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CQFD N°072


ENTRETIEN AVEC SARAH ET ADOLFO KAMINSKY

LA VRAIE VIE D’UN FAUSSAIRE

Mis à jour le :16 décembre 2009. Auteur : Gilles Lucas.

Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale… Aide à l’émigration illégale de rescapés des camps nazis désirant rallier la Palestine… Appui au FLN algérien… Coups de main aux anticolonialistes angolais, guinéens, sud-africains… Soutien aux opposants à Franco, Salazar et autres colonels grecs à la fin des années soixante… Formation d’apprentis en falsification et fabrication de faux papiers, juste avant de cesser toute activité clandestine… Teinturier, photographe, chimiste, pacifiste, homme de l’ombre, Adolfo Kaminsky aura, pendant trois décennies, fabriqué faux papiers, faux timbres, fausses monnaies, faux documents officiels en tout genre. Par solidarité avec des mouvements de résistance – et eux seuls –, sans en avoir jamais tiré le moindre profit personnel. Rencontre avec l’artiste et Sarah, sa fille, qui vient de publier une autobiographie de ce père « dont elle est si fière » [1].

FILIGRANE… D’UNE EXISTENCE EN DEHORS DES CLOUS

CQFD : Trente ans à bosser comme faussaire et ton casier judiciaire est vierge ? C’est un vrai ?

Adolfo Kaminsky : Oui. C’est parce que j’ai toujours été très exigeant sur le respect du cloisonnement. Il n’était pas question que les gens défilent chez moi ou dans mon labo. Il fallait qu’il y ait une personne, un agent de liaison seul et unique. Les gens ne devaient rien savoir sur moi. J’étais intransigeant et je pouvais mettre toujours en avant la menace de démission immédiate. Je n’ai jamais été dans un parti politique ou dans un groupe, pour la raison simple que je n’étais jamais d’accord à 100 % avec les actions et que, de plus, je suis non-violent. Je refusais d’être payé pour ne pas être un mercenaire, pour pouvoir dire oui ou non selon le cas. De cette manière, ceux avec qui je travaillais avaient toujours la crainte que j’arrête tout s’ils se mettaient à parler trop.

Sarah Kaminsky : J’ai eu une enfance normale avec un père photographe et éducateur de rue. Je ne savais pas grand-chose de ce qu’il avait fait, parce qu’il n’en parlait pas. À la maison, en écoutant les discussions « entre adultes », j’ai quand même vite compris qu’il avait pris part à des combats, qu’il avait fait des choses héroïques, mais c’était surtout à propos de la Seconde Guerre mondiale. Quand nous vivions en Algérie, on disait aussi de lui qu’il était un « moudjahid », un combattant. Si bien qu’enfant, il m’est arrivé de penser qu’il avait peut-être été soldat. Pour le reste, les luttes de décolonisations, par exemple, pour lesquelles il s’est engagé jusque dans les années 70, il n’en parlait jamais avec personne. Il est tellement droit – nous avons été éduqué avec « la loi c’est la loi » – que c’est difficile de s’imaginer que si peu de temps avant ma naissance et avant notre arrivée en France, il avait des activités clandestines.
Je me souviens qu’une fois, gamine, j’ai reproduit la signature de ma mère sur un bulletin scolaire. Ma mère s’en est rendu compte et m’a évidemment sermonnée. Mais pas mon père. Il est venu, très calme, me voir dans ma chambre pour me dire de ne plus jamais le faire, et il ajouté : « En plus, elle est bien réussie, mais tu l’as faite beaucoup trop petite, la signature, on voit bien qu’elle est fausse. »

Pendant toute cette période d’activité illégale, tu continuais donc à mener une vie normale ?

Adolfo : J’ai presque toujours été salarié dans des boîtes. J’ai été teinturier. J’ai été photographe dans de grands studios comme Harcourt ou Sartoni. J’ai participé à la création de décors de cinéma avec Alexandre Trauner. Et puis, bien sûr, il y a eu aussi des périodes où j’ai été pris en charge. Pendant toute la période de la Résistance, où mon temps était entièrement consacré à la fabrication de faux, je recevais tous les mois de quoi vivre, une espèce de salaire misérable qui me permettait de payer ma chambre dans une pension de famille et de quoi faire au moins un repas par jour. Avec cet argent, il fallait aussi acheter des matériaux nécessaires à la fabrication. Pendant la guerre d’Algérie, quand je suis parti en Belgique, parce que je sentais que l’étau se resserrait autour de moi, j’ai été à nouveau pris en charge. Je recevais chaque mois de quoi vivre, équiper mon labo et payer mon logement.

