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Série: Dans les petits papiers de Liliane B.

26 Juillet, 2010


1/5. Quand les gogos des riches jouent les gagas du peuple

Pour en arriver à confondre le patrimoine d’une milliardaire avec celui du pays, il faut tout le culot de Nicolas Sarkozy. Une manœuvre audacieuse quand on se souvient que Nestlé a été poussé chez L’Oréal pour prémunir les Bettencourt d’une nationalisation!

Ami, décèles-tu le vol noir des choucas sur nos plaines? L’heure est grave, la patrie est en danger. C’est la «réussite» qu’on guillotine. Entendez-vous dans les campagnes mugir les féroces barbares? Ils viennent jusqu’à Neuilly égorger Liliane et compagnie… Le 12juillet, devant son interlocuteur de l’ORTF, le président de la République française a en creux transformé une parfaite rentière qui, grâce à son ami photographe, a appris à danser le rock and roll à soixante-quinze ans en idole des jeunes qui rêvent d’une vie meilleure, et changé surtout l’affaire Woerth-Bettencourt en une manipulation d’«officines» visant à déstabiliser le gouvernement et à livrer, dans le même temps, le capital de L’Oréal au mastodonte suisse Nestlé. «J’ai conscience de la souffrance en France, affirme Nicolas Sarkozy, mais je dois être un homme d’équilibre, de sang-froid, je dois dire à la société française que l’invective, la dénonciation, eh bien, c’est non! Nous sommes dans une vraie démocratie et croyez-moi, Madame Bettencourt, qui est propriétaire de L’Oréal, je souhaite qu’elle reste propriétaire de L’Oréal et que L’Oréal, qui emploie 64000 salariés, ne parte pas dans un autre pays parce qu’à ce moment-là, qui le paierait? Ce n’est pas les commentateurs; ce sont les salariés qui le paieraient avec leur emploi et ça, je ne le veux pas.»

Été 1969, dans la villégiature bretonne des Bettencourt, à la pointe de l’Arcouest (Côtes-d’Armor), n’était l’anachronisme, on se pincerait pour y croire. Les Pompidou sont là derrière l’eucalyptus près des colonnades et Georges, qui vient de remporter l’élection présidentielle, devise gaiement avec la maîtresse de maison. «Votre affaire grandit, elle est florissante, vous ne pourrez pas toujours rester seule», glisse-t-il à Liliane Bettencourt dans un vieux réflexe de banquier d’affaires.

Quelques années plus tard, en 1973, c’est le premier choc pétrolier, l’époque aussi de la grande crainte dans les rangs patronaux de voir éclater un second Front populaire… François Dalle, successeur du fondateur Eugène Schueller et PDG de L’Oréal depuis 1957, profite de l’aubaine de la crise pour faire passer son grand projet, très éloigné du «patriotisme économique»: il s’agit de mettre la multinationale encore en puissance à l’abri de toute velléité de nationalisation. «Nous étions solides, le danger me paraissait plutôt venir de la situation politique du pays, raconte-t-il, non sans morgue, dans son autobiographie publiée en 2001. Le Parti socialiste avait signé, l’année précédente, un programme commun avec le Parti communiste et, aux élections législatives qui devaient se dérouler quelques mois plus tard, la gauche avait des chances de l’emporter sur la droite. Il faut dire qu’à l’époque, la gauche n’avait en rien le sens de la mesure et des réalités qu’elle a acquis depuis. Elle était prête à tous les emballements et, conformément au programme commun, elle annonçait, si elle parvenait au pouvoir, la nationalisation de beaucoup de grandes entreprises. Dans ce contexte, je me disais que si L’Oréal pouvait s’associer avec une affaire non française, elle serait, du même coup, mieux protégée contre la menace d’une nationalisation.»

Le 8mars 1974, les Échos célèbrent «une union qui fera sensation» sans s’étendre sur les arrière-pensées qui la scellent: les Français craignent la chienlit et les Suisses sont réputés vouloir croquer, à moyen terme, l’entreprise de cosmétiques. Au fil du temps, aucun des deux scénarios ne s’est vérifié: la France n’a pas confisqué les mannes du champion du monde du shampooing et Nestlé demeure sagement au capital de L’Oréal. Au tournant du siècle, Capital a réalisé un calcul édifiant: entre 1998 et 2000, les premiers actionnaires de L’Oréal se sont enrichis de près de 10,4milliards d’euros. Soit, selon le mensuel, quelque 14,2millions d’euros par jour ou 590000euros par heure, y compris celles de sommeil!

