude de talents, la plupart des savants ont des points communs. Ils possèdent souvent une mémoire exceptionnelle ou maîtrisent le «calcul du calendrier».
Le champion à ce jeu est un autiste prénommé Donny: il peut dire en sept dixièmes de seconde à quel jour de la semaine correspond une date située entre 1 et 9’999 après J.C. Il sait également résoudre le problème inverse, comme par exemple déterminer les années pour lesquelles le 7 février est un jeudi.
L’autisme et les savants
Pour Treffert, étudier les savants prodigieux permet aussi de mieux comprendre le fonctionnement de notre cerveau. «Une théorie de l’intelligence humaines qui n’explique pas le phénomène du syndrome savant ne serait pas complète.»
L’autisme est l’une des premières pistes poursuivies par les chercheurs. «Près de dix pour-cent des autistes sont ce que nous appelons des «savants talentueux». Sans être «prodigieux», ils montrent des aptitudes remarquables qui se situent déjà bien au-dessus de la moyenne», explique Treffert.
Parmi eux, on trouve une moitié d’autistes, et une moitié de personnes ayant subit des problèmes du système nerveux central. Tous les autistes ne sont pas des génies, et tous les savants ne sont pas autistes.
L’autisme se caractérise par de grandes difficultés de communication et de langage, des facultés généralement associées avec l’hémisphère gauche du cerveau. L’hémisphère droit s’occupe lui de tâches plus techniques, comme la reconnaissance visuelle ou l’orientation spatiale.
Certains scientifiques imaginent que les autistes savants compensent durant leur enfance une déficience de l’hémisphère gauche par une utilisation accrue de l’hémisphère droit. Ils se réfugieraient de plus dans un monde personnel, dans lequel ils pourraient se consacrer entièrement à une tache répétitive — jusqu’à la maîtriser complètement.
Une autre pièce du puzzle concerne la prédominance masculine chez les autistes: près de 90%. Simon Baron-Cohen de l’Université de Cambridge pense qu’elle pourrait être due à la testostérone, plus présente chez les mâles. En trop grande dose, cette hormone peut s’avérer nocive pour les neurones encore en formation chez l’embryon. L’hémisphère gauche prenant plus de temps à se former que l’hémisphère droit, il se trouverait plus longtemps en danger chez les mâles, ce qui résulterait en un nombre accru de savants autistes de sexe masculin.
Devenir savant en un jour
Plus étonnants encore, des cas de «syndrome savant acquis» remettent en cause l’hypothèse que les facultés prodigieuses aient été apprises pendant l’enfance. Un petit nombre de personnes déjà adultes sont devenues des savants prodigieux subitement, à la suite d’un accident cérébral ou d’une maladie dégénérative du cortex fronto-temporal.
«Dans la majorité des cas, ces accidents cérébraux ont fait apparaître des talents artistiques, précise Darold Treffert. Mais le cas d’Orlando Serrell est différent.» En 1979, ce garçon alors âgé de dix ans se blesse sur le côté gauche de la tête lors d’une partie de baseball.
Le garçon acquiert alors une connaissance parfaite du calendrier. Une année plus tard, il remarque qu’il se rappelle de chaque jour qui a suivi l’accident: où ils se trouvait et quel temps il faisait, ce qu’il a fait et ce qu’il a mangé. Depuis lors, il a accumulé une mémoire de presque dix mille jours.
«Le syndrome savant acquis est extraordinaire, souligne Treffert. Comment est-il possible que ces nouveaux savants puissent réaliser des choses qu’ils n’ont jamais apprises?» Il semblerait que ces aptitudes aient été déjà présentes en eux, sous une forme latente, et qu’elles se soient révélées suite à l’accident. Ce dernier aurait endommagé des fonctions cognitives supérieures, avance le professeur Niels Birbaumer de l’Université de Tübingen. Comme celles-ci requièrent des ressources énergétiques importantes, les savants bénéficieraient de moyens supplémentaires pour des zones «plus primitives» du cerveau qui consomment moins et travaillent plus vite.
Si ces capacités se trouvaient déjà chez ces personnes avant l’accident, il est imaginable que nous ayons tous en nous de tels dons… Serait-il alors possible de les faire ressurgir à volonté — et sans payer le prix de dommages neurologiques?
Le génie en nous
A l’Université de Sydney, Allan Snyder essaie de réveiller le génie qui dort au fond de nous. Sa stratégie est simple: il veut simuler chez des personnes saines la déficience cérébrale qui serait présente chez des autistes. Pendant une quinzaine de minutes, il crée des «lésions virtuelles» dans leur hémisphère gauche à l’aide d’une stimulation magnétique transcrânienne répétitive (rTMS). Cette technique, utilisée normalement pour traiter des problèmes neurologiques et psychiatriques, permet d’inhiber l’activité neuronale d’une manière temporaire. L’équipe de Snyder compare les aptitudes des participants sans et avec rTMS.
