Le Scarabée
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Rêves de Web à papa

par ARNO*
mise en ligne : 13 février 2010
 
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  • @buzz_tweet_frBT @manhack Sti­mulant : Arno*, co-​​auteur du mani­feste du web indé­pendant, revient sur le web, et il est très content
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  • @virgilejRT @erwancario : Oh putain, arno* est de retour. Remember Minirezo…
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Cette semaine, c’était le qua­tor­zième anni­ver­saire du Sca­rabée — le présent site —, lancé le 10 février 1996. J’avais 25 ans et ça s’appelait un « webzine ». Aujourd’hui, je suis un quasi-​​quadra et ça s’appelle un « blog ». Le site n’était plus en ligne depuis quelques temps (je n’ai plus le nom de domaine d’origine), et les copains me tan­naient pour que je relance le site ; du coup, avec l’anniversaire pour me motiver, j’ai retrouvé les archives des articles, récupéré les images que j’avais perdues sur WayBack Machine, fabriqué une nou­velle interface gra­phique, et j’en profite donc pour remettre en ligne ce vieux bazar.

Il faut dire que, par ailleurs, j’ai été piqué au vif par un article de Narvic intitulé « L’avenir radieux de l’internet ne se passe pas du tout comme prévu ». Bien que je ne connaisse pas per­son­nel­lement Narvic, j’ai eu le sen­timent que cet article parlait des rêves d’internet de ma propre génération.

Dès l’introduction de son texte, il écrit :

Ce Cybe­respace de liberté et de créa­tivité, qui rêvait même de son indé­pen­dance, se montre plutôt partagé entre une salle de jeux pour ado­les­cents imma­tures et un vaste super­marché, où la culture n’arrive même pas à se vendre. Le tout placé sous sur­veillance. Même internet comme espace pla­né­taire ouvert aux échanges, culturels comme mar­chands, est aujourd’hui menacé de balkanisation.

L’actualité et l’imminence de la menace contenus dans cette phrase m’ont fait sourire. Je vais passer pour vieux con, mais voici ce que nous écri­vions, avec le minirézo, dans le Mani­feste du Web indépendant publié en février 1997 (il y a donc treize ans) :

Pourtant le Web indé­pendant et contri­butif est menacé ; menacé par la fuite en avant tech­no­lo­gique qui rend la création de sites de plus en plus com­plexe et chère, par l’écrasante puis­sance publi­ci­taire du Web mar­chand, et bientôt par les accès dis­sy­mé­triques, les Network Com­puters, les réseaux privés, le broad­casting, des­tinés à can­tonner le citoyen au seul rôle de consommateur.

Narvic semble iden­tifier comme menaces actuelles l’arrivée de l’iPad (« pierre tombale du Web 2.0 »), l’aspect « super­marché » du village mondial et l’immaturité des ados « nés avec l’internet ».

Mas­si­fi­cation, consu­mé­risme et mar­chan­di­sation, asy­métrie : c’est ce que nous crai­gnions en 1997, et c’est en gros ce qu’annonce encore Narvic aujourd’hui.

* *

L’iPad comme « pierre tombale du Web 2.0 », c’est un point peu clair : le Web 2.0 en tant que « user gene­rated content » mar­chandisé par des startups, ça n’a jamais fait partie de l’« avenir radieux de l’internet » que nous ima­gi­nions (Narvic non plus ne le considère par comme tel). De ce fait, si le Web 2.0 dis­paraît, dans la logique qu’il expose, je ne com­prends pas bien où est le mal.

Rap­pelons l’aspect pri­mordial des rêves d’avenir « radieux » de l’internet de notre géné­ration : c’est l’accès indi­viduel à l’expression publique. Comme je le répétais en décembre 2000, dans un texte intitulé « Le Web indé­pendant joue dans la cour des grands », cette pos­si­bilité pour les indi­vidus d’exercer réel­lement et à grande échelle leur liberté d’expression publique est la réelle inno­vation apportée par le Web et l’internet.

