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Marianne2

" Mammuth " / " Camping 2 "

Rédigé par Daniel Bernard le Samedi 8 Mai 2010


Voilà deux films français qui peignent un tableau radicalement opposé des classes populaires. L'un emporte les suffrages de la critique ; l'autre est méprisé, voire ignoré. Décryptage... subjectif !



C'est un supplice que de choisir, depuis le 28 avril, entre deux films français qui n'ont rien à se dire. Mammuth, Camping 2 : deux variations sur un même thème, le peuple. Deux chemins défrichés pour atteindre une partie du corps social qui se dérobe généralement au regard des médias. Deux entreprises a priori estimables, donc. Mais, hélas, deux fois hélas, une double impasse. Le choix offert est impossible.


Sur la vieille pellicule 8 mm de Benoît Delépine et Gustave Kervern, Gérard Depardieu campe un peuple qui pue la sueur et transpire l'égoïsme. A Arcachon, les pastis addicts de Fabien Onteniente suintent la plouquerie en sandales, chaussettes et bons sentiments. Le spectateur, lui, tranquillement installé dans un fauteuil, est invité à regarder la France à la longue-vue. En surplomb, tel l'explorateur dans la nacelle de sa montgolfière. Celui qui peut s'offrir un divertissement à 10 € les quatre-vingt-dix minutes, sans compter le prix du diesel, quittera le cinéma avec l'illusion sucrée de se croire plus intelligent, plus civilisé et moins grassouillet que Serge Pilardosse et Patrick Chirac, les deux bestiaux qui servent de héros à ces farces.


Mais, rien de grave : après tout, de Charlie Chaplin à Brice de Nice en passant par les Bronzés, l'excès, l'outrance et la moquerie sont des ressorts classiques de la comédie. Rien de grave, assurément, si les critiques de cinéma n'avaient pas, presque sans fausse note, salué Mammuth comme une critique sociale, et même une oeuvre politique ! Rien de grave, s'ils n'avaient pas dénigré ou délibérément ignoré, presque aussi unanimes, le deuxième opus de Camping ! Deux poids, deux mesures et un paradoxe : le regard compassionnel qu'une partie de l'élite intellectuelle porte aujourd'hui sur le peuple se confond avec le vieux mépris social.


Dès les premières images, les deux réalisateurs de Mammuth annoncent pourtant la couleur. Pas du tout pastel, la couleur, franchement criarde, voire pétante. Impossible de croire à cette histoire d'équarrisseur en retraite. La scène inaugurale du pot de départ est grotesque : des ouvriers bouchers encore vêtus de leur tablier maculé de sang croquent bruyamment des chips pendant que le patron ventripotent prononce un discours poussif. " C'est mieux qu'un micro-ondes ou un écran plat ", commente quelques secondes plus tard la femme de l'équarrisseur en découvrant le cadeau d'adieu, ce puzzle 2 000 pièces représentant un château. La scène suivante : Serge, désoeuvré, tourne littéralement en rond autour de la toile cirée du séjour, râlant comme une bête. Dans celle d'après, au rayon surgelé du Super U, un homme est affalé sur le carrelage ; arrivant à sa hauteur, notre géant aux cheveux filasse lui touche la joue du bout de sa baguette de pain sous cellophane puis continue ses courses. A la sortie du magasin, Depardieu finit de convaincre qu'il campe - avec brio - un sacré connard comme on n'en rencontre heureusement jamais : décidé à pousser son chariot entre une Golf et une Vectra garées trop proches l'une de l'autre, il l'abandonne après avoir délibérément rayé les portières. En quelques minutes, l'affaire est entendue : il ne s'agit pas de suivre la banalité d'un groupe d'employés du nettoyage dans la région de Caen, comme dans le récit de la journaliste Florence Aubenas*. Tout au contraire : même lorsqu'ils mettent à profit leurs vacances d'été pour faire du cinéma, les auteurs de l'émission " Groland " entraînent encore leurs fans dans le délire le plus noir.


