Robert Wright (chroniqueur en ligne au New York Times [2], auteur de The Evolution of God [3]) est ce que l'on pourrait appeler un cynique. Imaginez donc ma surprise lorsque je l'ai entendu parler avec émotion du temps où il méditait dans une retraite silencieuse bouddhiste. «Lorsque j'en suis sorti, j'avais vraiment changé, m'a-t-il ainsi confié. C'est l'une des meilleures expériences de ma vie.»
Mais comment un cynique pouvait-il éprouver ainsi autant de joie? C'est en tentant de répondre à cette question que je me suis rendu à Barre (Massachusetts). La ville abrite l'Insight Meditation Society [4]; c'est là que Wright a effectué son pèlerinage, il y a bien des années. L'organisation a été fondée dans les années 1970 par un groupe d'occidentaux, qui avaient passé quelque temps en Asie du Sud-Est pour y être moines bouddhistes; elle occupe un ancien noviciat [5] catholique, non loin d'une forêt, au milieu de nulle part. Et depuis près de 40 ans, elle offre... du silence.
Je suis donc parti pour «faire retraite», comme disent les initiés. Sept jours de méditation silencieuse consacrée à la nature de l'amour bienveillant, infini et inconditionnel (le Metta, en langage bouddhiste). Il y avait quelques règles: ne pas parler, ne pas blesser d'êtres vivants (pas même les insectes), ne pas commettre d'écarts sexuels, ne pas voler. Nous pouvions manger quelques plats simples, nous assoir dans une salle de méditation, ou faire des allées et venues en marchant lentement tout en réfléchissant au concept d'amour bienveillant. Tout cela paraissait plutôt agréable –en théorie.
J'avais tort. Dès le premier jour, j'ai compris que je j'avais fait une effroyable erreur. Une fois la curiosité initiale retombée, j'ai fini par «remarquer» (autre terme bouddhiste) quelque chose: j'étais complètement déprimé. Le fait d'être assis sur un coussin pendant des heures sans pouvoir dire un mot s'est vite avéré particulièrement assommant. Pire: c'était douloureux. On pouvait croiser les jambes, s'agenouiller, ou s'assoir sur chaise, mais au final cela importait peu; la même douleur fulgurante remontait le long de mon épaule droite pour venir me hurler dans les tympans. J'étais accablé par l'ennui et la souffrance –et vu que nos hôtes nous imposaient le silence, je ne pouvais pas me plaindre. Au diable les bons souvenirs de Wright; cet endroit me sortait par les yeux.
Mes compagnons de méditation (ou «yogis») n'arrangeaient pas les choses. On ne peut pas dire qu'ils respiraient la joie de vivre et l'amour du prochain; ils se promenaient à petit pas, trainant les pieds, le visage éteint. J'avais soudain l'impression d'être entouré de zombis; je m'attendais presque à voir leurs bras se détacher de leurs corps. Assis à la table du dîner, entouré d'êtres affalés au dessus de leurs assiettes, je me disais que j'avais été convié à un banquet pour dépressifs chroniques. La tristesse de ces gens était si manifeste qu'elle me plongeait dans une angoisse presque physique. Dire que j'aurais pu aller à la plage, profiter du soleil –et que j'avais décidé d'aller m'enfermer dans une morgue...
Je finis donc rapidement par comprendre que j'avais fait erreur, et que j'avais environ 140 heures d'ennui ininterrompu à tirer. Pensez-y: ce n'est pas rien de gâcher toute une semaine de vacances, assis sur un coussin. Je n'arrêtais pas de penser aux mille voyages que j'aurais pu faire en lieu et place de ce séjour. Retourner au Japon! Arpenter l'Alaska sauvage! Faire de la plongée! De l'escalade... Je serais allé n'importe où, j'aurais fait n'importe quoi plutôt que de rester ici.
Ma pratique de la méditation s'est donc muée en longue bataille contre le regret. Voici à peu près comment les choses se sont déroulées: le professeur nous a demandé d'imaginer un endroit où nous nous sentions heureux, tranquilles. J'ai pensé à une montagne. Puis je me suis vu sur cette montagne, en train de faire de la randonnée. Et je me suis dit: «Pourquoi je n'ai pas fait ça, plutôt que de venir ici ?» La colère m'a gagné; pour changer, je me suis mis à penser à l'océan. Tranquille. Puis j'ai visualisé les poissons de cet océan. Les poissons se sont transformés en sushis, et ils m'ont donné faim. Un beau morceau de poisson m'est soudain apparu, reposant sur une boule de riz, frémissant légèrement. Quand j'ai ouvert les yeux, le sushi avait disparu. Tout ce que je voyais, c'était une salle pleine de zombis essayant d'imaginer à quoi le bonheur pouvait bien ressembler.
