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Retraite Y a-t-il urgence à repenser le travail ? Face à face

Humanité des Débats

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20 Novembre, 2010

L'Humanité des débats

Bernard Friot, économiste et sociologue Danièle Linhart, sociologue, chercheuse au CNRS.

Dans quelle mesure la mobilisation sur la réforme des retraites a-t-elle fait ressurgir la crise du travail ?

Bernard Friot. Le mouvement social a montré que la souffrance au travail était si grande que prolonger encore de deux ans la durée de travail devenait vraiment insupportable. Mais en même temps, la question du travail n’a pas été suffisamment prise en compte puisque la retraite est apparue comme ce qui nous libère du travail. C’est une vision de la retraite fondée sur la confusion entre travail et emploi. Quand on interroge les salariés sur leur travail, ils répondent en général qu’ils l’aiment, mais que ce qu’ils font ne correspond plus à leur travail. Ces réponses montrent que ce n’est pas le travail en tant que tel qui est source de souffrance mais c’est ce que l’emploi en fait. Je regrette donc que le principal message porté par le mouvement social ait été que la retraite nous libérait du travail. La mobilisation a exprimé l’exaspération d’avoir deux ans de plus de travail, alors qu’en fait il s’agit de deux ans de plus dans l’emploi, ce qui n’est pas la même chose. De ce fait, l’emploi comme source du malheur au travail n’a pas du tout été abordé.

 Cette question n’a pas été prise en compte par les syndicats et les partis de gauche ?

Bernard Friot. Les syndicats se sont centrés sur la pénibilité au travail pour justifier une réduction de la durée de vie dans l’emploi, cela montre bien que la question de la suppression de l’emploi n’a pas été posée. D’ailleurs, les retraités ne sont pas perçus comme des personnes enfin payées à vie en étant libérées de l’emploi, mais comme d’anciens salariés libérés du travail. Le salaire à vie comme substitut de l’emploi n’a pas été revendiqué. Il faut en finir avec le marché du travail, et cette question n’a pas été posée.

 Danièle Linhart. La mobilisation contre cette réforme des retraites a été forte parce que le travail est devenu insupportable et l’idée même de prolonger sa durée est apparue inacceptable. Certes, le travail a toujours été difficile, pénible, mais, il y a vingt ans, l’idée de pouvoir contester les règles de la mise au travail ne paraissait pas légitime pour les salariés. Dans les années 1980, la France était perçue, comparativement à ses voisins, comme un pays vivant sur ses acquis sociaux et les Français comme des travailleurs un peu paresseux. Il y avait l’idée qu’en France, on n’avait pas le droit de se plaindre, et pourtant chacun vivait des conditions de travail extrêmement difficiles mais il les vivait sur un mode très individuel avec le sentiment que c’était peut-être sa faute, la preuve de son incapacité à s’adapter. Les salariés intériorisaient leur souffrance et craignaient d’en parler de peur que cela montre qu’ils n’étaient pas à la hauteur. Mais aujourd’hui, à l’occasion de cet enjeu commun, qui repousse encore plus loin l’âge de départ à la retraite, les gens se sont autorisés à parler de leur travail. Dans les cortèges on pouvait lire « Métro, boulot, tombeau ! », « Mourir au travail, plutôt crever ! » etc. Reste un décalage entre ce qu’exprime la base et ce que les partis politiques et les syndicats sont capables d’en faire. Le même écart s’était produit dans les années 1967-1968 : alors que les salariés revendiquaient une aspiration à vivre autrement au travail – dans les manifestations on entendait « Métro, boulot, dodo », mais pas encore « Tombeau »… –, les syndicats avaient réussi à négocier 30 % d’augmentation pour les salaires les plus bas. Il y a toujours eu cette difficulté pour les syndicats et les partis politiques à porter la négociation sur quelque chose d’aussi difficile à objectiver que le mal-être, la souffrance au travail et la volonté de liberté et d’autonomie dans le travail.

Justement, comment analysez-vous cette crise du travail dont on souffre aujourd’hui ?

