http://novovision.fr/une-autre-histoire-de-linternet-a-la-veille-des-temps-difficiles
Une autre histoire de l’internet, à la veille des temps
difficiles…
Je
n’ai quasiment rien publié sur ce blog depuis des mois, et voilà que je le
réveille de sa torpeur en cette fin d’année 2010. C’est aussi ça, un blog.
C’est comme ça pour le mien en tout cas. Un espace
de publication personnel, aléatoire, et libre…
Cévennes from Filou30 (cc)
Je
n’y ai de compte à rendre à personne, si ce n’est à la Loi (Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen, 1789, article XI: « La libre
communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux
de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à
répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi. »)
Et
encore, il est si facile sur internet de contourner cette loi, étroitement
nationale, même si dans le cas de notre Déclaration elle se veut à portée universelle. Il me suffirait de déplacer l’hébergement de ce blog
sur le territoire des États-Unis, par exemple, pour le placer sous une
juridiction qui ne reconnait même pas de loi qui puisse limiter en quoi que ce
soit ma liberté d’expression (Premier amendement à la
Constitution des États-Unis).
Et
encore, il existe mille autres moyens sur internet, comme celui-ci,
ou celui-là,
par exemple, de se replier dans les interstices des réseaux, pour
échapper à toute loi, à tout contrôle, à toute censure, et même à toute
surveillance…
Internet,
le « réseau des réseaux » (inter-net
signifie « inter-connexion des réseaux »,
des « networks ») a été conçu comme ça, pour ça. C’est du
moins ce que défend « une certaine histoire de
l’internet », qui est, à mon avis,
très largement une mythologie. Une belle histoire, pas totalement fausse, mais
pas totalement vraie non plus, et dont la « vérité » n’est pas
forcément à rechercher au pied de la lettre.
Réseau
libertaire « par construction », car non centralisé, censé être en
mesure de résister même à une attaque nucléaire, censé continuer de fonctionner
et d’assurer la continuité des communications quand bien même une partie de
l’infrastructure serait détruite: réseau inattaquable, incontrôlable,
indestructible… Émergence d’une « entité » libre, universelle et
éternelle… Naissance du « cyberespace »…
La
Déclaration d’indépendance
du cyberespace, publiée par John Perry Barlow en 1996,
très beau texte au demeurant, porté par un véritable souffle libertaire, un
vrai style et une indéniable poésie, est comme un symbole, une parfaite
illustration, de cette mythologie de l’internet qui irrigue, depuis l’origine,
l’imaginaire de bien des adeptes inconditionnels de ce réseau des réseaux:
« Gouvernements
du monde industriel, géants fatigués de chair et d’acier, je viens du
cyberespace, nouvelle demeure de l’esprit. Au nom de l’avenir, je vous demande,
à vous qui êtes du passé, de nous laisser tranquilles. Vous n’êtes pas les
bienvenus parmi nous. Vous n’avez aucun droit de souveraineté sur nos lieux de
rencontre. »
Les
espoirs les plus fous se sont nourris de cette mythologie. L’internet est la « nouvelle
frontière », dont le franchissement nous ouvre véritablement sur un « nouveau
monde »… Internet est un nouveau « far west »…
La force que recèle cette image de la « nouvelle frontière »,
profondément et même intimement, dans l’esprit d’un Américain, échappe
probablement très largement à la plupart des Européens (ou des Chinois, ou des
Indiens, d’ailleurs) enracinés que nous sommes dans une histoire millénaire
(lire, pour ce qui concerne les Français: Fernand Braudel, « L’identité
de la France »):
elle renvoie pour les Américains à la Conquête de l’Ouest, à la « Nouvelle
frontière » de John Kennedy,
en 1960…
Ce
souffle a beau être si spécifiquement américain, au point que chaque président
des États-Unis cherche inlassablement à le réveiller sous des formes variées,
de la « Guerre des
étoiles » de Ronald Reagan,
aux « Autoroutes de
l’information » de Al Gore, sous Bill Clinton,
et jusqu’à la conquête de Mars, sous Georges
Bush II, il n’en finit pas moins par se
répandre sur toute la planète chez ceux qui sont les plus influencés par la
culture populaire américaine.
Cette
mythologie de la « nouvelle frontière de l’internet » a ainsi
traversé l’Atlantique, empruntant les câbles transocéaniques ou les liaisons
satellites qui forment l’infrastructure intercontinentale de cette
interconnexion des réseaux. Et bien peu d’ailleurs ont remarqué à quel point ce
chemin-là contredisait l’idée même, en réalité fausse, d’un internet totalement
distribué et décentralisé qui est pourtant au cœur même de cette « vision ».
