Sur un vélo rose à
Amsterdam
par Laurent
Chambon - Jeudi 13 mai 2010
Laurent
Chambon est docteur en sciences politiques, spécialiste des minorités en politique
et dans les médias, ancien élu local travailliste à Amsterdam et chercheur en
sciences politiques, et est co-fondateur de Minorités.
Cela fait exactement dix ans que j’ai le même vélo à
Amsterdam: un Kronan pour homme, un vélo suédois
indestructible, le seul exemplaire rose de la ville (l’autre a été volé en
2001). Les enfants sont toujours intrigués: « Monsieur, pourquoi ton vélo est
rose alors que c’est un vélo d’homme, le rose c’est pas pour les filles? »
Derrière ce vélo, il y a tout un mode de vie et une façon de concevoir la
ville. C’est ce qui rend Amsterdam infiniment plus agréable que Paris, malgré
la bouffe de merde et le temps gris.
M
on vélo rose pour
homme est peut-être vaguement exotique, mais il n’est qu’une espèce
particulière dans l’écosystème cycliste des Pays-Bas. La plupart des
Amstellodamois ont un vélo de grand-parents: un opafiets
(de fiets, pluriel fietsen,
vélo, et de opa, pépé) pour les hommes, omafiets (vélo de mémé, sans barre au milieu) pour les femmes.
Une chose noire, réduite à sa plus simple expression, les freins par
rétropédalage (c’est pas cher, et surtout les autres types de freins sont trop
compliqués à entretenir, et les câbles cassent trop facilement), la lampe est
remplacée par une diode luminescente blanche en forme de souris achetée au Hema
accrochée au guidon et une rouge qui pend du porte-bagage.
On voit aussi des ligfietsen, ces vélos sur lesquels on est couché sur le dos,
parfois dans une coque en forme d’obus. Il paraît
que c’est un plaisir de les conduire. Mais aussi des vouwfietsen, les vélos pliables qu’on a le droit de prendre dans
le train sans payer de supplément. Des tandems, bien sûr, mais surtout à la
campagne. Et toutes les combinaisons possibles de vélos pour adulte avec
enfant(s): un siège devant
et/ou derrière, un tandem avec une place avec ou sans pédale pour un môme, une
remorque pour enfants (ou chiens), un vélo d’appoint pour enfant sans roue
avant qui s’attache sous la selle du parent, un tricycle pour vieux ayant des
problèmes d'équilibre...
On a les vélos design minimalistes (mon
préféré est le Van Moof en alu brossé, avec diodes
luminescentes solaires automatiques, siège et poignées en cuir: la classe
atomique au feu rouge), des choses chinoises rétro un peu kitsch, les vélos
pour grands (double barre renforcée entre le guidon et la selle), les tricycles
avec ou sans roue directrice, et la dernière mode: vélo pliable réfléchissant
en forme de triangle parfait, le Strida.
Dans l’entrée, le garage ou le grenier
des maisons amstellodamoises, il y a toujours un omafiets en réparation, renversé sur sa selle ou suspendu par
des câbles. Il n’y a pas de rue sans une bonne dizaine d’opafietsen accrochés aux troncs des arbres, aux poteaux, aux
lampadaires ou juste appuyés contre les murs, cerclés d’une énorme chaîne avec
un cadenas Made in China.
En face de la gare d’Amsterdam Centraal
s’élève un immense garage à vélo flottant. Il y a des milliers et des milliers
de vélos de toutes les formes et couleurs. En face, le garage à vélo payant est
toujours plein, et tout autour de la gare la police passe son temps à enlever
les vélos qui sont garés partout.
Amsterdam sans vélos, mais
avec des bagnoles comme à Paris?
Faut tout recommencer la ville!
Maintenant, imaginez qu’une voiture
remplace deux ou trois vélos. Il faudrait qu’Amsterdam soit dix fois plus
grande. La plupart des canaux et beaucoup de blocs de maisons devraient faire
la place à des autoroutes pour permettre aux Amstellodamois de se déplacer.
D’ailleurs, un des grands combats des
années 1960 en ville n’a pas été uniquement pour plus de liberté des mœurs,
mais d’empêcher les politiques et les bureaucrates de raser le centre
historique pour construire une ville « moderne » avec des grands immeubles bien
cubiques façon Brasilia et surtout tracer des grandes voies pour automobiles.
Quand on voit que les Amstellodamois sont prêts à payer des fortunes pour
pouvoir vivre dans le centre historique sans possibilité de se garer en bagnole
alors que les maisons dans les villes « modernes » réalisées dans les polders
avec des places de parking pour Monsieur et Madame voient le prix
du mètre carré s’effondrer, on se demande bien qui est le plus moderne dans
l’histoire.