À la retraite, François Dalle a connu les affres de l’exil fiscal en Suisse: il s’est installé à Cologny, 5000 habitants et autant de super-riches, 366 hectares de villas dissimulées au bord du lac Léman, pile-poil à l’endroit où les impôts sont les plus doux du canton. Entre ses vacances permanentes dans ses résidences de Neuilly, en Bretagne, dans les Baléares ou aux Seychelles, Liliane Bettencourt s’est, elle, contentée, d’après les enregistrements réalisés clandestinement par son ex-majordome et livrés à la presse, de transférer quelques éléments de son patrimoine dans des paradis fiscaux. Un accident dans un parcours exemplaire du «patriotisme économique»? À l’ORTF, Nicolas Sarkozy évacue: «Mais qu’est-ce que c’est depuis quelques semaines que cette attitude vis-à-vis de l’argent? J’entends des gens qui disent leur détestation de l’argent… Mon dieu!»

Thomas Lemahieu

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2/5. Success story. La crème de l’extrême droite contre les camarades du soleil

 «Dites aux gens qu’ils sont dégoûtants, qu’ils ne sentent pas bon, qu’ils sont laids.» 
Dans les années 1930, Eugène Schueller, fondateur de L’Oréal, envoyait ses commerciaux civiliser le pays… Pendant que lui, 
le père de Liliane B., pataugeait dans la fange des fascistes.

Après avoir mis au point une teinture «inoffensive» pour cheveux, commercialisé un shampooing pour le grand public, quitté son deux-pièces à 400francs de loyer annuel pour des appartements, puis des demeures plus confortables, mis un pied un temps dans l’industrie du vernis cellulosique ou du film photo, lancé le magazine Votre beauté et envoyé aux coiffeurs un document intitulé «Le premier cheveu blanc», le chimiste Eugène Schueller, fondateur de L’Oréal, regagne sa villa à l’Arcouest en Bretagne, après une balade sur son luxueux bateau, l’Edelweiss. Il est couvert de coups de soleil, comme à chaque fois – une malédiction, vraiment. C’est ainsi que le père de Liliane B., née en 1922, entreprend d’inventer une huile filtrante, l’«ambre solaire», qui sera commercialisée pour la première fois en 1936… Quand le Front populaire libère les ouvriers, les employés avec les premiers congés payés et que Jacques Prévert déclame: «Devant la porte de l’usine / le travailleur soudain s’arrête / le beau temps l’a tiré par la veste / et comme il se retourne / et regarde le soleil / tout rouge tout rond / souriant dans son ciel de plomb / il cligne de l’œil / familièrement / Dis donc, camarade soleil / tu ne trouves pas / que c’est plutôt con / de donner une journée pareille / à un patron?»

Bals musettes, vacances et révolution… Le Front populaire, c’est l’horreur pour Eugène Schueller: déjà, à l’Arcouest, il a, dès son arrivée et contre tous les usages d’alors, posé une clôture autour de sa propriété et coupé le sentier côtier… Comme pour se protéger du phalanstère voisin réunissant depuis 1898 une tribu de grands intellectuels et scientifiques (Marie Curie, Jean Perrin, Irène et Frédéric Joliot-Curie, Charles Seignobos, etc.), tous dreyfusards, attachés à la cause laïque, pacifistes pendant la Grande Guerre, puis antifascistes, solidaires des républicains espagnols, et enfin résistants. Alors, quand la gauche et les ouvriers se retrouvent au pouvoir dans tout le pays, Schueller fait son entrée en «politique» par le pire des canaux, celui des putschistes: l’industriel se lie à Eugène Deloncle, le chef de la Cagoule, et subventionne largement ce réseau terroriste, armé par les services secrets de l’Italie fasciste et de l’Allemagne nazie pour «lutter contre le communisme».