C’est ce qui a marqué notre géné­ration, et ce qui nous a poussés à militer avec le minirézo.

Une des craintes portait sur les chan­ge­ments tech­no­lo­giques qui menaçaient l’exercice de cette liberté tout juste acquise. Nous disions « network com­puter », l’iPad semble aujourd’hui la pre­mière réelle appli­cation de masse de ce concept. Mais entre­temps, les ordi­na­teurs ont déjà bien changé, les connexions sont (défi­ni­ti­vement ?) asy­mé­triques (on reçoit beaucoup plus vite qu’on émet), les djeunes com­mu­niquent depuis des années par SMS, y compris pour publier sur le Web (cela requiert une dex­térité dont je suis bien inca­pable), les ordi­na­teurs ne sont pas plus ouverts qu’avant (c’est désormais acheté clé-​​en-​​main au super­marché pour quelques cen­taines d’euros), etc.

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PSP Web Browser
(cc) Craig Wyzik

L’idée que le chan­gement de nature tech­nique de l’outil de consultation/​publication va faire dis­pa­raître le Web que nous aimions est légitime, mais j’ai du mal, après tant d’année, à céder à cette crainte. Cela fait des années qu’il existe des clients légers et passifs, ils n’ont pas enterré « notre » vieux Web à papa. On peut depuis long­temps surfer pas­si­vement sur le Web avec un petit ter­minal branché sur un télé­viseur ; on peut le faire avec une console de jeux ; et ces outils peu chers, cer­tains très répandus, n’ont pas fait dis­pa­raître la demande pour les ordi­na­teurs « à papa » (disons, avec clavier et pos­si­bilité d’envoyer de l’information).

* *

Un des aspects très per­tur­bants de l’évolution de cette expression publique par les indi­vidus, c’est que c’est devenu le motif central de la mar­chan­di­sation du « Web 2.0 », sous le terme de user gene­rated content (contenu généré par les usagers).

Peu avant 2000, cette mar­chan­di­sation des sup­ports d’expression s’est accom­pagnée de la dis­pa­rition des rares (mais tel­lement essen­tielles à l’époque) expé­riences d’hébergement gra­tuits et sans publicité de nos sites. Le déve­lop­pement d’offres de sys­tèmes de publi­cation clé-​​en-​​main par les plus grosses startups de l’époque s’est déroulé paral­lè­lement à la dis­pa­rition des héber­geurs gra­tuits (avec, pour Altern en par­ti­culier, un véri­table motif liber­taire). Cette évolution a donc natu­rel­lement été perçue comme un drame.

Cependant, il y a un paradoxe inté­ressant dans cette mar­chan­di­sation du user gene­rated content via le Web 2.0 : la mar­chan­di­sation s’est faite autour du contenu. Le contenu (blog, photos, musique…) lui-​​même n’est pas devenu mar­chand pour autant à cause de cette situation. Je peux uti­liser un système livré par une entre­prise mar­chande pour m’exprimer en ligne, cette entre­prise peut gagner de l’argent grâce à mon expression, mais je ne pourrai géné­ra­lement pas espérer mar­chan­diser ce contenu (autrement que de manière mar­ginale). En général, la nature même de mon expression n’est donc pas direc­tement modifiée par le fait qu’elle se déroule sur un support marchand.

Il y a bien sûr des incon­vé­nients liés à cette situation, mais le fait que mon expression soit consi­dérée par ceux qui me four­nissent le service comme du user gene­rated content sus­cep­tible d’être mar­chandisé ne change pas, fon­da­men­ta­lement, mon propre rapport à cette expression.

De fait, la mar­chan­di­sation du user gene­rated content a déjà eu lieu depuis belle lurette et elle n’a pas tué l’expression publique des indi­vidus. Cette mar­chan­di­sation est fon­da­men­ta­lement injuste, puisque les « auteurs » sont les seuls qui n’en pro­fitent pas. Le paradoxe est là : c’est jus­tement cette injustice qui fait que, les indi­vidus ne pro­fitant pas de cette mar­chan­di­sation, la nature de leur expression n’a pas été déna­turée par elle.

