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Scoop:
Bettencourt; d’où vient tout ce pognon ?
Le 14 octobre 2010 - par l'équipe
de Fakir
Un milliard d’euros pour son
chéri, le photographe François-Marie Bannier… 400 000 € par-ci, 150 000€ par-là pour ses larbins, sa comptable, son
majordome, ses élus de l’UMP… une île aux Seychelles pour 500 millions… mais
d’où Liliane Bettencourt sort-elle tout cet argent ?
Le journal Fakir est un journal
papier, en vente chez tous les bons kiosquiers ou sur abonnement. Il ne
peut réaliser des enquêtes, des reportages, que parce qu'il est acheté.
D’où l’héritière de l’Oréal
tire-t-elle tous ces millions ?
La réponse dormait dans nos cartons.
Depuis un bail. Depuis une enquête sur l’intérim (n°21, printemps 2004).
Depuis qu’on s’était rendus chez le voisin du dessus d’un copain.
Une maîtrise de philo sur la « relecture du théâtre
sartrien d’après-guerre à la lumière de L’Existentialisme est-il un humanisme ?
» ne prédestinait guère Franck à exercer comme «responsable logistique ». Mais bon, comme les « caisses de l’Etat sont vides », comme les déficits
publics sont agités comme un nouveau spectre, et que l’enseignement de Heidegger
n’apparaît pas comme une urgence nationale, le nombre de postes au CAPES de
philo a fondu : 300 postes en 1993, 38 en 2004 – pour près de 1000 candidats.
Peinant à rejoindre l’Education, il se reconvertit, donc, en : « responsable logistique ». Dans une PME de la Somme. Qui
conditionne des parfums : lui reçoit des chargements de bouchons, de bouteilles
et de « jus ». Des ouvriers assemblent ces éléments, et il en ressort des
flacons L’Oréal à livrer. Sous ses ordres, ce cadre ne possède qu’un permanent
en CDI…
« Au début, les camions se pointaient sans
prévenir, plein de bouteilles par exemple. Ensuite, comme j’insistais, ils me
l’annonçaient la veille, au minimum. Donc, en clair, d’un jour sur l’autre, je
dois trouver des caristes. Je téléphone à mes contacts dans les agences,
‘est-ce qu’Untel est dispo ? Et Machin ?’ Y a comme une notion de personnel
réservé dans la bande de pimpins. Certains, tu précises bien ‘je ne veux plus
le revoir, c’est un alcoolique’, ou alors ‘il a volé des flacons’. Si tes
habitués sont partis ailleurs, tu décris le profil ‘avec un CACES, dynamique,
propre, qui sache lire et compter’, tu reçois les fiches signalétiques, les CV,
et tu tries. Les contrats duraient entre deux et quinze jours, parfois juste
une journée. »
Le temps, pour les recrutés, d’adoucir les
cœurs. D’essayer, au moins : «
L’intérimaire ne voit qu’une chose : est-ce que ce soir, à 16 h 57, on va me
demander de revenir demain ? 1000 euros, c’est un gros salaire. Donc, ils te
racontent leurs malheurs, ‘Franck, là, c’est un peu dur, avec les enfants, la
semaine prochaine, tu auras besoin de quelqu’un ?’ Quand t’es chef de service,
faut être un loup. Faut prendre des gens et décider si, demain, ils auront à
bouffer ou non. Moi, j’essayais de les avertir trois jours à l’avance, j’allais
voir le mec ‘bah, écoutez, la semaine prochaine, vous ne serez plus avec nous.’
C’est pas facile, parfois. Tu vois ce gars, la cinquantaine, sympa, il bosse
bien mais lent comme un vieux quoi… Fini. Et il ne reviendra plus. Et un autre,
un super nounours, vingt-cinq ans, le gros gars du Nord, toujours de bonne
humeur, un pilote de Fenwick hors pair, mais je pouvais
pas le garder : ‘Non, il nous a pété un carter’, la coque en plastique qui
protège le moteur. »
L’entreprise ne comptait que 16 CDI : dix
ouvriers, cinq chefs et une secrétaire. Son effectif grimpait
régulièrement, néanmoins, jusque 120 employés… soit 86,7% d’intérimaires ! Dans
une activité qui, pourtant, n’a pas grand-chose de « saisonnière ».