Pourtant, inexplicablement en passant du petit au grand écran et du court au long-métrage, le regard porté sur eux change du tout au tout. Bouffons sur Canal +, les voilà repeints en documentaristes. Pris au sérieux, ou plutôt pris au piège de leur propre discours sur les vraies gens, les méchants capitalistes, etc. (lire l'interview de Benoît Delépine, p. 84). " La critique, à la fois sourde et virulente, du capitalisme se retrouve aussi bien dans leurs films que dans leurs sketchs ", écrit ainsi Télérama. Les mauvaises manières des croqueurs de chips répugnants passent pour authentiques et doivent " rappeler quelque chose à quiconque a connu dans sa vie un pot de départ " (Marianne). Chacun salue la bonne idée du scénario - un retraité enfourche sa vieille moto Mammuth en quête des attestations d'employeurs qui lui permettront de reconstituer sa carrière et de toucher sa juste retraite. Mais nul ne s'étonne - encore moins ne se révolte - que cette fable tourne finalement à la surenchère sur le créneau unique de l'égoïsme prolétaire. Une fausse handicapée vraie voleuse, un videur de boîte de nuit mal embouché, un chercheur de trésors prétentieux et un viticulteur cynique, ces personnages ont été vidés de leur humanité avant usage, comme si cela allait de soi. " Ce road-movie des points retraite, traduit pourtant TéléCinéObs, croque l'absurdité du monde du travail, éructe son amour pour les vieux et les laissés-pour-compte dans une France où rôdent les jeunes aux dents longues. "


Plus c'est gros...


Les mêmes beaux esprits qui s'étranglent d'une blague sur les Arabes auvergnats lorsque Brice Hortefeux en est l'auteur s'esclaffent d'un vieux stéréotype - voir ce forain qui lance : " Tu me vois payer les impôts, les taxes et pourquoi pas l'électricité pendant qu'on y est ? " Ainsi, pour le Monde, cette " collection de rencontres lamentables, décousues et truculentes vaut son pesant de cacahuètes ". Plus c'est gros, mieux ça passe : après avoir roulé 200 bornes en rêvant de corriger une voleuse de portable à coups de pelle, la femme de Serge rebrousse chemin lorsqu'elle réalise enfin qu'elle ignore totalement où la débusquer... " Sublime Moreau, évidemment ", exulte le Canard enchaîné, comme naguère étaient salués les Deschiens de Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff ! Quand Depardieu et son cousin sexagénaire se masturbent mutuellement pour fêter leurs retrouvailles après quarante-cinq années d'éloignement, le Point y reconnaît " A la recherche du temps perdu chez les prolos ". De même, aucun critique digne de ce nom ne se risque à passer pour un con en demandant pourquoi la nièce demeurée de Serge fabrique son CV " avec du papier-toilette et du sang de [ses] règles ". " Etonnante Miss Ming, autiste et poétesse ", retient prudemment le Parisien. Puisque les auteurs se déclarent poètes, une vieille dame en chemise de nuit fatiguée qui se passe un rasoir Bic sous les aisselles devient assurément " magnifique ".


Pauvres et moches


A l'inverse, les auteurs de Camping 2 n'ont droit à aucune mansuétude. A la notable exception de Libération, qui a salué leur joyeux nanar, les confrères se sont contentés d'un haussement d'épaule. Ainsi, le Point bâille d'ennui : " Bonne ou mauvaise nouvelle, on ne saurait dire, mais il n'y a absolument rien de nouveau sous le soleil bleu du camping. " Télérama - tout comme le Nouvel Obs et Marianne ne lui ont pas consacré une seule ligne. Le silence est apparemment de mise, dès lors que l'on redoute de se mettre à dos, en dézinguant le film, les 5,5 millions de spectateurs qui ont aimé la version 1. Or, le déni de critique sur la comédie de Franck Dubosc et Cie est une autre démonstration de l'impossibilité de parler du peuple et au peuple, tout aussi éloquente que l'assimilation de Mammuth à une thèse de sociologie sur le nouveau prolétariat. Pourtant, la mobilisation des campeurs contre un élu véreux livrant son littoral aux promoteurs constitue une rupture bienvenue dans une époque matérialiste. Pourtant, boudiné dans un tee-shirt Obama, Claude Brasseur top ringard brouille les certitudes, et sur les pequenots et sur le premier-noir-élu-président-des-Etats-Unis-d'Amérique. Pourtant, enfin, certaines répliques - " Christophe Colomb a découvert l'Amérique, moi j'ai des couverts en plastique ", " Tu marches sur tes tongs ", " La vraie force, c'est de couper une barre de chocolat en quatre et de ne manger qu'un carré " - amusent autant que celles des Visiteurs. Osons alors une hypothèse, inspirée d'un article au vitriol publié sur le site Slate.fr : si Camping 2 glace la critique, c'est que " sous ses airs de comédie inoffensive, Camping prône la beauf attitude, égrène un catéchisme de comptoir là où les Bronzés jonglaient avec les bons mots et les situations scabreuses sans tenter d'en tirer une morale [...] Sous couvert de rire des beaufs, cette pseudo-satire autosatisfaite, donneuse de leçon, les intronise comme modèle de société ". En clair, les pauvres ne sont beaux que lorsqu'ils sont moches.