Mar­chan­di­sation qui, d’ailleurs, n’est jamais par­venue à orga­niser la rareté du produit : l’expression d’un individu ne se fait pas au détriment de l’expression de l’autre. Cette carac­té­ris­tique des médias tra­di­tionnels (l’espace est réduit et cher, les fréquences sont en nombre limité, etc.) ne se retrouve toujours pas sur le Web, malgré le pro­cessus de mar­chan­di­sation des sup­ports d’expression. Expres­sions qui ne sont donc pas sou­mises au tri et au fil­trage préa­lable des contenus ni à leur mise en concurrence.

L’offre mar­chande s’est par ailleurs aussi déve­loppée du côté de l’hébergement payant. Je peux dif­fi­ci­lement trouver aujourd’hui un héber­gement complet (j’installe mes propres fichiers et mon propre système de publi­cation) gratuit, comme je pouvais le faire sur Mygale ou Altern. Mais je peux trouver un héber­gement très pro­fes­sionnel pour, disons, 10 euros par mois ou une machine dédiée pour 40 euros par mois ; ce que me coû­taient mon abon­nement internet et mes com­mu­ni­ca­tions télé­pho­niques à l’époque était bien supé­rieur. Certes, j’adorerais un véri­table service public gratuit favo­risant à l’extrême mes pos­si­bilité d’exercer ma liberté d’expression publique ; j’aurais adoré que l’Université déve­loppe une véri­table offre de qualité pro­fes­sion­nelle au service des citoyens, par exemple en sou­tenant Mygale. Mais en revanche, on ne peut pas pré­tendre qu’il est plus cher ou dif­ficile de monter un site capable d’accueillir des dizaines de mil­liers de visi­teurs aujourd’hui qu’à l’époque. Même payer pour une machine dédiée est incom­pa­ra­blement moins cher que d’éditer sa propre feuille de chou sur papier.

Un aspect qui devrait aussi être interrogé est la chute de la pre­mière bulle internet, aux alen­tours de 2000. La mar­chan­di­sation du Web était déjà à l’époque qua­siment com­plète, et ces mar­chands ont qua­siment tous disparu en l’espace de quelques mois. Pour autant, l’expression publique en ligne, elle, n’a pas disparu, bien au contraire. Le Web que nous avions connu aupa­ravant n’était plus le « sujet », déjà en phase finale de rin­gar­di­sation dans les médias et dans les dis­cours poli­tiques, la mas­si­fi­cation du Web pouvait dif­fi­ci­lement pré­tendre se baser sur le besoin du grand public à accéder à ce « vieux » Web. Et pourtant.

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Tag on Tim Berners-Lee’s original NeXT machine — first Web server
(cc) Robert Scoble

Une autre crainte, qui n’est pas nou­velle, est liée à l’association de la mas­si­fi­cation de l’accès à l’internet et de la mar­chan­di­sation, qui devait pro­voquer une trans­for­mation fort désa­gréable : le consu­mé­risme pur et simple des usagers.

J’ai déjà abordé cette question dans un texte d’uZine, « Le Web indé­pendant joue dans le cour des grands » en décembre 2000 : on dénom­brait alors environ 3 mil­lions d’internautes « assidus », et… 1,5 mil­lions de pages personnelles.

Alors que seul le web marchand faisait l’actualité :

On est donc confronté à un phé­nomène énorme, un com­por­tement que l’on ne peut occulter. Le citoyen, sur l’internet, n’est pas un consom­mateur passif : il utilise mas­si­vement ce média pour accéder à l’expression publique. Jamais l’expression publique des citoyens n’a été aussi massive.

