C'est un supplice que de choisir, depuis le 28 avril, entre deux films
français qui n'ont rien à se dire. Mammuth, Camping 2 : deux variations
sur un même thème, le peuple. Deux chemins défrichés pour atteindre une
partie du corps social qui se dérobe généralement au regard des médias.
Deux entreprises a priori estimables, donc. Mais, hélas, deux fois hélas,
une double impasse. Le choix offert est impossible.
Sur la vieille pellicule 8 mm de Benoît Delépine et Gustave Kervern,
Gérard Depardieu campe un peuple qui pue la sueur et transpire l'égoïsme.
A Arcachon, les pastis addicts de Fabien Onteniente suintent la plouquerie
en sandales, chaussettes et bons sentiments. Le spectateur, lui,
tranquillement installé dans un fauteuil, est invité à regarder la France
à la longue-vue. En surplomb, tel l'explorateur dans la nacelle de sa
montgolfière. Celui qui peut s'offrir un divertissement à 10 € les
quatre-vingt-dix minutes, sans compter le prix du diesel, quittera le
cinéma avec l'illusion sucrée de se croire plus intelligent, plus civilisé
et moins grassouillet que Serge Pilardosse et Patrick Chirac, les deux
bestiaux qui servent de héros à ces farces.
Mais, rien de grave : après tout, de Charlie Chaplin à Brice de Nice en
passant par les Bronzés, l'excès, l'outrance et la moquerie sont des
ressorts classiques de la comédie. Rien de grave, assurément, si les
critiques de cinéma n'avaient pas, presque sans fausse note, salué Mammuth
comme une critique sociale, et même une oeuvre politique ! Rien de grave,
s'ils n'avaient pas dénigré ou délibérément ignoré, presque aussi
unanimes, le deuxième opus de Camping ! Deux poids, deux mesures et un
paradoxe : le regard compassionnel qu'une partie de l'élite intellectuelle
porte aujourd'hui sur le peuple se confond avec le vieux mépris
social.
Dès les premières images, les deux réalisateurs de Mammuth annoncent
pourtant la couleur. Pas du tout pastel, la couleur, franchement criarde,
voire pétante. Impossible de croire à cette histoire d'équarrisseur en
retraite. La scène inaugurale du pot de départ est grotesque : des
ouvriers bouchers encore vêtus de leur tablier maculé de sang croquent
bruyamment des chips pendant que le patron ventripotent prononce un
discours poussif. " C'est mieux qu'un micro-ondes ou un écran plat ",
commente quelques secondes plus tard la femme de l'équarrisseur en
découvrant le cadeau d'adieu, ce puzzle 2 000 pièces représentant un
château. La scène suivante : Serge, désoeuvré, tourne littéralement en
rond autour de la toile cirée du séjour, râlant comme une bête. Dans celle
d'après, au rayon surgelé du Super U, un homme est affalé sur le carrelage
; arrivant à sa hauteur, notre géant aux cheveux filasse lui touche la
joue du bout de sa baguette de pain sous cellophane puis continue ses
courses. A la sortie du magasin, Depardieu finit de convaincre qu'il campe
- avec brio - un sacré connard comme on n'en rencontre heureusement jamais
: décidé à pousser son chariot entre une Golf et une Vectra garées trop
proches l'une de l'autre, il l'abandonne après avoir délibérément rayé les
portières. En quelques minutes, l'affaire est entendue : il ne s'agit pas
de suivre la banalité d'un groupe d'employés du nettoyage dans la région
de Caen, comme dans le récit de la journaliste Florence Aubenas*. Tout au
contraire : même lorsqu'ils mettent à profit leurs vacances d'été pour
faire du cinéma, les auteurs de l'émission " Groland " entraînent encore
leurs fans dans le délire le plus noir.
Pourtant, inexplicablement en passant du petit au grand écran et du
court au long-métrage, le regard porté sur eux change du tout au tout.