En 1983, le journal Minute te désigne nommément comme le faussaire du FLN. Jusqu’alors tu n’étais connu que sous le nom de M. Joseph.

Sarah : On venait juste d’arriver en France. Ma mère était de nationalité algérienne. Mon père, mes frères et moi étions de nationalité argentine. Nous n’avions alors que des visas touristiques, et lorsqu’ils sont arrivés à expiration, nous nous sommes retrouvés sans papiers… Ma mère était inquiète. On aurait pu être expulsés. Pénalement, mon père n’avait plus rien à craindre à propos de la guerre d’Algérie. En revanche, pour ce qui concerne son aide aux diverses luttes révolutionnaires en Guinée, en Angola, en Amérique du Sud, en Grèce, en Espagne…, ça aurait été plus compliqué. En 1961, tu fabriques en grande quantité des faux francs. Non-violent, tu espères que la menace de diffusion de cette fausse monnaie pèse sur les négociations entre l’État français et le FLN et donc accélère la fin de la guerre.

Adolfo : On a beaucoup travaillé : les encres, le papier. Mettre en circulation ces faux billets aurait sérieusement ébranlé le pays. Mais en fait, on avait l’espoir et quasiment la certitude qu’on n’irait jamais jusqu’au bout. C’était d’abord et surtout un chantage. On a organisé quelques fuites, afin que les services de l’État comprennent qu’on ne rigolait pas. Quand les accords d’Évian ont été signés, on a décidé de tout brûler. Ça a duré des semaines. Et je n’en ai, évidemment, gardé aucun…

Qu’est-ce qui t’a poussé pendant une trentaine d’années à t’engager dans cette activité ?

Adolfo : Quand j’ai été libéré de Drancy en 1943, j’avais besoin de faux papiers et j’ai eu la chance d’être aidé par un réseau de résistants. J’ai alors rencontré l’homme qui m’a recruté. Il m’a posé un problème auquel j’ai su répondre [effacer le coup de tampon avec mention « juif » sur les pièces d’identité imposées par Vichy, ndlr]. J’ai cet état d’esprit : je suis sûr qu’il y a toujours une solution. C’est à ce moment que je suis entré dans la Résistance. J’ai eu la chance de pouvoir aider des gens. Très jeune, à 18 ans, j’ai eu la responsabilité de tant de vies… C’était impossible de ne pas fabriquer un papier alors que je savais que si je ne le faisais pas la personne allait mourir.
La guerre d’Algérie était une guerre inutile. Elle était perdue d’avance. J’ai donc tout fait, avec mes moyens, pour qu’elle dure le moins longtemps possible. Quant à la question de l’indépendance, si l’Algérie était restée un département français,mais avec les mêmes droits pour tout le monde quelles que soient ses origines ou sa couleur, ça ne m’aurait pas gêné. Ce que je ne supportais pas, c’est que les droits de l’homme soient bafoués. Aider les gens poursuivis, condamnés, cela m’a semblé complètement normal. Je suis un être humain. J’ai vu les pires injustices. J’ai la chance d’avoir survécu et il fallait que ce ne soit pas pour rien, il fallait que je puisse sauver des vies à mon tour. Mon activité de faussaire n’est pas une affaire d’abnégation. Je n’ai pas de religion, même si je suis d’origine juive. J’en suis fier, mais ça ne veut rien dire pour moi : j’ai été élevé en dehors de toute religion par mon père, qui était marxiste. J’ai un profond respect pour les gens croyants, à condition bien sûr qu’ils ne cherchent pas à me convertir. J’ai aidé ce qu’on pourrait appeler, je n’ai pas d’autre mot, « l’humanité ». Un exemple : en 1944, pendant la libération de Paris, en tant que brancardier, j’ai emmené un officier allemand gravement blessé dans les sous-sols de la faculté de médecine. L’Allemand était dans le coma. Et là, un type ivre mort et armé d’un revolver est arrivé en hurlant : « Je vais en tuer un ! Je vais en tuer un ! » Je me suis battu avec lui pour le désarmer. Cet officier allemand blessé sur son brancard, ce n’était plus un ennemi…

Aujourd’hui, verrais-tu une raison pour remettre en marche une imprimerie clandestine ? À propos des sans-papiers, par exemple ?