Et ces sites étaient visités. On pré­tendait déjà à l’époque que les sites non mar­chands n’étaient, au final, jamais visités que par leur propre auteur (et leur famille). Cependant :

Un webzine ten­dance socio-​​politico-​​culturel (le genre chiant avec des articles trop longs, rien que du texte comme on en fait avec les copains - et on n’est pas les seuls), c’est déjà quelques cen­taines de visi­teurs par jour. Le Sca­rabée, Péri­phéries, l’Ornitho, c’est entre 200 et 600 visites par jour (6000 à 20000 par mois) - je ne cite que ceux-​​là, parce que je connais les chiffres. Quelques excep­tions, telles Le Menteur, réa­lisant même entre 1000 et 2000 visites par jour. Et encore, rap­pelons qu’il s’agit de la face visible d’un phé­nomène qui se pro­longe par mail : Le Menteur diffuse ses chro­niques à plus de 6000 abonnés à sa liste de diffusion.

Un site plus fourni aux mises à jour plus régu­lières, mais sur des sujets rela­ti­vement aus­tères, façon uZine, Kitetoa, Vakooler, comptez entre 1000 et 2000 visites par jour (30000 à 60000 par mois).

Avec en comparaison quelques grandes marques :

Le site d’une grande entre­prise connue, c’est quelques mil­liers par jour. Le Crédit Lyonnais fait un poil plus de 2000 ses­sions par jour. Le voya­giste Club Med (pourtant l’un des thèmes incon­tour­nables de l’internet mar­chand) fait dans les 6000 ses­sions par jour. Evian approche les 1200 ses­sions jour­na­lières. En clair, les marques très connues réa­lisent des chiffres peu fréquents dans le Web indé, mais on reste dans des pro­por­tions tout à fait rai­son­nables ; si l’on compare la noto­riété de ces entre­prises à celles des sites indé­pen­dants, le rapport du nombre d’entrées n’a rien de désho­norant (enfin, si, mais pas pour nous…).

[…]

Au rayon média, un site énorme (et cher) tel que O1net​.net tourne à environ 13000 visites par jour. Pour 140 mil­lions de francs d’investissement, ça fait cher le lecteur. 18h​.com, « le quo­tidien de l’Expansion », explose le compteur à 2050 visites par jour. Marianne mas­sacre péni­blement ses 1100 visites par jour. Europe 2, pas mal : 6000 visi­teurs chaque jour.

Pour obtenir des chiffres d’ensemble, je reprenais les visites des héber­geurs de sites de particuliers :

Des monstres sacrés tels que le Monde et Libé­ration jouent, effec­ti­vement, dans une autre caté­gorie (avec des archives phé­no­mé­nales) : 70 000 visites pour Le Monde, 62000 pour Libé. N’empêche : un « petit » hébergeur de sites de par­ti­cu­liers comme Le Village fait ses hono­rables 47 000 visites quo­ti­diennes, un autre hébergeur indé­pendant comme Respu­blica tourne à 205 000 visites (à com­parer aux 145 000 visi­teurs pas­sionnés par le site de TF1 - budget d’environ 100 mil­lions de francs pour l’année 2000).

Le rapport ne me semble pas avoir beaucoup changé depuis.

Le nombre de blogs ne cesse d’« exploser ». Leur trafic également. En avril 2009, Le journal du Net y consa­crait un article édifiant : l’article donne des chiffres sur le nombre de blogs, mais aussi sur leur trafic.

Un article du même site donnait en sep­tembre 2009 la liste des 30 pre­miers groupes français sur le Web. Là encore on trouve les groupes pro­posant des pla­te­formes basées sur le user gene­rated content parmi les tout premiers.

En même temps, Narvic s’inquiète légitimement :

Et que le monde des médias en vienne à tenter un hold-​​up sur internet (novö­vision), ins­ti­tuant une sorte de pro­tec­tion­nisme cor­po­ra­tiste de l’information sur le net, à grand renfort de statut par­ti­culier et de sub­ven­tions publiques, espérant ainsi s’arroger la légi­timité de faire seul de l’information sérieuse sur internet. Même s’il ne sait pas encore comment financer son activité !