Plus tard, le professeur m'a expliqué que ces pensées étaient ce que les bouddhistes appellent une «entrave». Le fait de vouloir échapper à la méditation était un désir, et le désir mène à la souffrance (c'est le premier principe du bouddhisme.) Mais le fait de rester assis –submergé par l'ennui et souffrant de douleurs aux épaules– correspondait parfaitement à l'idée que je me faisais de la «souffrance». Le désir, lui, comportait des avantages certains: il vous emmenait dans des endroits intéressants –disons, le bar du quartier. «Donnez moi du sexe, de la drogue et du rock'n'roll!», pensais-je. Au point ou j'en étais, je me serais même contenté d'une sitcom: il me fallait quelque chose, n'importe quoi. Mais je ne pouvais m'en plaindre à nul autre qu'à moi-même. Je me suis donc lancé dans une longue plainte intérieure, ce qui m'emplit de culpabilité; pendant ce temps, je peinais de plus en plus à bouger la tête de gauche et de droite.
*
Si j'avais eu une voiture, je serais peut-être reparti dans la journée. Au final, je suis resté à Barre (j'ai tout de même aperçu une personne partant en direction du parking, bagages en main, pour ne plus jamais revenir). Les jours ont passé, et au bout d'un moment, les choses ont commencé à évoluer. Mes regrets se sont dissipés, et j'ai commencé à trouver le séjour supportable; presque plaisant. Les professeurs nous avaient recommandé d'y aller doucement; j'ai suivi ce conseil. Si la phase 1 avait été pleine de regrets et de tristesse, j'étais passé à ce que l'on pourrait appeler la phase 2. J'ai modifié l'exercice pour pouvoir me distraire; transformé la retraite en terrain de jeu personnel.
Tout à commencé lorsqu'un professeur nous a à nouveau demandé de penser à une personne ou à un lieu qui nous inspiraient de la joie et de l'amour. Soudain, j'étais un enfant, et ma mère était de nouveau jeune femme; les yeux pleins d'amour, elle me prenait par la main, et nous traversions le parc qui se trouvait en face de notre maison. Cette image m'a serré le cœur; de chaudes larmes de joie ont coulé sur mes joues. Le souvenir a changé. Je sentais maintenant l'écorce de mon arbre d'escalade favori sous mes doigts de petit garçon; l'air était chargé des senteurs de l'été. J'ai fait apparaitre mes meilleurs amis de CE1, Peter et Eddie, et nous nous sommes mis en quête d'aventure. Quelques années plus tard et me voilà en train d'agripper de l'herbe à pleines mains, tout occupé à gravir la paroi d'une cascade suisse avec mon frère et mes meilleurs amis; mon cœur débordait de la joie la plus pure.
En passant à la phase 2, j'avais pris le contrôle du lecteur DVD de ma vie: j'avançais en accéléré pour retrouver les meilleures scènes, les moments emplis du bonheur le plus simple. Je me suis vu en train d'embrasser ma première petite amie, sur le perron, à minuit. Je me suis envolé pour la Mongolie, j'ai atterri sur un cheval au galop, et j'ai traversé les plaines à la vitesse de l'éclair. Je me suis revu à 26 ans, jeune clerc à la Cour suprême, serrant dans ma main une note confidentielle annonçant un cinquième vote décisif. J'ai donc passé ces quelques heures à manipuler la télécommande de ma mémoire, remontant le fil des souvenirs qui m'inspiraient le plus d'amour et de tendresse –l'objet même de cet exercice de méditation.