Bernard Friot. L’origine de la souffrance au travail, c’est l’emploi ! Il faut sortir le mot emploi de son sens banal de poste de travail. Bien sûr, pour qu’il y ait emploi, il faut qu’il y ait poste de travail, mais dans l’emploi c’est le poste de travail qui est qualifié, c’est le poste de travail qui est le support des droits. De ce fait, si on n’a pas de poste de travail, on se retrouve à poil ! Parce que ce n’est pas le travailleur qui est reconnu comme qualifié, c’est le poste de travail, et l’employeur et l’actionnaire, qui seuls maîtrisent les postes, ont toute maîtrise sur le travail. La souffrance au travail est en réalité une souffrance à l’emploi, et c’est pourquoi, sur le modèle de la retraite, il faut remplacer l’emploi par le salaire à la qualification à vie. La réforme de la fonction publique relève d’ailleurs de la même logique que la réforme des retraites. La fonction publique repose sur une logique qui n’est pas celle de l’emploi mais du grade. C’est-à-dire que la qualification, et donc le salaire et l’ensemble des droits salariaux sont attachés à la personne. Certes, il y a des problèmes qui tiennent à l’absence de maîtrise de la structure des qualifications, mais le grade interdit le chantage à l’emploi, cause massive du stress et de l’angoisse au travail. L’objectif de la réforme de la fonction publique est de passer de la logique du grade à la logique de l’emploi : que les fonctionnaires deviennent des employés avec des employeurs, avec des droits liés à leur poste de travail et non pas à leur qualification personnelle. Pour la retraite c’est pareil : ce qui est insupportable pour les réformateurs c’est le fait que lorsqu’un salarié du privé prend sa retraite, ce qui était la qualification moyenne de ses postes devient la sienne et il a un salaire irrévocable parce que c’est lui qui devient le support de son salaire. Aujourd’hui, il y a un amalgame entre travail et emploi qui pose l’emploi comme la seule institution légitime du travail alors que nous avons, dans la fonction publique et avec les retraités, une autre institution légitime du travail qui est le salaire à vie. Et ce qui est bon dans la fonction publique ou après 60 ans l’est pour tout le monde ! Je pense donc qu’un verrou à faire sauter, pour dépasser la question de la souffrance au travail, est celui de la qualification du poste de travail. Il faut absolument qualifier les personnes et non plus les postes.

Danièle Linhart. Il faut relativiser la nouveauté de la souffrance au travail parce que dans les années 1950 ou 1970, on souffrait beaucoup sur les chaînes de montage, dans les pôles de dactylos, etc. Et cette souffrance n’était pas que physique, il y avait beaucoup d’humiliations. La souffrance morale existait d’autant plus que les ouvriers n’avaient aucune perspective d’évolution. Mais la différence par rapport à aujourd’hui, c’est qu’il existait des collectifs de travail qui élaboraient des savoir-faire permettant aux salariés de s’économiser au travail, de prendre moins de risque qui créaient une réelle solidarité entre salariés. Et surtout cette souffrance avait un sens : elle était interprétée politiquement, en termes de rapport capitaliste de domination et d’exploitation et en termes moraux d’injustice. Or percevoir les raisons pour lesquelles on souffre comme étant injustes, comme étant politiquement inacceptables, c’est très important : cela donne du sens à ce que l’on vit et l’envie et la possibilité de combattre collectivement. Solidarité, sens politique donné à cette souffrance, et capacité de se transformer en acteur collectif pour essayer syndicalement voire politiquement de transformer la situation expliquaient que la souffrance n’était pas omniprésente au sens où elle n’était pas le filtre au travers duquel on analysait le monde du travail. En revanche, aujourd’hui, elle exprime une souffrance individuelle des travailleurs.

Quelles sont les causes de cette souffrance ?

Danièle Linhart. Les salariés souffrent d’une perte collective de sens du travail. Le management moderne est une volonté d’emprise sur les subjectivités des salariés, pour les mettre en situation de s’utiliser eux-mêmes de la façon la plus productive et rentable possible. Ainsi, une nouvelle idéologie du travail s’est développée, valorisant l’excellence en permanence, la culture du risque, la capacité de se remettre en question, d’être en concurrence avec ses collègues pour le bien de l’entreprise, d’être mobile, flexible, disponible… Et puis il y a cette pression au niveau des objectifs. La logique managériale fixe des objectifs hyperindividualisés aux salariés. Elle leur impose les moyens, proclame les salariés autonomes et responsables, or ils n’ont pas la possibilité de négocier, ni leurs moyens ni les objectifs. Ils sont alors pris dans un piège épouvantable qui est source de souffrance : on ne reconnaît pas leurs difficultés et la réalité de leur travail. Ce qui leur donne le sentiment d’être face à de l’arbitraire mais aussi à de l’impuissance. Selon cette idéologie managériale, pour que les salariés, et notamment des fonctionnaires et des personnes en CDI, soient efficaces et rentables, il faut les mettre en situation de précarité, en restructurant les métiers, en réorganisant le travail, en déménageant physiquement les employés… C’est ce que j’appelle la précarité subjective. Car même s’ils ont la sécurité de l’emploi, on les met dans des situations où ils ne seront jamais sûrs de parvenir à réaliser leur travail. C’est pourquoi des fonctionnaires aussi se suicident au travail.

À quel point l’importance du chômage et de la précarité pèse-
t-elle sur le rapport que les salariés ont au travail ?