Mais ce cor­po­ra­tisme a-​​t-​​il la moindre effi­cacité ? La « mise à jour tech­no­lo­gique du site Internet » du quo­tidien Le Monde s’est faite en 2004 avec 1,361 mil­lions d’euros de sub­ven­tions publiques, repré­sentant 40% du total. Ce qui fait 3,4 mil­lions d’euros pour une « mise à jour ».

Comme en 2000, cela fait cher le lecteur. Il est normal qu’on s’indigne de telles sub­ven­tions publiques et trouver qu’il y a là une injustice fon­da­mentale (pour m’informer, je n’utilise qu’à la marge les sites des grands médias ainsi sub­ven­tionnés) ; mais une telle inef­fi­cacité est plutôt un argument positif pour la survie de cet « autre Web » qui se construit béné­vo­lement à une vitesse phénoménale.

* *

Reste le point de l’immaturité des inter­nautes, avec cette des­cription de Narvic :

Et de fait, les usages les plus popu­laires du Web, ce sont les réseaux sociaux entre amis, comme Facebook (bien plus que Twitter, qui est un truc de vieux), les jeux en ligne (World of War­craft), le partage de photos d’amis - et de photos de ses fesses - (et aussi de photos de chats), l’échange de vidéos rigo­lotes ou spec­ta­cu­laires - notamment des vidéos de chats - (repiquées un peu partout), et le télé­char­gement de musique et de films de cinéma… Bref, une vaste salle de jeux, un pur espace de loisir et de socia­li­sation adolescente.

Je ne partage pas cette conclusion (et je ne vois pas en quoi l’aspect « socia­li­sation ado­les­cente » aurait quoi que ce soit de négatif), notamment pour les raisons précédentes.

Per­sonne n’a jamais cru que, de manière mira­cu­leuse, le simple fait d’être né avec la pos­si­bilité de s’exprimer en ligne (une « géné­ration née avec l’internet ») ferait que le consu­mé­risme du monde phy­sique dis­pa­raî­trait dans le monde virtuel.

Narvic écrit :

Et cette jeu­nesse, que Jean-​​Noël Lafargue qua­lifie de manière très inté­res­sante de « géné­ration post-​​micro » (entendez « micro-​​ordinateur »), ne semble guère se pré­oc­cuper des utopies d’internet qui avaient pu en occuper quelque uns dans les géné­ra­tions précédentes

Mais qui étions-​​nous, dans ces « géné­ra­tions pré­cé­dentes » ? Des geeks ou des neurds dotés d’une culture qua­siment séparée (la culture geek s’est, elle aussi, mas­sifiée et mar­chan­disée), les trois neuneus qui avaient des ordi­na­teurs, qui détes­taient la musique qu’écoutaient leurs copains, qui mépri­saient le cinéma grand public, et que le cinéma stig­ma­tisait dans des séries de films sur les étudiants « pas popu­laires » sur le thème « la revanche des geeks ».

Nous n’étions pas plus nom­breux, pro­por­tion­nel­lement, à savoir uti­liser Quark XPress que dans la géné­ration d’aujourd’hui. On reco­piait des lignes de code en hexa­dé­cimal des maga­zines spé­cia­lisés, on se télé­phonait pendant des heures la car­to­graphie des niveaux d’Ultima III, on essayait le Forth et autres lan­gages exo­tiques, on pro­grammait nos cal­cu­la­trices, chaque week-​​end on faisait le grille-​​pain pour recopier les logi­ciels piratés par des hackers alle­mands, on s’émerveillait devant leurs démos, on com­mentait la taille des sprites que nos ordi­na­teurs res­pectifs étaient capables d’afficher, on adorait les films d’horreur et les jeux de rôle (quatre-​​quarts et Coca pour la nuit !). Et nous étions trois ou quatre par classe de trente.