Une fois revenu dans le monde réel, je me suis rendu compte qu'en dépit du strict emploi du temps prévu par nos professeurs, personne ne pouvait m'imposer quoi que ce soit. Si je voulais laisser tomber la méditation pour visiter la forêt avoisinante, qui pourrait m'en empêcher? C'est ainsi que je me suis aventuré dans les profondeurs du bois à la recherche de trésors disparus, armé d'un bâton en guise d'épée, menant un groupe de héros et de sorciers animés par une noble quête: retrouver la Pierre de Sagesse. Commando britannique, j'espionnais la forteresse ennemie afin de recueillir des informations secrètes. Devenu samouraï errant, je hurlais des menaces en japonais tout en tranchant les membres de mes adversaires (les arbres). Au bout d'un moment, il m'a bien fallu admettre je m'amusais comme un petit fou, plongé dans une seconde enfance tout aussi intense que la première.
De retour au centre, j'ai décidé de faire des zombies ma principale source de divertissement. Leurs postures grotesques et leurs airs sérieux me faisaient rire –intérieurement. Ne sachant rien d'eux, je leur inventais des surnoms et des personnalités: l'homme qui dormait pendant la plupart des séances est devenu «Paresseux»; la femme à la musculature impressionnante, «Corps d'acier». Pris d'une inspiration quelque peu coquine, je me suis mis à imaginer que mes compagnons organisaient des rendez-vous galants dans le plus grand secret, bravant la règle interdisant les «écarts sexuels». Il existait certainement une forme de méditation sexuelle, initiée et pratiquée dans un silence total. Telle fut ma source inépuisable de divertissement; cette interrogation vieille comme le monde –qui couche avec qui?
*
Tout ceci était parfaitement amusant –et quelque peu culpabilisant. Je me suis rendu compte que je ne suivais pas vraiment le programme. J'étais très en retard sur l'emploi du temps; au fond, je ne voulais pas me donner la peine de découvrir les vertus supposées de la méditation. Aussi intenses soient-elles, mes rêveries étaient également des entraves (pour reprendre la terminologie bouddhiste); elles étaient du domaine de la «pensée», et n'avaient donc pas leur place dans la méditation. Nous devions «être», ou «demeurer». Les professeurs nous avaient prévenus du fait que l'esprit ferait tout ce qu'il pourrait pour échapper à la douleur ou à l'inconfort, et c'était exactement ce qui était en train de se passer. J'avais réussi à vaincre l'ennui en faisant jouer mon imagination –mais je ne l'avais certainement pas transcendé. Pouvais-je en faire plus?
J'ai finis par crever l'abcès en rencontrant Michele McDonald, la directrice; une femme qui, lorsqu'elle entrait dans une pièce, semblait envoyer des ondes de choc invisibles dans toutes les directions. Elle m'a dévisagé pendant quelques instants, puis m'a demandé comment j'allais. Le son de ma voix m'a paru un peu étrange, mais je me suis entendu lui expliquer qu'après des débuts assez difficiles, j'étais enfin parvenu à ressentir beaucoup d'amour, et que l'expérience était devenue agréable. J'ai évoqué l'une de ses premières leçons, au cours de laquelle elle nous avait conseillé de ne pas essayer de repousser la douleur, et je lui ai parlé de mon problème. Je lui ai dis que j'avais essayé de me confronter à un peu de douleur, mais que j'y avais plus ou moins renoncé; que j'avais décidé de m'amuser, et...
«Restez assis plus longtemps!», ordonna-t-elle.
J'étais pris de court.
«Réfléchissez-y une seconde, continua-t-elle. Pourquoi finissez-vous toujours par vous lever? Restez assis! Ne bougez pas, et vous comprendrez».
Lorsqu'un maître bouddhiste vous donne un ordre direct, il est difficile de ne pas s'y plier. Je suis donc entré dans ce que l'on pourrait appeler la phase 3: je suis allé dans la salle de méditation et je me suis assis. Vraiment assis: je n'ai pas bougé d'un pouce, même pour soulager une démangeaison ou étirer une cheville. J'ai adopté ma propre version –peu académique et particulièrement disgracieuse– de la position du lotus, et je suis resté là pendant près de trois heures; je ne m'étais jamais assis sans rien faire pendant aussi longtemps (loin s'en faut).
Et le maître avait raison –il s'est bel et bien passé quelque chose. Comme prévu, la douleur est arrivée. Mais je n'ai pas bougé. Pendant la deuxième heure, la souffrance était parfois atroce; j'avais l'impression d'avoir des charbons ardents sur les chevilles. Mais j'avais décidé de rester assis, et je devais m'y tenir. C'est vrai, j'avais mal, mais la douleur était supportable; bizarrement, au fil du temps, j'ai même fini par lui trouver des bons côtés. Elle me permettait d'accéder à un sentiment d'abandon profondément relaxant.