« Au bout d’un moment, on m’a demandé de me
débarrasser de mon CDI. C’était une tête de lard, d’accord, il se prenait de
pauses derrière une palette, OK, il se permettait de répondre au patron, ‘Non,
je ferai pas ça, tu m’emmerdes, non, je reste dans les stocks alors je porterai pas de charlotte’, c’est vrai, mais il
connaissait très bien son taf. Je tenais la baraque informatique, lui la
baraque physique. On se complétait. Mais un jour où je ne travaillais pas, le
directeur lui demande de ramasser des papiers dans la cour. Il refuse, ‘non, c’est pas dans mes attributions’, donc il se fait virer,
avec des suites aux prud’hommes je crois. Je me retrouve tout seul, moi. Avec
même plus un ouvrier. Des fois, je déchargeais moi-même avec un transpal. Ou
alors, je faisais venir un mec pour un entretien, on causait, et puis, ‘tenez,
on va vous tester sur le terrain, y a justement un chargement qui vient
d’arriver…’ On utilisait le mec pendant deux heures et puis on le renvoyait. »
Franck a démissionné, finalement. Usé. Usé
physiquement, par l’absence de personnel, jongleur entre les tâches. Usé
moralement, aussi, par cette gestion de salariés kleenex, on prend on jette, on
re-prend on re-jette, il faut assumer la violence sociale qu’on impose.
On pourrait dénoncer, ici, le directeur, sa psychologie (un peu tordue), la
secrétaire de direction, ses petites manies (elle en avait), le système
informatique, ses défaillances (fréquentes), etc., et conclure aux
dysfonctionnements. Ce portrait d’une PME révèle, au contraire, un
fonctionnement. Rationnel. Moderne : depuis une décennie, L’Oréal sous-traite
davantage sa fabrication. Ce choix industriel – propre aux grandes marques – a
bouleversé les conditions de travail : autant les salariés de la firme semblent
« protégés » (avec des syndicats présents, des salaires revalorisés, les
avantages du comité d’entreprise, etc.) autant, chez les sous-traitants, on se
bagarre juste pour la survie. Du côté des employés, bien sûr. Mais pour les
employeurs aussi.
Combien de Zyhar and Co (nom fictif) dépendent d’un très gros client, presque
le seul, de L’Oréal ou d’un autre nom du CAC 40 ? Avec toute la vassalité
obligée : « Pour décrocher un contrat avec
eux, le patron en revenait rincé. Un marathon, avec des tas de concessions, des
tarifs à baisser. Jusqu’au plancher, il calculait, écrasait ses marges. ». Avec de
telles incertitudes, comment envisager l’avenir ? comment imaginer un
développement, avec des embauches à la clé pour les « nounours du Nord » ? Avec cette vision à très court
terme, l’intérim s’impose alors, logiquement, comme la nouvelle norme. Mais
qu’importe pourvu qu’une autre France gagne : alors que Franck rejoignait les
Assedic, l’Oréal connaissait une croissance du bénéfice « à deux chiffres pour la dix-neuvième année consécutive » (AFP, 27/01/04). Son PDG Lindsay Owen-Jones était le mieux payé du CAC
40. Son héritière-actionnaire trônait comme première fortune du pays, onzième
du monde, avec 18,8 milliards de dollars, elle présidait au Trophée Lancôme (du
golf) et était entourée, sans surprise, d’un secrétaire particulier, d’un
maître d’hôtel, d’un chef cuisinier ainsi que, aux murs, des tableaux de
Picasso, Léger ou Monet. Mieux : elle venait de recevoir la Légion d’honneur
des mains de Bernard Kouchner, alors dans la « gauche plurielle », ministre de
la Santé, toujours du côté des faibles - qui lui avait murmuré : « Vous auriez pu vous contenter d’être fortunée ou d’être belle,
et vous aviez les deux qualités » (Challenges, juillet 2002).
Depuis, son bonheur s’est un peu craquelé…
Voilà donc un scoop de Fakir : l’argent de Liliane Bettencourt ne tombe pas du
ciel, pas d’une formule magique, pas d’un plan marketing, pas léger comme du
parfum dans l’air. Ces milliards proviennent de l’exploitation, ils sentent la
sueur et l’inquiétude.
Et c’est presque une révélation que ces liens invisibles, cette chaîne qui
relie notre « nounours du Nord » aux caprices d’une ultra-riche, à la
trésorerie de l’UMP, jusqu’aux couloirs de l’Elysée.
(article publié dans Fakir N°47,
septembre 2010)