Comme Jean-​​Noël Lafargue, je peux constater que mes étudiants d’aujourd’hui ne sont pas plus geeks et bidouilleurs qu’à l’époque. Mais à l’époque, nous n’étions que trois tondus et un pelé. Comme Jean-​​Noël Lafargue, je peux évidemment constater que les jeunes d’aujourd’hui ne sont pas devenus les géniaux hackers de Wargame et Terminator 2 ; mais je ne peux pas non plus en conclure qu’ils sont moins com­pé­tents et moins inté­ressés, en pro­portion, que les jeunes de notre génération.

Non, le djeune n’est pas qu’un blaireau consu­mé­riste :

48% des blo­gueurs euro­péens sont âgés de 18 et 24 ans, contre 73 % en Asie.

Par ailleurs, il semble évident que l’accès à l’expression publique a été un choc pour notre géné­ration et que cela nous a poussé à militer sur ce sujet, pour la simple raison que nous n’avions pas accès à cette liberté aupa­ravant. La géné­ration actuelle est née avec (ou « dans ») cette liberté. Pourquoi militeraient-​​ils pour une liberté qu’ils ont déjà (et donc exercent sans avoir le besoin de la conscientiser) ?

Main­tenant, quoi ? Une majorité (sup­posée) des gens et des jeunes qui accèdent au Web le font de manière passive. (J’écris « sup­posée » entre guillemets, parce que le fait que 20% des usagers pro­duisent 80% du volume — clas­siquement — ne signifie pas que les 80% qui restent ne fassent stric­tement rien : ils font moins, mais suf­fi­samment pour générer tout de même les 20% res­tants du contenu. Et cela ne présume pas non plus de la qualité de ce qu’ils pro­duisent par rapport aux excités qui pro­duisent beaucoup.) Même dans le pire des cas, la situation est la sui­vante :
— avant le milieu des années 90, environ zéro pourcent de la popu­lation avait accès à l’expression publique en dehors d’un strict cadre mar­chandisé ;
— aujourd’hui, un « petite minorité » (admettons) qui repré­sente tout de même une quantité phé­no­ménale d’individus, s’exprime librement, faci­lement, gra­tui­tement en ligne ;
— Wiki­pédia (pur contenu généré par les uti­li­sa­teurs, et de grande qualité) fait en France presque autant de visites que le groupe TF1 (consi­dérant qu’une partie du trafic du groupe TF1 est dû à Over-​​blog), et plus que le groupe Figaro ;
— selon le Journal du Net, le nombre moyen de visi­teurs uniques pour chaque blog serait de 20 000 par mois !

Par ailleurs, il y a une mili­tance et un dis­cours contre les reculs de cette liberté. Des sites comme la Qua­drature du Net ou Numérama ont rem­placé des sites comme uZine. Ils le font autrement, mais il est assez remarquable de retrouver parfois des argu­ments par­fai­tement similaires.

* *

Ce qui nous amène à un dernier point : l’activisme poli­tique contre l’expression publique en ligne et l’existence d’un Internet d’échange.

Mais cet acti­visme poli­tique n’est pas nouveau. Le dis­cours poli­tique et média­tique basé sur la dia­bo­li­sation du Web et des inter­nautes existe depuis la fin des années 90. La volonté de « régu­lation du Web » est une vieille lubie.

Ce dis­cours est dra­ma­tique. Il était déjà dra­ma­tique alors, et motivait lar­gement notre militantisme.

Mais :
— ce dis­cours est lar­gement inef­ficace à juguler le déve­lop­pement de la liberté d’expression publique ; malgré les repor­tages scan­daleux et les lois à la con, l’exercice de cette liberté n’a cessé de se déve­lopper ;
— les forces de résis­tance à ce dis­cours sont loin d’être nulles ; par exemple les mobi­li­sa­tions lors de Hadopi ont existé et elles ont été exemplaires.