Amsterdam est construit sur du sable.
Sur l’île ou j’habite, quand on creuse un peu le jardin, on se croit à la
plage: du sable, et l’eau qui remonte doucement si on creuse assez
profondément. Tout bouge sur ce sol mou: les maisons, les quais des canaux, les
arbres qui se couchent doucement, et les routes. Les voitures et les camions
coûtent une fortune aux habitants et à la ville: ces choses d’une à plusieurs
tonnes qui roulent en vibrant défoncent les routes, abîment les fragiles
fondations des maisons et obligent la commune à refaire les quais
régulièrement. Quand j’étais élu à Amsterdam Oud-Zuid, j’étais toujours frappé par
la part (énorme) du budget qui était consacrée chaque année pour refaire les
infrastructures que les bagnoles défonçaient avec autant d’acharnement alors
que les vélos ne causaient absolument aucun dommage. Le point le plus dur de
négociations en vue de former une coalition avait d'ailleurs été le nombre de
places de parking qui devaient être maintenues ou sacrifiées pour faire de la
place pour les vélos.
En fait, ce qui distingue vraiment les
partis politiques à Amsterdam, c’est leur attitude vis-à-vis du vélo. Beaucoup
de gens de droite ne votent plus pour les libéraux car ils sont trop
pro-voiture et pas assez pro-vélo. Les Néerlandais sont socialement
scandinaves, et économiquement néo-libéraux, la plupart des différences
politiques peuvent être expliquées par leur vision du transport urbain. La
droite hollandaise défend la bagnole comme une liberté fondamentale un peu de
la façon dont les Républicains américains défendent le port de l’arme à feu: de
façon émotionnelle et sans aucune rationalité. La banlieue vote à droite pour
défendre ses bagnoles et à gauche pour défendre ses emplois. La gauche est
divisée entre les partis qui veulent entièrement remplacer les voitures par les
vélos et ceux qui veulent quand même un peu de place pour les voitures « des
travailleurs ».
Le vélo est le marqueur
social le plus évident
Quand nous vivions dans le quartier «
chic » du Pijp (lire: plein de nouveau riches prétentieux), nous avions un bakfiets,
ce qui rassurait mon mari sur notre statut social. Un bakfiets permet de transporter deux enfants et/ou des courses
dans la caisse en bois qui est placée devant. Dans notre cas, il servait
surtout à balader Martin et Philippe, nos deux labradors. Dès qu’on passait sur
le Dam ou près des musées, les touristes pètaient un plomb et nous
mitraillaient. Les monstres poilus dans le bakfiets sont probablement les
photos canines amstellodamoises les plus courantes à circuler sur la version
japonaise ou mexicaine de Flickr. Le bakfiets servait aussi à tenir en respect
tous les nouveaux riches et leurs énormes 4x4 qui n’avaient jamais vu de
colline ou de gadoue: 80kg d’acier et de bois (sans compter le cycliste) dans
la carrosserie du Cayenne chocolat ou du Range Rover blanc, c’était la terreur
des fausses blondes thunées d’Amsterdam Zuid.
Le moyen de transport, c’est le marqueur
social le plus évident à Amsterdam. Les classes moyennes ont un opafiets ou un omafiets.
Les intellectuels et les bobos ont des trucs design s’ils sont célibataires ou
un bakfiets s’ils ont des enfants. Les créatifs ont des vélos
d’une couleur ou d’une forme rare, les punks déménagent leur bordel avec un
énorme bakfiets dans lequel on pourrait installer un lit à deux
places, et les travailleurs qui voyagent partout dans la Randstad et doivent
prendre le train ont leur vélo pliable, plus ou moins design selon leur budget.
Les nouveaux riches ont un SUV à crédit,
les provinciaux thunés ont une Volvo ou une Audi aussi à crédit, les Turcs ont
une Mercedes d’occasion (appelée ici méchamment turkebak, « moule à Turc »), les beaufs et leurs enfants rasés
et tatoués ont un scooter, et les Noirs comme les Marocains prennent le bus et
le tram. Les Indoustanis ont tous une voiture japonaise d’au moins dix ans (genre
Datsun), les sororités d’étudiantes de droite (les moins connes étudient le
droit, les autres la littérature même si elles ne lisent jamais) ont toutes le
même vélo volé repeint à la bombe pendant leur bizutage, en général en rose ou
en rouge. On ne va pas non plus abolir les genres, hein. Les jeunes cadres
dynamiques de droite ont un scooter électrique pour s'imaginer durables et
verts, et les beurgeois et les jeunes Turcs surdiplômés ont un vélo
hollandais über-classique bien propre (genre Sparta noir ou vert foncé ultra
mat avec un porte-bagage avant) pour prouver leur intégration et leur réussite.