Anonymes ou ridicules...


Ainsi, passé le séisme du 21 avril 2002 et les serments de lucidité d'alors, la représentation de la France d'en bas demeure caricaturale. Malgré les répliques de 2005 (non à la constitution européenne), 2007 (triomphe sarkozyste dans la France qui souffre) et 2010 (record d'abstention dans les milieux populaires), la France d'en haut n'aime voir son peuple que lorsqu'il est grossier dans ses manières et fragile sur les valeurs. Rosetta des frères Dardenne était de ce point de vue un film parfait, puisque les fauchés se comportaient comme des rats. Au cinéma comme au journal de 20 heures, l'électeur FN et la racaille de banlieue sont plus photogéniques, donc plus aimables, que le Patrick Chirac-Franck Dubosc dans sa zone pavillonnaire, au volant de sa R21 et devant sa tente de camping. Pour prétendre exister, le Français moyen doit, comme Serge Pilardosse-Depardieu, confier son destin à deux auteurs foutraques légèrement politisés, comme Delépine et Kervern. Anonymes ou ridicules, terrible choix !


Le Quai de Ouistreham, éd. de l'Olivier.


Delépine : " Nous, on fait du cinéma "

Marianne : Comme son surnom l'indique, Depardieu-Mammuth apparaît bestial. Pourquoi ?


Benoît Delépine : Nous avons filmé nos amis tels qu'ils sont dans la vie. Gérard n'est pas bestial, il est hyperjuste.


Vous connaissez beaucoup de gens, même pauvres, qui fêtent le départ d'un collègue en tablier sanguinolent ?


B.D. : Dans cette usine, les ouvriers font les trois-huit. Ce sont eux, les vrais ouvriers, qu'on voit à l'image. Ils n'ont pas eu le temps de se changer.


Ni d'attendre pour dévorer les chips, crac-crac-crac ?


B.D. : On voulait une perturbation, pour la bande-son.


Entre le peuple réel et le peuple qui fait rire, votre choix est fait...


B.D. : Nous faisons du cinéma. Nous utilisons des aspects de la réalité, mais nous ne prétendons pas montrer la réalité sociale de la France.


Quand Depardieu ignore l'homme qui gît sur le carrelage du Super U, quelle est la part de réalité ?


B.D. : C'est de l'humour noir.


Et quand il raye deux voitures en tentant de passer son chariot ?


B.D. : C'est un gag. Charlie Chaplin, ça vous dit quelque chose ?


Va pour l'humour ! Mais on est loin de la critique sociale dont se repaissent les journalistes qui commentent votre film...


B.D. : Depuis quarante ans, le cinéma français raconte des histoires de bourgeois qui se déchirent dans de grands appartements. Alors forcément, quand les critiques voient sur grand écran un abattoir ou un prolo, la confrontation avec la vraie vie, ça leur fait un choc.


Vous revenez au réel...


B.D. : En montrant un ouvrier qui traverse la France à moto pour récupérer ses points de retraite, on montre les effets pervers du libéralisme. La pression au travail, les suicides de France Télécom, on ne les a pas inventés.


Dans Louise-Michel, votre précédent film, des ouvrières licenciées décident de buter le patron. C'est votre conception de la lutte sociale, dans la vraie vie ?


B.D. : Pas du tout. Comme Don Quichotte, qui reste notre modèle, nous imaginons des héros hors normes, qui sont confrontés à des réalités quotidiennes. Cette confrontation permet l'envol de la poésie.


Pour atteindre ce nirvana, êtes-vous obligé de confortez les stéréotypes sur une populace crade et dénuée de valeurs ?


B.D. : Je crois que les spectateurs à qui il reste un peu de coeur perçoivent l'humanité et la dignité de nos personnages. La quête de Mammuth n'a pas seulement pour but de faire rentrer l'argent. C'est surtout la quête de l'amour. Si on refuse de voir ça, si on en reste aux apparences, c'est grave.





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