Adolfo : Des causes ? Il y a en plein ! Moi, j’ai 84 ans. J’ai donné 30 ans et plus de ma vie. Les sans-papiers ? C’est la politique qu’il faut changer, c’est-à-dire regarder les choses en face et trouver des solutions réelles. Ce qui est important, c’est qu’ils aient des papiers, des vrais. On ne peut vivre définitivement avec des faux papiers. Déjà à l’époque, il s’agissait d’une situation provisoire, souvent dramatique, mais on ne s’installait pas dans un avenir avec des faux papiers. La situation des sans-papiers est inadmissible. Bien sûr qu’avec un faux papier, certains pourraient passer des contrôles, mais ce n’est que panser la plaie… L’autre problème qui se pose aujourd’hui et qui n’existait pas avant, c’est que lorsqu’un policier contrôle une identité, il prend la carte et tape sur son ordinateur, il peut voir tout de suite si le papier existe ou pas.

Les documents officiels sont devenus de plus en plus complexes. Au moment de la création de la nouvelle carte d’identité informatisée, il avait été question de laisser « une porte ouverte » pour permettre des falsifications au cas où… Ce débat a été clos tout comme l’ont été ces portes qui permettraient de sauver des vies.

Adolfo : Même si les techniques se sont développées, les faux existeront toujours. On le voit aujourd’hui sur Internet, ceux qui se font piquer leur compte bancaire, ceux qui font des fausses cartes pour sortir l’argent des banques… A priori, tout est toujours possible. Il ne faut pas oublier que ce que quelqu’un a fait, quelqu’un d’autre peut toujours le refaire. Depuis que j’ai arrêté cette activité de falsification, à la fin de l’année 1971, les difficultés sont allées en augmentant. Aujourd’hui, mon savoir est dépassé. Dans mon travail, à l’époque, je savais faire et je voyais aussi toutes les difficultés augmenter au fur et à mesure. Je cherchais, on trouvait une solution. Il y avait tel ou tel carton, tel filigrane positif, tel encre luminescente ou phosphorescente et ainsi de suite. C’était l’escalade continue des difficultés et des réponses à ces difficultés. Je suis resté curieux. Mais je ne suis plus le spécialiste !
Cependant, aujourd’hui, avec toutes les techniques de numérisation, de puces électroniques, de biométries, d’empreintes génétiques et de fichage, je pense qu’il n’y a aucun espoir pour les gens qui ont besoin de papiers pour survivre. Il reste bien sûr des solutions étroites, comme le doublage, reprendre l’identité de quelqu’un existant, mais c’est d’une très grande fragilité. Aujourd’hui, les Juifs, Algériens, Grecs, Africains, Sud-Américains, etc., que j’ai aidés, seraient condamnés, car les faux papiers ne peuvent plus se fabriquer « avec les moyens du bord », comme je faisais à l’époque. Seuls de gros laboratoires, avec de gros moyens, financés par les mafias ou les services secrets, peuvent les réaliser. Ce n’est plus le même monde.
Le seul espoir, c’est que nous prenions conscience que nous sommes en train de marcher à grands pas vers des dictatures.