C’est dans cette ambiance d’attentats et d’assassinats fomentés par l’extrême droite que trois célèbres pensionnaires des pères maristes, au 104, rue de Vaugirard à Paris, – André Bettencourt, qui plus tard épousera Liliane, François Dalle, directeur de Monsavon dès 1942 et PDG de L’Oréal après la mort d’Eugène Schueller en 1957, et François Mitterrand, futur… rédacteur en chef de Votre beauté – partent, au cours des deux étés1937 et1938, visiter l’Allemagne. «Je me rappelle une scène qui nous avait paru fabuleuse, racontera, en 2001, Dalle. Elle s’était passée non loin de la frontière de l’Allemagne et du Luxembourg, au bord d’une rivière. Sur une immense tribune, un orchestre d’une centaine d’exécutants jouait des marches militaires. Non loin de là, environ un millier de soldats, tous en maillot de bain, se trouvaient au garde-à-vous, les uns à côté des autres, sur la berge de la rivière. Les clairons entonnèrent brusquement un commandement et tous ces jeunes se jetèrent à l’eau, d’un seul élan. La discipline était impressionnante et la démonstration de force terrifiante. Nous sentions qu’il y avait là de formidables réserves d’énergie prêtes à toute espèce de débordement et nous nous demandions naïvement comment notre peuple de pacifistes et notre armée de biffins et de bétonneurs pourraient y résister.»

Pour Eugène Schueller, le régime de Pétain apparaît, il le crie sur tous les toits à l’époque, comme une «délivrance». Et avec tous ses amis cagoulards, Deloncle en tête, le patron de L’Oréal fonde le Mouvement social-révolutionnaire, dont il héberge le «comité technique» directement au siège de son entreprise, rue Royale à Paris. Il participe ensuite, en 1941, à la création du parti pro-nazi de Marcel Déat, le Rassemblement national populaire. Pendant la collaboration, Schueller a de grandes idées tant politiques qu’économiques, et il tient à les partager en publiant la Révolution de l’économie. Dans ce livre qui est le deuxième volume, juste après les discours d’Adolf Hitler, d’une collection de Denoël intitulée «La révolution mondiale», Eugène Schueller fustige le syndicalisme: «Il constitue seulement un élément d’agitation, c’est-à-dire de démolition interne, mais de plus, si un jour, par suite de circonstances exceptionnelles, il arrive au pouvoir comme en 1936, il mènera à la catastrophe. Il réalisera ses promesses démagogiques, entraînant une vague de paresse et de révolte à travers toutes les entreprises.» Dans l’hebdomadaire pétainiste la Terre agricole, André Bettencourt écrira, lui, plus de 70 éditoriaux, au ton violemment antisémite, entre décembre1940 et juillet1942. «J’ai toujours regretté ces écrits, et tout particulièrement une vingtaine de lignes sur les juifs», dira-t-il dans les années 1990.

À la Libération, Eugène Schueller et ses proches traversent l’épuration sans encombre. Le patron se paie le luxe de reclasser dans sa garde prétorienne chez L’Oréal de vieilles connaissances comme Jacques Corrèze, le bras droit de Deloncle à la Cagoule qui prendra la tête des filiales en Espagne et aux États-Unis. C’est l’amitié qui le vaut bien? Mais depuis les années 1980, ce passé puant ressurgit dans la presse. Et les écrits dégueulis du fondateur dans la Gerbe, le journal collaborationniste, collent à la peau du clan.

 

Eugène Schueller fondateur de L'Oréal

Fils d’un pâtissier alsacien, écolier à Neuilly-sur-Seine et détenteur d’un diplôme d’ingénieur-chimiste, Eugène Schueller fonde L’Oréal en 1909. Parti de rien, il transforme son appartement en siège de sa petite entreprise: la salle à manger fait office de salon de démonstration et la chambre sert de laboratoire. Aux étudiants de l’école de commerce de Paris qui le choisissent comme parrain de promotion en 1954, il astique son propre mythe de «Monsieur 6000heures» par an: «Partant de zéro, devenir ce que l’on appelle aujourd’hui un milliardaire, ce n’est pas grand-chose. C’est très facile, n’importe qui peut y parvenir.» Pendant des décennies, la légende du monde des affaires est bien entretenue, mais depuis les années 1980, avec la révélation progressive au grand public de son passé fasciste, collabo, antisémite et, dans l’après-guerre, encore, poujadiste, la statue du père de Liliane Bettencourt est bien délabrée...

