Lundi 22 novembre 2010
Avec le
vaste projet de réforme des allocations sociales dévoilé au début du mois, la
vision du gouvernement sur la société commence enfin à prendre forme. Elle
s’inspire directement des Etats-Unis.
18.11.2010 | Anushka Asthana, Toby Helm, Paul Harris | The Observer
© Dessin de Krauze paru dans The Guardian, Londres
La rencontre fut des plus discrètes et n’a pas fait la une
des journaux à l’époque. Pourtant, l’influence qu’elle a eue sur l’avenir de
notre Etat providence et la conception de David Cameron d’une “big society” a peut-être été
déterminante [le projet de grande société, une idée-force du gouvernement,
consiste à donner un plus grand rôle à la société civile en lui confiant des
missions aujourd’hui assurées par l’Etat].
C’est lors d’une chaude journée de juin que le Pr Lawrence Mead, à l’origine de
nombreuses réformes de l’Etat providence aux Etats-Unis, a franchi le perron du
10, Downing Street. Le gourou américain avait été invité par Steve Hilton,
grand stratège de David Cameron. Des hauts fonctionnaires du Trésor et d’autres
ministères étaient également présents.
Lawrence Mead a immédiatement été frappé par la qualité de leur écoute. “J’ai été surpris de les voir si
intéressés”, raconte-t-il.
Soumis à un feu de questions, il a expliqué à ses interlocuteurs que l’Etat
providence engendrait une culture de l’assistanat. Les chômeurs savent qu’ils
toucheront des allocations et donc ne prennent
pas la peine de chercher du travail, les a-t-il mis en garde.
En finir avec l’assistanat
Aux Etats-Unis, ce genre de mentalité a disparu depuis longtemps, il est temps
pour le Royaume-Uni de s’attaquer à ce fléau. L’aide sociale ne doit plus être
un choix de vie. “Si l’on veut
faire des réformes sérieuses, il faut mettre fin à cette mentalité
d’assistés : le travail doit devenir une condition préalable pour
percevoir l’aide sociale”, a poursuivi Mead, et ses propos ont fait
mouche. Même les handicapés doivent être incités à travailler.
Aujourd’hui, cinq mois après cette rencontre, le ministre du Travail et des
Retraites, Iain Duncan Smith, a publié un Livre blanc sur la réforme du système
de protection sociale. Ce nouveau système fonctionnera “sous conditions” – un
contrat sera passé entre l’Etat et le chômeur ; celui-ci devra travailler
pour l’Etat en contrepartie du versement des allocations. Mais, avant même la
publication de ce Livre blanc, la manière de parler des chômeurs avait déjà
changé. Le gouvernement a récemment déclaré que les réformes avaient pour
objectif de “briser l’habitude du
chômage de complaisance”. Il y a encore quelques années, de tels
propos auraient été impensables.
Ces réformes inspirées du système de protection sociale américain seront
radicales. Pour ce député travailliste qui approuve certains aspects de la
pensée de la nouvelle coalition, “quelque
chose de plus profond est à l’œuvre. C’est la notion de responsabilité
individuelle qui est en train d’être repensée. Après tous les discours sur la
nécessité de réduire les dépenses publiques, nous commençons à entrevoir ce que
cette équipe veut vraiment mettre en place d’un point de vue idéologique.”
Toutes les politiques du gouvernement concernant les écoles, les universités,
la police, les prisons et le système de santé seraient guidées par les mêmes
principes. Et ce processus – que cela vous plaise ou non – est
finalement en train de donner forme et sens à cette big society qui pour
l’instant restait des plus floues.
Tout comme pour la réforme du système de protection sociale où c’est aux
chômeurs de se responsabiliser et de prendre l’“habitude de travailler”, la coalition souhaite encourager
la responsabilité individuelle de chacun et la considère comme le seul moyen de
guérir tous les maux de notre société.
Pour Tim Horton, directeur de recherche à la Fabian Society, la “grande
société” de David Cameron n’est pas sans évoquer le “conservatisme compassionnel” de George W. Bush. D’après
lui, certains éléments du Parti conservateur sont très influencés par le
mouvement Tea Party, hostile aux impôts et à l’Etat, et qui n’est pas étranger
au succès des républicains lors des élections de mi-mandat. “Les services publics financés par les
impôts devraient être le meilleur exemple de cette big society, estime Horton.
Mais les tories n’envisagent pas les choses sous cet angle.”
Pour les observateurs, le modèle de big
society a ses limites. Le Pr Alan Deacon, de l’université de Leeds,
spécialiste de la protection sociale, juge les réformes de Iain Duncan Smith
contradictoires. En effet, pour faire appliquer cette approche volontariste
concernant les allocations chômage, il faudra une intervention plutôt musclée
de l’Etat. “Il sera difficile de
concilier l’autoritarisme voulu par ces programmes de travail obligatoire avec
la liberté personnelle et le désengagement de l’Etat”,
souligne-t-il.
Aux Etats-Unis, les bienfaits de ces mesures font toujours débat. L’un de leurs
farouches partisans, Charles Murray, auteur de l’ouvrage controversé The Bell Curve [La courbe en
cloche, 1994, non traduit en français], est très influent au sein du groupe de
réflexion conservateur The
American Enterprise Institute.
“Le Royaume-Uni a beaucoup de
problèmes avec la délinquance, l’assistanat, les mères célibataires, et les
hommes qui sont parfaitement capables mais qui sont chômeurs de longue durée.
Votre situation est pire que celle des Etats-Unis dans les années 1980
et 1990”, dit-il pour souligner l’impact des réformes de la
protection sociale. Mais d’autres voix se font entendre pour évoquer la
situation de ceux qu’on appelle outre-Atlantique les “99ers” : ces
chômeurs qui, après quatre-vingt-dix-neuf semaines de recherches infructueuses,
voient leurs allocations supprimées. Le pays compte actuellement
1,4 million de personnes dans cette situation. Elles ne bénéficient
d’aucune protection sociale et n’ont pas la moindre perspective d’emploi.
Choisir la “flexicurité”
En Europe continentale, certains pays ont choisi une autre voie. Même si la
durée du versement des allocations est limitée dans le temps, la protection des
individus est considérée comme primordiale. De nombreux pays ont ainsi suivi
l’exemple du Danemark, où l’ancien Premier ministre social-démocrate Poul Nyrup
Rasmussen avait forgé le mot “flexicurité”.
La flexicurité consiste à offrir un filet de sécurité aux individus – et
non des emplois – et à leur assurer une protection quand ils passent d’un
employeur à l’autre. Ce système fonctionne grâce à la formation continue, un
soutien personnalisé aux demandeurs d’emploi et la promotion de l’égalité des
chances entre hommes et femmes.
Au Royaume-Uni, M. Horton est convaincu que si le gouvernement de coalition
envisage de rogner les services publics et le rôle de l’Etat au nom de la big
society, il court à la catastrophe. “Les
tories puisent depuis trop longtemps leur inspiration chez les républicains
américains. Mais ils vont avoir du mal à importer le même genre de politique au
Royaume-Uni. Le pays ne s’est pas construit sur une révolte fiscale, et les
Britanniques sont très attachés à leurs services publics. C’est d’ailleurs pour
cette raison que David Cameron a passé toute sa campagne à promettre qu’il
protégerait les services publics fondamentaux.”