FILIGRANE… D’UNE EXISTENCE EN DEHORS DES CLOUS
CQFD : Trente ans à
bosser comme faussaire et ton casier judiciaire est vierge ?
C’est un vrai ?
Adolfo Kaminsky :
Oui. C’est parce que j’ai toujours été très exigeant sur le respect
du cloisonnement. Il n’était pas question que les gens défilent chez
moi ou dans mon labo. Il fallait qu’il y ait une personne, un agent
de liaison seul et unique. Les gens ne devaient rien savoir sur moi.
J’étais intransigeant et je pouvais mettre toujours en avant la
menace de démission immédiate. Je n’ai jamais été dans un parti
politique ou dans un groupe, pour la raison simple que je n’étais
jamais d’accord à 100 % avec les actions et que, de plus, je
suis non-violent. Je refusais d’être payé pour ne pas être un
mercenaire, pour pouvoir dire oui ou non selon le cas. De cette
manière, ceux avec qui je travaillais avaient toujours la crainte
que j’arrête tout s’ils se mettaient à parler trop.
Sarah Kaminsky : J’ai
eu une enfance normale avec un père photographe et éducateur de rue.
Je ne savais pas grand-chose de ce qu’il avait fait, parce qu’il
n’en parlait pas. À la maison, en écoutant les discussions
« entre adultes », j’ai quand même vite compris qu’il
avait pris part à des combats, qu’il avait fait des choses
héroïques, mais c’était surtout à propos de la Seconde Guerre
mondiale. Quand nous vivions en Algérie, on disait aussi de lui
qu’il était un « moudjahid », un combattant. Si bien
qu’enfant, il m’est arrivé de penser qu’il avait peut-être été
soldat. Pour le reste, les luttes de décolonisations, par exemple,
pour lesquelles il s’est engagé jusque dans les années 70, il n’en
parlait jamais avec personne. Il est tellement droit – nous avons
été éduqué avec « la loi c’est la loi » – que c’est
difficile de s’imaginer que si peu de temps avant ma naissance et
avant notre arrivée en France, il avait des activités
clandestines.
Je me souviens qu’une fois, gamine, j’ai reproduit
la signature de ma mère sur un bulletin scolaire. Ma mère s’en est
rendu compte et m’a évidemment sermonnée. Mais pas mon père. Il est
venu, très calme, me voir dans ma chambre pour me dire de ne plus
jamais le faire, et il ajouté : « En plus,
elle est bien réussie, mais tu l’as faite beaucoup trop petite, la
signature, on voit bien qu’elle est fausse. »
Pendant toute cette période
d’activité illégale, tu continuais donc à mener une vie
normale ?
Adolfo : J’ai presque
toujours été salarié dans des boîtes. J’ai été teinturier. J’ai été
photographe dans de grands studios comme Harcourt ou Sartoni. J’ai
participé à la création de décors de cinéma avec Alexandre Trauner.
Et puis, bien sûr, il y a eu aussi des périodes où j’ai été pris en
charge. Pendant toute la période de la Résistance, où mon temps
était entièrement consacré à la fabrication de faux, je recevais
tous les mois de quoi vivre, une espèce de salaire misérable qui me
permettait de payer ma chambre dans une pension de famille et de
quoi faire au moins un repas par jour. Avec cet argent, il fallait
aussi acheter des matériaux nécessaires à la fabrication. Pendant la
guerre d’Algérie, quand je suis parti en Belgique, parce que je
sentais que l’étau se resserrait autour de moi, j’ai été à nouveau
pris en charge. Je recevais chaque mois de quoi vivre, équiper mon
labo et payer mon logement.
En 1983, le journal Minute te
désigne nommément comme le faussaire du FLN. Jusqu’alors tu n’étais
connu que sous le nom de M. Joseph.
Sarah : On venait
juste d’arriver en France. Ma mère était de nationalité algérienne.
Mon père, mes frères et moi étions de nationalité argentine. Nous
n’avions alors que des visas touristiques, et lorsqu’ils sont
arrivés à expiration, nous nous sommes retrouvés sans papiers… Ma
mère était inquiète. On aurait pu être expulsés. Pénalement, mon
père n’avait plus rien à craindre à propos de la guerre d’Algérie.