Thomas Lemahieu

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3/5. Misère, misère... Pas facile d’être chic quand on a beaucoup de fric

Humanité Quotidien

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28 Juillet, 2010

Dans les petits papiers de Liliane B.

Patrice de Maistre, l’obligé de Liliane B., s’insurge: mais non, quand on retire 500000euros en liquide, ce n’est pas pour verser son obole à l’UMP, c’est pour acheter une babiole! «La maison Bettencourt affiche un train de vie extraordinairement élevé», confesse-t-il.

Cocorico! Personne ne vous l’a dit jusqu’ici, pourtant c’est bien l’Huma qui a révélé l’affaire Bettencourt... En tout cas, comme l’écrit le quotidien en ce 3mars 1978, «celle que l’on pourrait appeler l’affaire ­Lemaistre-Bettencourt», un scoop qui voit un milliardaire sermonner une famille de chômeurs d’une cité de Fécamp... Tour à tour et tout à la fois maire de Saint-Maurice-­d’Ételan, conseiller général, président du conseil régional, secrétaire d’État ou ministre, député ou sénateur, André Bettencourt, pétainiste sous Pétain, mendésiste sous Mendès-France, pompidolien sous Pompidou et giscardien sous Giscard, a, malgré son mariage en 1950 avec l’héritière du fondateur de L’Oréal, toujours su rester attentif et fidèle à ses administrés de Seine-Maritime. Ainsi, quand les Lemaistre, un couple et leurs sept enfants, tous sans emploi et ayant pour seul revenu la modeste pension d’invalidité du père, le saisissent parce qu’ils n’arrivent pas à régler en temps voulu le loyer de leur HLM, le richissime mari de Liliane accourt à la rescousse... Avant de leur voler dans les plumes! Dans son courrier, le grand homme promet qu’il est «intervenu immédiatement» pour «recommander un examen bienveillant» de la situation de ces petites gens. «Cependant, une telle bienveillance ne pourra pas être demandée tous les trois mois, avertit-il, et il faudrait que vous envisagiez un aménagement de votre budget vous permettant de payer votre loyer dans les délais requis. (...) Peut-être pourriez-vous, lorsqu’arrive la pension de votre mari, mettre aussitôt de côté le montant dû à l’OPHLM, cela vous éviterait ce genre d’ennuis.»

Les Bettencourt savent, eux, comment éviter les ennuis d’argent: allons, allons, il suffit de mettre sa fortune de côté, tout placer en sécurité à la banque et protéger son patrimoine. En 1971, l’héritière de L’Oréal avait voulu assurer trois de ses babioles enterrées dans des coffres de la Chase Manhattan Bank et de la BNP de la place Vendôme à Paris. Dans le contrat, les bijoux étaient décrits avec minutie et faisaient l’objet d’une estimation précise: il y avait une «paire de motifs d’oreilles or, brillants navettes, brillants poires» (6millions de francs), un «collier or et brillants navettes, 89 brillants navettes de 58,57 carats, avec un pendentif brillant couleur naturelle (jonquille) de 97,80 carats» (2,8millions de francs) et un «collier or et brillants poires» (12millions de francs). Énorme scandale: le prix des breloques de Liliane Bettencourt équivaut, calcule-t-on, à celui de 2932 années de travail d’un smicard.