Bouffons sur Canal +, les voilà repeints en documentaristes. Pris au
sérieux, ou plutôt pris au piège de leur propre discours sur les vraies
gens, les méchants capitalistes, etc. (lire l'interview de Benoît
Delépine, p. 84). " La critique, à la fois sourde et virulente, du
capitalisme se retrouve aussi bien dans leurs films que dans leurs sketchs
", écrit ainsi Télérama. Les mauvaises manières des croqueurs de chips
répugnants passent pour authentiques et doivent " rappeler quelque chose à
quiconque a connu dans sa vie un pot de départ " (Marianne). Chacun salue
la bonne idée du scénario - un retraité enfourche sa vieille moto Mammuth
en quête des attestations d'employeurs qui lui permettront de reconstituer
sa carrière et de toucher sa juste retraite. Mais nul ne s'étonne - encore
moins ne se révolte - que cette fable tourne finalement à la surenchère
sur le créneau unique de l'égoïsme prolétaire. Une fausse handicapée vraie
voleuse, un videur de boîte de nuit mal embouché, un chercheur de trésors
prétentieux et un viticulteur cynique, ces personnages ont été vidés de
leur humanité avant usage, comme si cela allait de soi. " Ce road-movie
des points retraite, traduit pourtant TéléCinéObs, croque l'absurdité du
monde du travail, éructe son amour pour les vieux et les
laissés-pour-compte dans une France où rôdent les jeunes aux dents
longues. "
Plus c'est gros...
Les mêmes beaux esprits qui s'étranglent d'une blague sur les Arabes
auvergnats lorsque Brice Hortefeux en est l'auteur s'esclaffent d'un vieux
stéréotype - voir ce forain qui lance : " Tu me vois payer les impôts, les
taxes et pourquoi pas l'électricité pendant qu'on y est ? " Ainsi, pour le
Monde, cette " collection de rencontres lamentables, décousues et
truculentes vaut son pesant de cacahuètes ". Plus c'est gros, mieux ça
passe : après avoir roulé 200 bornes en rêvant de corriger une voleuse de
portable à coups de pelle, la femme de Serge rebrousse chemin lorsqu'elle
réalise enfin qu'elle ignore totalement où la débusquer... " Sublime
Moreau, évidemment ", exulte le Canard enchaîné, comme naguère étaient
salués les Deschiens de Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff ! Quand
Depardieu et son cousin sexagénaire se masturbent mutuellement pour fêter
leurs retrouvailles après quarante-cinq années d'éloignement, le Point y
reconnaît " A la recherche du temps perdu chez les prolos ". De même,
aucun critique digne de ce nom ne se risque à passer pour un con en
demandant pourquoi la nièce demeurée de Serge fabrique son CV " avec du
papier-toilette et du sang de [ses] règles ". " Etonnante Miss Ming,
autiste et poétesse ", retient prudemment le Parisien. Puisque les auteurs
se déclarent poètes, une vieille dame en chemise de nuit fatiguée qui se
passe un rasoir Bic sous les aisselles devient assurément " magnifique
".
Pauvres et moches
A l'inverse, les auteurs de Camping 2 n'ont droit à aucune mansuétude.
A la notable exception de Libération, qui a salué leur joyeux nanar, les
confrères se sont contentés d'un haussement d'épaule. Ainsi, le Point
bâille d'ennui : " Bonne ou mauvaise nouvelle, on ne saurait dire, mais il
n'y a absolument rien de nouveau sous le soleil bleu du camping. "
Télérama - tout comme le Nouvel Obs et Marianne ne lui ont pas consacré
une seule ligne. Le silence est apparemment de mise, dès lors que l'on
redoute de se mettre à dos, en dézinguant le film, les 5,5 millions de
spectateurs qui ont aimé la version 1. Or, le déni de critique sur la
comédie de Franck Dubosc et Cie est une autre démonstration de
l'impossibilité de parler du peuple et au peuple, tout aussi éloquente que
l'assimilation de Mammuth à une thèse de sociologie sur le nouveau
prolétariat. Pourtant, la mobilisation des campeurs contre un élu véreux
livrant son littoral aux promoteurs constitue une rupture bienvenue dans
une époque matérialiste. Pourtant, boudiné dans un tee-shirt Obama, Claude
Brasseur top ringard brouille les certitudes, et sur les pequenots et sur
le premier-noir-élu-président-des-Etats-Unis-d'Amérique. Pourtant, enfin,
certaines répliques - " Christophe Colomb a découvert l'Amérique, moi j'ai
des couverts en plastique ", " Tu marches sur tes tongs ", " La vraie
force, c'est de couper une barre de chocolat en quatre et de ne manger
qu'un carré " - amusent autant que celles des Visiteurs. Osons alors une
hypothèse, inspirée d'un article au vitriol publié sur le site Slate.fr :
si Camping 2 glace la critique, c'est que " sous ses airs de comédie
inoffensive, Camping prône la beauf attitude, égrène un catéchisme de
comptoir là où les Bronzés jonglaient avec les bons mots et les situations
scabreuses sans tenter d'en tirer une morale [...] Sous couvert de rire
des beaufs, cette pseudo-satire autosatisfaite, donneuse de leçon, les
intronise comme modèle de société ". En clair, les pauvres ne sont beaux
que lorsqu'ils sont moches.