Après cette séance, j'ai modifié mon approche pour m'abandonner plus avant, renonçant peu à peu au contrôle de mes émotions. J'ai arrêté d'essayer de me faire remarquer, de sortir du lot. En gros, je suis devenu un zombie comme les autres. Lorsque les professeurs disaient «asseyez-vous», je m'asseyais; lorsqu'il était l'heure de marcher, je marchais. Je ne m'ennuyais plus, sans trop comprendre pourquoi. C'était presque comme si j'avais oublié ce qu'«ennui» voulait dire.
Des phénomènes étranges ont alors commencé à se manifester. Un jour, pendant le repas, mon regard est allé se poser sur la mousse d'une pierre, et soudain, le temps s'est arrêté pour je ne sais combien de temps. A certains moments, les couleurs me paraissaient étranges; j'avais l'impression de porter des lunettes teintées. Je suis même allé jusqu'à oublier mon propre nom, comme on oublie le nom de la capitale de la Serbie. La moindre petite chose me paraissait fascinante. Regarder une fourmi gravir un caillou me procurait les mêmes émotions qu'«Avatar» en 3D.
Et, tout d'un coup, la retraite pris fin. Nous avions à nouveau le droit de parler. J'ai fait connaissance avec «Paresseux» et «Corps d'acier», dont les noms et la personnalité ne correspondaient en rien avec ce que j'avais imaginé. On m'a ramené à New York City tout m'y paraissait étrange, distant. En rentrant chez moi, j'ai remarqué le craquement du parquet sous mes pieds pour la toute première fois.
New York n'avait pas changé, mais elle ne me semblait pas normale pour autant; cette impression dura quelque temps. La vie de tous les jours n'était qu'une vaste farce –trop dramatique, trop excessive et (par-dessus tout) trop comique pour être vraie. Un obèse se disputait avec un homme de petite taille, lui agitant son doigt sous le nez. Arrivait un groupe de jeunes filles en tenues de soirée, toutes occupées à glousser et à envoyer des sms. Et tous ces gens qui parlaient à leurs chiens! Tout cela ne pouvait être qu'une gigantesque pièce de théâtre; la distribution des rôles avait été parfaite, mais je pouvais bien voir que ces personnes n'étaient que des acteurs.
Quelques jours plus tard, ces impressions commencèrent à se dissiper. (J'en ai tout de même profité pour écrire plusieurs emails pleins d'affection, sachant que cette clairvoyance n'était que passagère). J'ai recommencé à manger de la viande, à prendre l'avion; j'ai redécouvert le stress. Cette semaine de silence m'a-t-elle durablement influencé? Sans doute pas; mais j'espère que oui.
Au vu de cette expérience, je ne pense pas atteindre l'illumination spirituelle ou devenir yogi –du moins, pas dans cette vie. La retraite m'a fait comprendre que je suis plein de désir, que je suis toujours à la recherche d'expériences authentiques, et que ma volonté de rester maître de ma propre vie peut vite tourner à l'obsession. Je sais aussi que c'est ce goût de l'aventure qui m'a poussé à faire cette retraite; d'un certain point de vue, l'expérience était donc faussée avant même d'avoir commencé. Reste que Robert Wright ne s'était pas trompé. Cela peut paraître simpliste, mais le fait est qu'une semaine de silence peut vous aider –sans doute plus sûrement qu'aucune autre méthode– à découvrir qui vous êtes.
Tim Wu
Traduit par Jean-Clément Nau
Photo: Buddha dog [6] /
Superfantastic via Flickr CC License
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Links:
[1] http://www.slate.fr/source/tim-wu
[2]
http://opinionator.blogs.nytimes.com/category/robert-wright/http:/opinionator.blogs.nytimes.com/category/robert-wright/
[3]
http://www.amazon.com/gp/product/031606744X?ie=UTF8&tag=slatmaga-20&linkCode=as2&camp=1789&creative=390957&creativeASIN=031606744X
[4]
http://www.dharma.org/
[5] http://fr.wikipedia.org/wiki/Noviciat
[6]
http://www.flickr.com/photos/superfantastic/50088733/
[7]
http://creativecommons.org/licenses/by/2.0/deed.en