Les résultats sont partiellement positifs, sans être concluants: durant la stimulation magnétique, certains sujets arrivent mieux à dessiner un portrait, estimer un nombre d’objets ou encore détecter des erreurs dans un texte.
Mais pourquoi donc la nature aurait-elle fait émerger de telles capacités, certes spectaculaires, mais apparemment peu utiles? Quels avantages procure la faculté de connaître le calendrier ou de pouvoir peindre sans l’avoir appris?
Pour Darold Treffert, il n’y a pas encore de réponse. «On peut imaginer qu’autrefois, gérer au mieux les récoltes ait favorisé la connaissance des saisons.
La mémoire photographique des villes et des bâtiments de Stephen Wiltshire pourrait être liée au sens de l’orientation, qui est parfois phénoménal chez certains animaux. Quant au talent musical, de nombreuses théories l’associent au développement du langage. Mais ce ne sont là que de simples hypothèses.»
En Allemagne, les travaux de Niels Birbaumer pourraient déboucher à terme sur une autre stratégie pour développer le super-cerveau qui dort en nous: le neurofeedback. «C’est peu connu, mais l’humain est capable d’apprendre à contrôler les signaux neuronaux émanant de son cerveau. On peut par exemple maîtriser l’intensité des ondes cérébrales alpha, qui correspondent à un état de relaxation.»
Le neurofeedback consiste à montrer au participant l’intensité de ses ondes cérébrales enregistrées par électroencéphalographie (EEG). «On peut le présenter sous la forme d’un jeu, dans lequel le patient doit contrôler un curseur sur un écran via ses ondes cérébrales. Et ça marche! Le neurofeedback est utilisé par exemple pour diminuer les crises d’épilepsie.»
Son équipe étudie non seulement des savants autistes, mais également des «calculateurs prodiges» — des individus bien portants et capables d’exploits en calcul mental, comme Rüdiger Gamm ou le Français Alexis Lemaire (qui peut calculer la racine treizième d’un nombre à cent chiffres en dix secondes).
Les chercheurs ont observé que les génies du calcul et les savants utilisent d’une manière plus intense certains circuits neuronaux rapides: actifs durant le premier dixième de seconde, ils correspondent à une phase préconsciente du travail mental. Les individus normaux, eux, favorisent des composantes conscientes plus complexes, plus lentes et qui surviennent plus tard.
Libérer la mémoire vive
«Les savants ont accès à des zones du cerveau profondes (ou primitives) qui travaillent extrêmement vite, explique Niels Birbaumer. La différence entre autistes savants et calculateurs prodiges est que ces derniers ont appris à y avoir accès sans renoncer à des fonctions cognitives supérieures. Très gourmandes en énergie et en sang, elles pourraient restreindre chez les individus ordinaires l’accès aux zones rapides.»
Les chercheurs de Tübingen ont récemment démontré que des participants normaux peuvent apprendre à privilégier ce type de signaux par neurofeedback. Reste bien entendu à voir s’ils acquièrent ainsi des facultés extraordinaires…
L’équipe de Mauro Pesenti à Louvain-la-Neuve utilise l’imagerie par émission de positron (PET-scan), une technique plus lente que les EEG mais qui permet de mieux localiser les zones du cerveau mises à contribution. Ses travaux indiquent que pendant leurs efforts, les prodiges du calcul ont accès à la mémoire à long terme — alors que les gens normaux doivent se contenter de la mémoire à court terme. Ils en profiteraient pour y stocker les étapes intermédiaires de calcul.
Ces différentes recherches font apparaître une hypothèse commune: le cerveau peut effectuer certaines tâches spécialisées d’une manière extraordinairement efficace s’il peut éviter de trop dépenser d’énergie et de temps pour des fonctions cognitives supérieures. «On pourrait dire que les savants et les calculateurs prodiges arrivent à débloquer de la RAM supplémentaire», résume Darold Treffert.
Est-ce que tout un chacun pourra un jour égaler les performances de ces génies? Dans le cas des virtuoses du calcul, ils s’entraînent tels de vrais athlètes, à raison de plusieurs heures par jour. Mais comme ces derniers, il paraît probable qu’ils bénéficiaient également de dispositions innées.
«Je ne pense pas que nous soyons nés avec un cerveau entièrement vierge, dit Treffert. Je crois à une mémoire génétique. Nous le voyons chez des oiseaux, qui connaissent les routes migratoires ou des chansons, dès leur naissances, sans apprentissage.» Alors, pourquoi pas le génie des maths, de la mémoire absolue, ou de la musique?
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Une version de cet article est parue dans le magazine scientifique
Reflex.
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