Anonymes ou ridicules...
Ainsi, passé le séisme du 21 avril 2002 et les serments de lucidité
d'alors, la représentation de la France d'en bas demeure caricaturale.
Malgré les répliques de 2005 (non à la constitution européenne), 2007
(triomphe sarkozyste dans la France qui souffre) et 2010 (record
d'abstention dans les milieux populaires), la France d'en haut n'aime voir
son peuple que lorsqu'il est grossier dans ses manières et fragile sur les
valeurs. Rosetta des frères Dardenne était de ce point de vue un film
parfait, puisque les fauchés se comportaient comme des rats. Au cinéma
comme au journal de 20 heures, l'électeur FN et la racaille de banlieue
sont plus photogéniques, donc plus aimables, que le Patrick Chirac-Franck
Dubosc dans sa zone pavillonnaire, au volant de sa R21 et devant sa tente
de camping. Pour prétendre exister, le Français moyen doit, comme Serge
Pilardosse-Depardieu, confier son destin à deux auteurs foutraques
légèrement politisés, comme Delépine et Kervern. Anonymes ou ridicules,
terrible choix !
Le Quai de
Ouistreham, éd. de
l'Olivier.
Delépine
: " Nous, on fait du cinéma "
Marianne : Comme son surnom l'indique,
Depardieu-Mammuth apparaît bestial. Pourquoi ?
Benoît Delépine : Nous avons filmé
nos amis tels qu'ils sont dans la vie. Gérard n'est pas bestial, il est
hyperjuste.
Vous connaissez beaucoup de gens, même
pauvres, qui fêtent le départ d'un collègue en tablier sanguinolent
?
B.D. : Dans cette usine, les
ouvriers font les trois-huit. Ce sont eux, les vrais ouvriers, qu'on voit
à l'image. Ils n'ont pas eu le temps de se changer.
Ni d'attendre pour dévorer les chips,
crac-crac-crac ?
B.D. : On voulait une perturbation,
pour la bande-son.
Entre le peuple réel et le peuple qui
fait rire, votre choix est fait...
B.D. : Nous faisons du cinéma. Nous
utilisons des aspects de la réalité, mais nous ne prétendons pas montrer
la réalité sociale de la France.
Quand Depardieu ignore l'homme qui gît
sur le carrelage du Super U, quelle est la part de réalité ?
B.D. : C'est de l'humour
noir.
Et quand il raye deux voitures en tentant
de passer son chariot ?
B.D. : C'est un gag. Charlie
Chaplin, ça vous dit quelque chose ?
Va pour l'humour ! Mais on est loin de la
critique sociale dont se repaissent les journalistes qui commentent votre
film...
B.D. : Depuis quarante ans, le
cinéma français raconte des histoires de bourgeois qui se déchirent dans
de grands appartements. Alors forcément, quand les critiques voient sur
grand écran un abattoir ou un prolo, la confrontation avec la vraie vie,
ça leur fait un choc.
Vous revenez au réel...
B.D. : En montrant un ouvrier qui
traverse la France à moto pour récupérer ses points de retraite, on montre
les effets pervers du libéralisme. La pression au travail, les suicides de
France Télécom, on ne les a pas inventés.
Dans Louise-Michel, votre précédent film,
des ouvrières licenciées décident de buter le patron. C'est votre
conception de la lutte sociale, dans la vraie vie ?
B.D. : Pas du tout. Comme Don
Quichotte, qui reste notre modèle, nous imaginons des héros hors normes,
qui sont confrontés à des réalités quotidiennes. Cette confrontation
permet l'envol de la poésie.
Pour atteindre ce nirvana, êtes-vous
obligé de confortez les stéréotypes sur une populace crade et dénuée de
valeurs ?
B.D. : Je crois que les spectateurs
à qui il reste un peu de coeur perçoivent l'humanité et la dignité de nos
personnages. La quête de Mammuth n'a pas seulement pour but de faire
rentrer l'argent. C'est surtout la quête de l'amour. Si on refuse de voir
ça, si on en reste aux apparences, c'est
grave.