Bernard Friot. Danièle Linhart parle à juste titre de précarité subjective, car, objectivement aujourd’hui, on est plus proche quantitativement et qualitativement du plein-emploi que dans les Trente Glorieuses. Et c’est bien à cause de cela que le travail est en grande souffrance. Employeurs et actionnaires ont une absolue maîtrise du travail. Et dans ce cadre, notre employabilité n’est jamais suffisante, il faut en permanence la prouver. Cette situation a une cause structurelle : à partir du moment où c’est le poste qui est qualifié, le travailleur est nié comme étant le seul porteur de qualification, le seul producteur.

 Établir un statut du travailleur peut-il être une réponse aux souffrances actuelles dans le travail ? Comment replacer l’homme au cœur du travail ?

Bernard Friot. Oui, le fait que chacun soit titulaire d’une qualification en progrès de dix-huit ans jusqu’à sa mort est décisif. Nous devons repenser le travail sur le modèle réussi des retraités qui touchent un salaire à vie – lorsque leur pension est à un niveau proche de leur meilleur salaire, bien entendu. C’est la moitié seulement des 14,5 millions de retraités, mais cela fait quand même du monde ! Il est dommage que la mobilisation sur les retraites ait été portée par un débat en défense, qu’il n’ait pas été l’occasion d’être à l’offensive pour réclamer « ce qui est bon après 
60 ans serait encore meilleur avant ». Les jeunes, comme les retraités, ont droit à un salaire à une vie, à ce que leur qualification soit reconnue et que le salaire soit un droit politique attaché de façon irrévocable à la personne. L’autre dimension révolutionnaire de la pension est son financement par les cotisations. Les comparaisons internationales sont évidentes : ce sont les pays qui ont choisi de financer cet engagement de très long terme qu’est la retraite sans aucune accumulation financière qui ont le meilleur taux de remplacement et qui ont le plus fort taux de retraités parmi les plus de 60 ans. Cela prouve bien que pour financer l’engagement de long terme qu’est l’investissement, il ne faut pas d’accumulation financière. Il faut, sur le modèle de la cotisation sociale qui finance les pensions, abolir le droit de propriété lucrative en créant une cotisation économique qui assèche les profits et donne aux travailleurs la maîtrise de l’investissement. Deux conditions structurelles sont donc nécessaires pour émanciper le travail de la subordination dans laquelle il est aujourd’hui : la qualification personnelle du salaire à vie et la maîtrise de l’investissement par la cotisation économique.

 Danièle Linhart. Les questions de la qualification et du salaire à vie sont de vrais enjeux. Mais cela ne résout pas le problème des inégalités de salaire, par exemple, y compris dans les retraites. Concernant la question de la souffrance au travail, il y a au moins une façon de faire qui pourrait être exigée dans le cadre du système capitaliste dans lequel on est – auquel il faudra véritablement trouver un terme parce que ce libéralisme effréné ne pourra pas durer longtemps, mais en attendant –, elle ne serait pas contraire aux intérêts du management mais serait complètement déterminante pour les salariés : il faudrait mettre en cohérence le discours managérial et les pratiques. Selon le discours managérial, les salariés sont autonomes, responsabilisés sur leur poste de travail, alors donnons-leur véritablement la possibilité de définir les conditions de leur travail, la possibilité de peser sur la mise en cohérence de leurs objectifs et des moyens qu’ils leur sont affectés. Et ce ne serait pas contraire aux intérêts managériaux parce que s’ils pouvaient être dans des situations de travail qu’ils maîtrisent, les salariés feraient du meilleur travail. Le problème c’est que le management est persuadé que si les salariés se sentent à l’aise, ils vont moins travailler, ce qui est complètement faux !

Vous voulez dire qu’actuellement créer un sentiment de malaise fait partie de la logique managériale ?

Danièle Linhart. Oui, le mal-être n’est pas un effet secondaire, mais un objectif managérial qui a la conviction que plus les gens se sentiront en situation précaire subjective et objective, plus ils seront réceptifs aux exigences patronales. Toute la logique de l’« open space », d’ailleurs, consiste, aussi, à mettre les gens en situation de malaise, ils ne se sentent pas chez eux, sont transparents, tout le temps dérangés, et on pense qu’ainsi ils seront plus efficaces ! C’est de ça dont il faut sortir, parce qu’en plus ce modèle managérial imposé dans les entreprises est mauvais du point de vue social mais aussi du point de vue économique ! Nous avons beau avoir la productivité horaire la plus forte au niveau européen, nous n’obtenons pas de résultats excellents comparativement aux autres pays.

 

Bernard Friot est l’auteur de l’Enjeu des retraites. Éditions la Dispute, coll. « Travail et salariat », 2010.

Danièle Linhart est l’auteure de Travailler sans les autres. Éditions du Seuil, 2009.

 

 

 

Face-à-face réalisé par 
Anna Musso

 

URL source: http://www.humanite.fr/19_11_2010-retraite-y-t-il-urgence-%C3%A0-repenser-le-travail-face-%C3%A0-face-458150