Une autre façon de consi­dérer le dis­cours poli­tique et média­tique est de sup­poser que son but, ou effet pra­tique, n’est pas tant de fabriquer des lois à la noix, mais de pro­voquer un refroi­dis­sement des ardeurs liber­taires et de favo­riser un com­por­tement confor­miste, mou­tonnier et consu­mé­riste. Mais à chaque épisode légis­latif débile, on ne constate qu’une chose : le mépris gran­dissant des inter­nautes pour des repré­sen­tants consi­dérés comme incompétents.

* *

La situation catas­tro­phique, pro­nos­tiquée depuis 1996, est en pra­tique la sui­vante :
— quand je publie des billets de blog, j’ai des mil­liers de lec­teurs en quelques jours (d’autres que moi touchent des dizaines de mil­liers de lec­teurs sur des sujets ardus) ; dans la vie en dehors du Web, je n’avais que les lec­teurs du journal des étudiants de mon école (et ça ne parlait pas vraiment de poli­tique) ; depuis 1996, le nombre de lec­teurs que je par­viens à toucher n’a pas baissé, bien au contraire ;
— quand je cherche de la docu­men­tation sur n’importe quel sujet, je trouve immé­dia­tement une quantité astro­no­mique de choses d’une qualité éton­nante, dont la majeur partie est mise en ligne en dehors du cadre mar­chand ; quand je relis mes billets bien pourris et bourrés de fautes de mes débuts et que je compare les billets remarquables que je peux lire tous les jours sur le Web d’aujourd’hui, je trouve dif­ficile de parler de baisse de niveau ou d’immaturité ;
— je n’ai plus aucun besoin des filtres et de la hié­rar­chi­sation réa­lisés par des équipes édito­riales de jour­na­listes pro­fes­sionnels pour suivre l’actualité ; ce sont des réseaux plus ou moins informels d’usagers qui se chargent de le faire, avec une qualité et une effi­cacité infi­niment supérieures.

Bref : la mas­si­fi­cation mons­trueuse du Web depuis 1996 a donné à la fois énor­mément plus de lec­teurs pour ceux qui s’expriment, y compris sur des sujets dif­fi­ciles, et énor­mément plus d’auteurs non-​​marchands de qualité quand on veut s’informer et se docu­menter (et même se divertir).

La mas­si­fi­cation a de plus amené sur le réseau une plé­thore de gens com­pé­tents sur chaque domaine de l’expérience humaine. Ils pro­duisent une infor­mation à laquelle je n’aurais jamais eu accès aupa­ravant, et ils pro­duisent aussi les filtres, la hié­rar­chi­sation et l’analyse dont je peux avoir besoin sur chaque sujet.

Alors, oui, la situation pourrait être meilleure. Alors, non, tout le monde ne s’est pas mis à se pas­sionner pour des sujets qui sortent de l’imposition média­tique. Non, l’usage massif d’internet ne nous a pas (encore ?) fait sortir du capi­ta­lisme, ni même du néolibéralisme.

En revanche, l’exercice de la liberté d’expression publique via l’internet est un phé­nomène massif, qui produit mas­si­vement des contenus de qualité, contenus qui sont consultés… mas­si­vement. Le monde a déjà changé et il est toujours en voie de pro­fonde mutation. Déjà le dis­cours poli­tique a lar­gement échappé à ceux qui en avaient le monopole.

Évidemment, la « fabrique du consen­tement » (Chomsky/​Herman) existe toujours, mais je suis per­suadé que l’internet est aujourd’hui l’un des prin­cipaux outils de résis­tance à cette fabrique. Et je ne vois pas ce qui, aujourd’hui, menace plus cet outil aujourd’hui qu’à la fin des années 90, et ni en quoi cet outil serait moins efficace aujourd’hui qu’à l’époque où les « géné­ra­tions pré­cé­dentes » rêvaient d’un « avenir radieux de l’internet ».

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