En revanche, pour ce qui concerne son aide aux diverses luttes
révolutionnaires en Guinée, en Angola, en Amérique du Sud, en Grèce,
en Espagne…, ça aurait été plus compliqué. En 1961, tu fabriques en
grande quantité des faux francs. Non-violent, tu espères que la
menace de diffusion de cette fausse monnaie pèse sur les
négociations entre l’État français et le FLN et donc accélère la fin
de la guerre.
Adolfo : On a
beaucoup travaillé : les encres, le papier. Mettre en
circulation ces faux billets aurait sérieusement ébranlé le pays.
Mais en fait, on avait l’espoir et quasiment la certitude qu’on
n’irait jamais jusqu’au bout. C’était d’abord et surtout un
chantage. On a organisé quelques fuites, afin que les services de
l’État comprennent qu’on ne rigolait pas. Quand les accords d’Évian
ont été signés, on a décidé de tout brûler. Ça a duré des semaines.
Et je n’en ai, évidemment, gardé aucun…
Qu’est-ce qui t’a poussé pendant
une trentaine d’années à t’engager dans cette
activité ?
Adolfo : Quand j’ai
été libéré de Drancy en 1943, j’avais besoin de faux papiers et j’ai
eu la chance d’être aidé par un réseau de résistants. J’ai alors
rencontré l’homme qui m’a recruté. Il m’a posé un problème auquel
j’ai su répondre [effacer le coup de tampon avec mention « juif » sur les pièces d’identité imposées par
Vichy, ndlr]. J’ai cet état d’esprit : je suis sûr qu’il y a
toujours une solution. C’est à ce moment que je suis entré dans la
Résistance. J’ai eu la chance de pouvoir aider des gens. Très jeune,
à 18 ans, j’ai eu la responsabilité de tant de vies… C’était
impossible de ne pas fabriquer un papier alors que je savais que si
je ne le faisais pas la personne allait mourir.
La guerre
d’Algérie était une guerre inutile. Elle était perdue d’avance. J’ai
donc tout fait, avec mes moyens, pour qu’elle dure le moins
longtemps possible. Quant à la question de l’indépendance, si
l’Algérie était restée un département français,mais avec les mêmes
droits pour tout le monde quelles que soient ses origines ou sa
couleur, ça ne m’aurait pas gêné. Ce que je ne supportais pas, c’est
que les droits de l’homme soient bafoués. Aider les gens poursuivis,
condamnés, cela m’a semblé complètement normal. Je suis un être
humain. J’ai vu les pires injustices. J’ai la chance d’avoir survécu
et il fallait que ce ne soit pas pour rien, il fallait que je puisse
sauver des vies à mon tour. Mon activité de faussaire n’est pas une
affaire d’abnégation. Je n’ai pas de religion, même si je suis
d’origine juive. J’en suis fier, mais ça ne veut rien dire pour
moi : j’ai été élevé en dehors de toute religion par mon père,
qui était marxiste. J’ai un profond respect pour les gens croyants,
à condition bien sûr qu’ils ne cherchent pas à me convertir. J’ai
aidé ce qu’on pourrait appeler, je n’ai pas d’autre mot,
« l’humanité ». Un exemple : en 1944, pendant la
libération de Paris, en tant que brancardier, j’ai emmené un
officier allemand gravement blessé dans les sous-sols de la faculté
de médecine. L’Allemand était dans le coma. Et là, un type ivre mort
et armé d’un revolver est arrivé en hurlant : « Je vais en
tuer un ! Je vais en tuer un ! » Je me suis battu
avec lui pour le désarmer. Cet officier allemand blessé sur son
brancard, ce n’était plus un ennemi…
Aujourd’hui, verrais-tu une raison
pour remettre en marche une imprimerie clandestine ? À propos
des sans-papiers, par exemple ?