À Amsterdam, montre-moi ton vélo et je
te dirai qui tu es.
Toute une infrastructure
pour une meilleure roulabilité
Derrière ces vélos, il y a toute une
organisation. D’abord, des vélos bien conçus, à mille lieues des vélibs: des
pneus faciles à gonfler avec une valve qu’on n’a pas besoin de dévisser, des
chambres à air autoréparantes de plus en plus répandues, une selle et un guidon
assez hauts pour ne pas avoir mal aux genoux ni au dos, des roues assez larges
pour le confort, et un cadre indestructible... Ensuite il y a un réseau de
magasins de vélos qui se charge aussi de vous maintenir votre monture en état,
et de vous fournir un fiets
van de zak (la plupart des employeurs proposent un
crédit vélo d’environ 800 euros tous les trois ans pour ceux qui n’ont pas de
voiture), des parkings surveillés partout en ville et la possibilité d'acheter
un kit de réparation, des lampes ou un protège-selle à fleurs dans tous les
supermarchés du royaume.
Surtout, il y a des pistes cyclables
protégées dans tout le pays (et dans la plupart des pays voisins au Nord et à
l'Est) de façon structurelle: il est impensable d’avoir une route d’un point à
un autre sans qu’on puisse y aller en vélo en toute sécurité. Dans les villes,
il y a des Hoofdnet
fiets, les réseaux cyclables principaux, qui
a priori ont priorité sur tous les autres infrastructures de transport (on peut
visualiser en PDF le Hoofdnet fiets
d’Amsterdam dans le chapitre 7). Je peux vous assurer pour m'y
être cassé les dents qu’il n'y a aucun espace de négociation avec les
ingénieurs du Royaume ou les associations de cyclistes dès qu’il s’agit de
maintenir la vitesse moyenne des vélos sur ce réseau ou d’optimiser la «
roulabilité » des revêtements de sol: si ces réseaux sont encombrés, c’est
toute la ville qui est plongée dans le chaos. Et des têtes qui tombent à la
mairie.
Il suffit de se placer à certains
endroits stratégiques de la ville pour se rendre compte du nombre
impressionnant de vélos qui y passent à l’heure de pointe. Dans ma rue à partir
de 17h je sais quand le feu du carrefour voisin est passé au vert: une nuée
d’Amstellodamois de toute taille, sexe et couleur passe en trombe sous mes
fenêtres. Mieux vaut ne pas se trouver sur leur chemin: ils sont nombreux, ils
vont vite, et ils ont faim. Après, silence à nouveau: le feu a dû passer au
rouge.
Vivabilité et fesses dures
Ceux qui pensent qu’on vit à Amsterdam
pour la fumette ou le sexe se trompent lourdement: on y vient pour l’amour ou
le boulot, et on y reste pour la qualité de vie, malgré la bouffe de merde et
le temps gris. On doit cette « vivabilité », comme disent les hollandais (leefbaarheid), en grande partie au vélo. La France, qui se rêve
comme pays où il fait bon vivre, s’obstine à tout sacrifier aux bagnoles, sans
comprendre que faire de la place aux vélos permettrait de tenir les promesses
de baisse d’émission de gaz de carbone, d’arrêter ces messages débiles avec «
manger-bouger » et de faire de Paris et des grandes villes de province autre
chose que des parkings géants traversés par des kilomètres d’embouteillages.
Mais bon, comme les élites pensent
encore qu’imposer les hyperriches va chasser les « talents », que les Français
sont forcément blancs, catholiques et hétérosexuels, que la séparation des
pouvoirs ne sert à rien, que Paris est le centre du monde et que notre
république est basé sur la méritocratie (LOL), pourquoi ne pas imaginer que la
voiture a encore un avenir, hein?
Pendant ce temps, on a des gens qui
expérimentent. Les diplômés américains rêvent d’aller s’installer dans l’Oregon
où le vélo est en passe de chasser la bagnole, et on a même un designer bulgare
qui imagine des structures légères avec des câbles pour transporter les humains et les cyclistes rapidement et pas cher
dans les villes grecques.
Pendant que Renault ou PSA perdent de
l’argent malgré toutes les primes à la casse et cherchent à nous refourguer les
mêmes boîtes en métal d’une tonne, mais avec de l’électrique cette fois, il y a
des gens qui imaginent déjà le futur. Sans Renault ni PSA.
Ah oui, j'oubliais: la bagnole ça énerve
tout le monde et ça ramollit les corps.
Le vélo, ça calme et ça fait de belles
jambes.
Nan, pour rien, juste l'été qui arrive.
Notes
Cet article a été repris en anglais et néerlandais
par le site Nieuws
Uit Amsterdam.