Quelle vulgarité! Avec les Bettencourt, on ne doit pas évoquer le pèze en public. D’ailleurs, le mot «riche» est formellement interdit – «il est laid», répète souvent la fille d’Eugène Schueller. Dans «la haute», on parle de «fortuné» à la rigueur. «Je ne pense pas que la richesse soit vraiment sa préoccupation numéro un!» proclame, dans Challenge en 2005, Lindsay Owen-Jones, le PDG de L’Oréal, dans une hagiographie énamourée et, après la chute passagère du cours de l’action L’Oréal, délicatement titrée «Liliane Bettencourt, 11,3milliards d’euros, un tiers moins riche, deux fois plus heureuse». Dans le classement du journal américain Forbes, elle est, depuis plus de dix ans, bien arrimée parmi les 20 premières fortunes mondiales. Au 1ermars 2010, son patrimoine déclaré à l’administration française s’élève à 15,6milliards d’euros. «Nous n’aimons pas beaucoup ce genre de publicité, répondait André Bettencourt à Paris Match en 1988. Nous vivons une époque de violence, cela présente des dangers. Nous préférons rester en retrait.»

En 1967, André Bettencourt envoie un autre courrier aux électeurs de sa circonscription pour leur souhaiter une bonne année. Et une fois de plus, c’est la fête: «Je n’ai sincèrement de peine que pour ceux qui sont dans le besoin, il y en a encore trop! Et ceci est d’autant plus dur que la richesse des uns vient éclabousser la pauvreté des autres.» Deux septennats plus tard, on retrouve le même, la main sur le portefeuille, dans le bureau de l’un de ses très anciens amis, François Mitterrand, à peine élu à l’Élysée. En 1982, la gauche risque d’adopter le principe de l’impôt sur les grandes fortunes, l’ancêtre de l’ISF. Et Bettencourt est rouge de colère. «Cet impôt était quand même une catastrophe, et nous sommes suffisamment bien ensemble pour que j’aille lui expliquer, chiffres en main, la réalité, racontera-t-il à des journalistes. C’était tellement important pour moi.» D’après la légende, le Sphinx lui aurait rétorqué: «J’en parlerai mais, franchement, Liliane et toi, vous avez quand même de quoi manger.»

 

4/5. Double langage. Quand les caïds du patronat mettent leurs gants de velours

Humanité Quotidien

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29 Juillet, 2010

Dans les petits papiers de Liliane B.

« Le rouquin à Pékin » ou « Les cocos au poteau »... Le 30 mai 1968, un jeune archi-mondain, François-Marie Banier, se tord le cou pour apparaître avec Malraux en tête du cortège gaulliste. Bettencourt est là aussi. Dans l’ombre, le clan de Liliane B. repart à l’attaque.

Ah vraiment, il n’est pas joli-joli pour tout le monde, ce mois de mai 1968! François Dalle le passe au fond du trou. Depuis 1957, il est le PDG de L’Oréal après que le fondateur, Eugène Schueller, l’a intronisé avec l’aval de sa garde rapprochée et cagoularde, couché sur son testament aux côtés de Liliane et André Bettencourt, comme s’il était son fils, et que, pendant les obsèques du patriarche, l’héritière en titre a serré sa main dans la sienne, comme s’il était son frère. La smala s’est élargie, les yé-yé mettent du déo, l’entreprise est devenue une multinationale! Après salut, les profits !, voilà le coup de blues: la France est paralysée et, après une expédition dans son usine d’Aulnay-sous-Bois, occupée par des ouvriers qui prétendent qu’elle est à eux, François Dalle n’est pas loin de paniquer. Au cas où, il partage «non sans émotion», précise-t-il, l’argent liquide qu’il a pu récupérer à la banque avec ses proches collaborateurs. Et met les voiles. Pas encore pour Varennes ou Baden-Baden, non: l’âme en peine finit son errance devant chez Maxim’s, là où, au bon vieux temps, il rencontrait ses relations d’affaires. «Le restaurant était ouvert, se réjouit-il encore dans son autobiographie, trente ans plus tard. Quel ne fut pas mon étonnement d’être accueilli par l’ensemble de la brigade, chacun dans sa tenue habituelle, les boutons bien astiqués, comme si rien ne se passait au dehors!» Cigare au bec, le grand patron, rasséréné, tirera à l’issue de ce bon déjeuner une «leçon d’optimisme». Tout change pour que rien ne change?