Adolfo : Des
causes ? Il y a en plein ! Moi, j’ai 84 ans. J’ai donné 30
ans et plus de ma vie. Les sans-papiers ? C’est la politique
qu’il faut changer, c’est-à-dire regarder les choses en face et
trouver des solutions réelles. Ce qui est important, c’est qu’ils
aient des papiers, des vrais. On ne peut vivre définitivement avec
des faux papiers. Déjà à l’époque, il s’agissait d’une situation
provisoire, souvent dramatique, mais on ne s’installait pas dans un
avenir avec des faux papiers. La situation des sans-papiers est
inadmissible. Bien sûr qu’avec un faux papier, certains pourraient
passer des contrôles, mais ce n’est que panser la plaie… L’autre
problème qui se pose aujourd’hui et qui n’existait pas avant, c’est
que lorsqu’un policier contrôle une identité, il prend la carte et
tape sur son ordinateur, il peut voir tout de suite si le papier
existe ou pas.
Les documents officiels sont
devenus de plus en plus complexes. Au moment de la création de la
nouvelle carte d’identité informatisée, il avait été question de
laisser « une porte ouverte » pour permettre des
falsifications au cas où… Ce débat a été clos tout comme l’ont été
ces portes qui permettraient de sauver des vies.
Adolfo : Même si les
techniques se sont développées, les faux existeront toujours. On le
voit aujourd’hui sur Internet, ceux qui se font piquer leur compte
bancaire, ceux qui font des fausses cartes pour sortir l’argent des
banques… A priori, tout est toujours possible. Il ne faut pas
oublier que ce que quelqu’un a fait, quelqu’un d’autre peut toujours
le refaire. Depuis que j’ai arrêté cette activité de falsification,
à la fin de l’année 1971, les difficultés sont allées en augmentant.
Aujourd’hui, mon savoir est dépassé. Dans mon travail, à l’époque,
je savais faire et je voyais aussi toutes les difficultés augmenter
au fur et à mesure. Je cherchais, on trouvait une solution. Il y
avait tel ou tel carton, tel filigrane positif, tel encre
luminescente ou phosphorescente et ainsi de suite. C’était
l’escalade continue des difficultés et des réponses à ces
difficultés. Je suis resté curieux. Mais je ne suis plus le
spécialiste !
Cependant, aujourd’hui, avec toutes les
techniques de numérisation, de puces électroniques, de biométries,
d’empreintes génétiques et de fichage, je pense qu’il n’y a aucun
espoir pour les gens qui ont besoin de papiers pour survivre. Il
reste bien sûr des solutions étroites, comme le doublage, reprendre
l’identité de quelqu’un existant, mais c’est d’une très grande
fragilité. Aujourd’hui, les Juifs, Algériens, Grecs, Africains,
Sud-Américains, etc., que j’ai aidés, seraient condamnés, car les
faux papiers ne peuvent plus se fabriquer « avec les moyens du
bord », comme je faisais à l’époque. Seuls de gros
laboratoires, avec de gros moyens, financés par les mafias ou les
services secrets, peuvent les réaliser. Ce n’est plus le même
monde.
Le seul espoir, c’est que nous prenions conscience que
nous sommes en train de marcher à grands pas vers des
dictatures.
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ID
NOIRES
DE
« L’IDENTITÉ ABSOLUE » à coup de biométrie prônée par un
nauséabond criminologue Christophe Naudin [Alias, Le
nouvel empire des crimes d’identité,éd. La Table Ronde, 2005.] à
l’euphémisme des technocrates policiers parlants de « titre
fondateur » en lieu et place de la carte nationale d’identité
(CNI), la question d’un document définissant l’identité d’une
personne poursuit cette invariable logique de surveillance et de
défiance de l’État à l’égard de la population.
Retour en arrière.