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ID NOIRES

DE « L’IDENTITÉ ABSOLUE » à coup de biométrie prônée par un nauséabond criminologue Christophe Naudin [Alias, Le nouvel empire des crimes d’identité,éd. La Table Ronde, 2005.] à l’euphémisme des technocrates policiers parlants de « titre fondateur » en lieu et place de la carte nationale d’identité (CNI), la question d’un document définissant l’identité d’une personne poursuit cette invariable logique de surveillance et de défiance de l’État à l’égard de la population.
Retour en arrière. En France dès 1749, un édit institue le livret ouvrier pour contrôler les flots d’inconnus qui, chassés des campagnes et soumis à la misère, errent sur les routes et dans les villes. Le livret ouvrier institué par Napoléon en 1803 était destiné à restreindre la circulation des travailleurs. À partir de 1912, les nomades doivent être porteurs d’un carnet anthropologique où se trouvent portées forme du visage, taille des oreilles, couleur des yeux, etc. En 1914, les étrangers suspectés de non-patriotisme se voient imposer le port obligatoire d’un passeport,puis d’une carte d’identité en 1917. Quatre années plus tard,le préfet de Paris propose aux citoyens l’acquisition d’une carte nationale d’identité facultative incitant les « bons citoyens » à se distinguer des mauvais. Le 27 octobre 1940, Pétain impose la « Carte d’identité de Français » dès l’âge de 16 ans. Cette décision sera entérinée en 1955 et justifiée comme moyen de contrôle des populations d’Algérie.Après plusieurs interventions d’anciens résistants ayant utilisé quantité de faux papiers durant la guerre, le projet Inès (2005) d’une CNI contenant une puce électronique (RFID) lisible à distance est ajourné. En attendant la traçabilité totale, ce document comporte pour l’heure une accumulation de dispositifs destinés à empêcher toute reproduction ou falsification : structure multicouche de polyester et polycarbonate, faces internes recouvertes d’un couchage chimique inerte à la lumière, intégration de la photographie au support, emploi d’encres transparentes ou à couleurs changeantes selon la polarité, irisation, caractères à reconnaissance optique et codes algorithmés, numérisation des paraphes et photos,fichages… C’est de fait la population dans son ensemble qui est devenue une « classe dangereuse ».




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LE COIN DU BRICOLEUR

LA CONTREFAÇON de pièces d’identité, à la portée du tout-venant disposant de quelques talents manuels au XIXe et XXe siècle, relèverait-elle aujourd’hui des seuls spécialistes ? L’accumulation de difficultés en a fait une activité lucrative, celle-là même que les autorités prétendent combattre en renforçant sécurités et protections. Pourtant, malgré la publicité faite dans les médias sur l’arrestation de « réseaux » de faussaires, selon une terminologie inspirée de la Propagandastaffel, les offres de faux papiers abondent pour l’internaute, au risque d’allumer quelques voyants rouges dans les services de police.
Identical.com propose des faux papiers américains avec hologrammes, codes barres codés et bandes magnétiques. « Nos cartes d’identité contrefaites sont conçues pour être vérifiées et apparaître à 100 % authentiques », affirme le site. Phatism.com ou uk-id.com présentent une gamme de documents européens et australiens incluant des puces intelligentes qui « résistent à tous contrôles ». Contrairement aux autres sites qui demandent des paiements en espèces sous enveloppes cartonnées, overnigth21.com précise que cette « petite entreprise » n’accepte que les mandats encaissables en Chine. Prix des produits : entre 75 et 95 dollars. Pour ceux qui, las de pianoter sur leur clavier, souhaitent passer aux travaux pratiques, arcadiaid.com met en vente le kit complet de fabrication. L’on peut ainsi se procurer hologrammes, pistes magnétiques, puces électroniques, outils ad-hoc, lamineuses, plastifieuses, encodeurs et supports polycarbonés indispensables. Une vidéo décrit dans le détail le modus operandi. Les Allemands du Chaos computer club apportent, eux, quelques réponses aux systèmes de reconnaissance par empreinte digitale. Matériaux nécessaires  : quelques tubes de colle, un appareil photo et un ordinateur. Un petit film (http://www.youtube.com/watch?v=N8m8PaBKJgI) explique l’opération.
Quant aux RFID, dont l’utilisation croît d’une manière exponentielle, leur caractère inviolable et infalsifiable a été aisément réfuté par un informaticien de San Francisco. Équipé d’une antenne (Motorola AN400) et d’un lecteur d’identification par radiofréquence (Symbol XR400), il a pu enregistrer en une vingtaine de minutes les informations émises par des documents porteurs de RFID qu’il a croisés, et notamment de quoi réaliser des copies absolues de passeports américains.

Article publié dans CQFD n°72, novembre 2009.


[1] Sarah Kaminsky, Une Vie de faussaire, Calmann-Lévy, 2009.





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