Le travail reprend, la droite revient. Et avec une poignée de camarades comme Antoine Riboud, le patron de BSN qui se reconvertira dans l’agroalimentaire en rachetant Danone, François Dalle cogite et s’agite. Le PDG de L’Oréal fonde Entreprise et Progrès, un petit club incarnant, selon la presse éblouie, l’aile «marchante» ou «éclairée» du patronat français. En mai 1972, le bonhomme s’invite au 20heures: «Nous considérons que nous avons réalisé une partie de notre rôle, nous avons démocratisé et nous avons généralisé l’abondance, lance-t-il solennellement. Évidemment, il reste de grands îlots de pauvreté. À côté des critères d’efficacité économique, nous voulons nous pencher du côté des critères d’efficacité sociale. Au lieu que les Français puissent avoir plus, nous pensons qu’il faut qu’ils soient mieux, et nous voulons être associés à cette œuvre.» Le 18octobre 1977, même registre aux assises du CNPF: «Nous, les dirigeants d’entreprise, sommes devenus des hommes profondément démocrates, profondément désireux de partager avec tous cette abondance», promet François Dalle. Ironie de l’histoire: depuis le 14octobre, dans une de ses usines à Orléans, un site pilote du «taylorisme à l’envers» (concept fumeux élaboré par le grand chef), les ouvrières du conditionnement, ces benêtes de «betteravières», se sont mises en grève pour leurs salaires. Selon Brigitte, vingt-cinq ans, quand Dalle cause abondance, il s’en sort à bon compte: «Avec ce qu’il me donne, ce monsieur, j’ai tout juste de quoi me payer un sandwich au repas de midi. À l’avenir, il faudra peut-être que je compte les rondelles de saucisson.»

Prudent, le clan ne met pas tous ses œufs d’esturgeon dans le même panier. À l’automne 1977, pendant que François Dalle, «l’humaniste», disserte en public, André Bettencourt finance en coulisses, avec la crème des patrons anti-programme commun (Michelin, Paribas, UIMM, etc.), le lancement d’un quotidien du soir, «J’informe». Une affaire de famille ici aussi car c’est son cousin, le comte Michel de Chalendar, qui dépose les statuts de la société éditrice. Et aussi parce que l’ancien ministre Joseph Fontanet, qui en prendra la direction, est le père de Xavier, marié à une Chalendar: un temps animateur du «comité éthique» du Medef, ce même Xavier Fontanet siège au conseil d’administration de L’Oréal, une fonction qui lui permet de retirer entre 50 000 et 55 000 euros de jetons de présence par an! Un vrai four, ce journal: malgré des moyens considérables, il s’arrête au bout de trois mois, faute de lecteurs! De son côté, François Dalle n’a en vérité pas complètement déserté les officines: en 1975, poussé par François Ceyrac, patron des patrons et inventeur de la désormais fameuse caisse antigrève de l’UIMM, il fonde l’Institut de l’entreprise qui est officiellement une structure de formation des cadres du CNPF, mais qui se transforme tout de suite en arme de guerre contre la gauche et les syndicats. Une note interne de 1976 consacrée aux «nationalisations» livre des «arguments généraux» de très haute tenue intellectuelle. «Les gens qui vivent dans les usines et les banlieues dominées par les communistes savent que les caïds font la loi.»

Rien n’y fait et Mitterrand remporte la présidentielle. La grande frousse du patronat se dissipe vite, la dynastie Bettencourt s’adapte sans problème, au fond. «François Mitterrand, c’est une amitié de jeunesse, un homme extrêmement cultivé, raffiné», vante François Dalle à la radio. En 1983, c’est l’heure du tournant déjà: les socialistes deviennent «réalistes», les communistes partent et, en revanche, le PDG de L’Oréal et ses copains sont plus présents que jamais. Désigné «manager de l’année», il reçoit son prix des mains de Jacques Delors, et le ministre des Finances se taille un franc succès en vantant une économie qui va mieux «au-delà des erreurs d’autrefois»: «Le mérite en revient aux entreprises et à ceux qui travaillent», précise-t-il. Présents à la cérémonie, Liliane et André Bettencourt peuvent jubiler. François Dalle aussi, qui voit une de ses prophéties, psalmodiées dès mars 1981, se réaliser: «Il faut un consensus national. Entre les socialistes qui ne sont plus marxistes et les libéraux qui sont avancés, il n’y a pas de différence de doctrine.»

 

Thomas Lemahieu