En France dès 1749, un édit institue le livret ouvrier pour
contrôler les flots d’inconnus qui, chassés des campagnes et soumis
à la misère, errent sur les routes et dans les villes. Le livret
ouvrier institué par Napoléon en 1803 était destiné à restreindre la
circulation des travailleurs. À partir de 1912, les nomades doivent
être porteurs d’un carnet anthropologique où se trouvent portées
forme du visage, taille des oreilles, couleur des yeux, etc. En
1914, les étrangers suspectés de non-patriotisme se voient imposer
le port obligatoire d’un passeport,puis d’une carte d’identité en
1917. Quatre années plus tard,le préfet de Paris propose aux
citoyens l’acquisition d’une carte nationale d’identité facultative
incitant les « bons citoyens » à se distinguer des
mauvais. Le 27 octobre 1940, Pétain impose la « Carte
d’identité de Français » dès l’âge de 16 ans. Cette décision
sera entérinée en 1955 et justifiée comme moyen de contrôle des
populations d’Algérie.Après plusieurs interventions d’anciens
résistants ayant utilisé quantité de faux papiers durant la guerre,
le projet Inès (2005) d’une CNI contenant une puce électronique
(RFID) lisible à distance est ajourné. En attendant la traçabilité
totale, ce document comporte pour l’heure une accumulation de
dispositifs destinés à empêcher toute reproduction ou
falsification : structure multicouche de polyester et
polycarbonate, faces internes recouvertes d’un couchage chimique
inerte à la lumière, intégration de la photographie au support,
emploi d’encres transparentes ou à couleurs changeantes selon la
polarité, irisation, caractères à reconnaissance optique et codes
algorithmés, numérisation des paraphes et photos,fichages… C’est de
fait la population dans son ensemble qui est devenue une
« classe dangereuse ».
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LE COIN DU
BRICOLEUR
LA
CONTREFAÇON de pièces d’identité, à la portée du tout-venant
disposant de quelques talents manuels au XIXe et XXe
siècle, relèverait-elle aujourd’hui des seuls spécialistes ?
L’accumulation de difficultés en a fait une activité lucrative,
celle-là même que les autorités prétendent combattre en renforçant
sécurités et protections. Pourtant, malgré la publicité faite dans
les médias sur l’arrestation de « réseaux » de faussaires,
selon une terminologie inspirée de la Propagandastaffel, les offres de faux papiers
abondent pour l’internaute, au risque d’allumer quelques voyants
rouges dans les services de police.
Identical.com propose des
faux papiers américains avec hologrammes, codes barres codés et
bandes magnétiques. « Nos cartes d’identité
contrefaites sont conçues pour être vérifiées et apparaître à
100 % authentiques », affirme le site. Phatism.com ou uk-id.com présentent
une gamme de documents européens et australiens incluant des puces
intelligentes qui « résistent à tous
contrôles ». Contrairement aux autres sites qui demandent
des paiements en espèces sous enveloppes cartonnées, overnigth21.com précise que cette « petite
entreprise » n’accepte que les mandats encaissables en Chine.
Prix des produits : entre 75 et 95 dollars. Pour ceux qui, las
de pianoter sur leur clavier, souhaitent passer aux travaux
pratiques, arcadiaid.com met en vente le kit
complet de fabrication. L’on peut ainsi se procurer hologrammes,
pistes magnétiques, puces électroniques, outils ad-hoc, lamineuses,
plastifieuses, encodeurs et supports polycarbonés indispensables.
Une vidéo décrit dans le détail le modus operandi. Les Allemands du
Chaos computer club apportent, eux, quelques réponses aux systèmes
de reconnaissance par empreinte digitale. Matériaux nécessaires
: quelques tubes de colle, un appareil photo et un ordinateur.
Un petit film (http://www.youtube.com/watch?v=N8m8PaBKJgI)
explique l’opération.
Quant aux RFID, dont l’utilisation croît
d’une manière exponentielle, leur caractère inviolable et
infalsifiable a été aisément réfuté par un informaticien de San
Francisco. Équipé d’une antenne (Motorola AN400) et d’un lecteur
d’identification par radiofréquence (Symbol XR400), il a pu
enregistrer en une vingtaine de minutes les informations émises par
des documents porteurs de RFID qu’il a croisés, et notamment de quoi
réaliser des copies absolues de passeports américains.
Article publié dans CQFD n°72,
novembre 2009.