Un simple télégramme diplomatique, récemment révélé par Wikileaks,
nous rappelle à quel point, par exemple, cette infrastructure est en réalité
vulnérable, car très centralisée: les points d’arrivée de ces câbles
transatlantiques, à Lanion, Plérin ou Saint-Valery-en-Caux, sont bien des « sites
sensibles à protéger » selon le gouvernement des États-Unis, car ce
sont bien de véritables talons d’Achille du réseau censément indestructible.
Les
attaques orchestrées récemment contre le site Wikileaks,
pour rendre le site inaccessible au plus grand nombre des internautes ou
l’empêcher de se financer, nous rappellent également à quel point relève du
mythe cette idée que la publication sur internet échapperait à toute censure (Julian Assange:
« C’est intéressant de voir la censure en Occident »).
Les
« talons d’Achille » du réseau des réseaux, ces goulets
d’étranglement centralisés qui en permette le contrôle, sont d’ailleurs
innombrables et leur existence bat en brèche totalement la mythologie d’un
cyberespace incontrôlable et indestructible par nature: ce sont les « dorsales internet » (ou backbone en
anglais) dont les câbles transocéaniques ne sont qu’un cas de figure, c’est la
gestion même des noms de domaine, au cœur même du fonctionnement de l’internet,
qui est assurée pour l’ensemble du réseau par treize « serveurs racines » (et treize seulement), sous l’autorité d’un organisme
unique, l’ICANN,
qui, en dernière instance, relève bien de l’autorité du gouvernement fédéral
américain…
Les
gouvernements de tous pays, en mal de contrôle de ce cyberespace qui menaçait
de leur échapper, n’ont guère tardé à repérer bien d’autres de ces talons
d’Achille: la Chine et sa « grande muraille
électronique » (et l’Iran, l’Arabie
Saoudite, la Tunisie, etc.), jusqu’au gouvernement français (entre autres) qui,
d’Hadopi en Loppsi, a fort
bien identifié que le principal « point faible » de tout le réseau
était tout simplement cette petite poignée de fournisseurs d’accès à internet
(FAI), dont les infrastructures sont toutes « physiquement » situées
sur le territoire national et relèvent entièrement de sa juridiction.
Cette
« histoire de l’internet », devenue bien souvent une vulgate chez les
plus fervents adeptes et défenseurs de la mythologie du cyberespace libertaire,
est à revoir en profondeur. C’est « une autre histoire de
l’internet » qu’il est temps d’écrire aujourd’hui…
La parenthèse enchantée, une autre histoire de l’internet
On
pourrait reprendre cette « histoire de l’internet » en faisant de
cette histoire elle-même l’objet de l’étude, pour retracer comment cette
mythologie s’est formée, pour identifier les sources idéologiques auxquelles
elle s’est abreuvée. Je l’ai déjà maintes fois souligné sur ce
blog, les pistes dégagées dans cette
direction par Franck Rébillard, dans « Le web 2.0 en
perspective. Une analyse socio-économique de l’internet », sont très fécondes: c’est bien du côté du « réseau
comme vecteur d’une horizontalité égalitaire chez Saint-Simon », de « la
libre communication comme idéal sociétal chez Wiener » (et la cybernétique), et de « l’autonomie de création comme
valeur du nouvel esprit du capitalisme » (chez Boltanski/Chiapello),
qu’il faut chercher les sources de cette « idéologie de la révolution
internet ». Et aussi, je l’ai dit précédemment, dans la mythologie de
la « nouvelle frontière » américaine, qui explique comment ces
sources ont fusionné, quelque part du côté de la Silicon
Valley, en Californie, sous une forme « libérale/libertaire » qui, vu d’Europe, brouille tous les repères
idéologiques qui distinguent la droite de la gauche…
Mais
on peut aussi procéder différemment et tenter de proposer une histoire
« alternative » à cette vulgate libérale-libertaire et totalement
« technocentrique » de l’émancipation par
la grâce du cyberespace…
Cette
histoire ne débuterait pas avec l’invention du premier ordinateur, la première
connexion de deux ordinateurs en réseau, la première interconnexion de deux
réseaux d’ordinateurs, la première fois que l’on a connecté un ordinateur et un
téléphone, pas plus qu’avec l’invention du web par Tim Berners-Lee entre 1989 et 1991… Cette histoire débute quand cette
expérimentation, développée à l’origine par des militaires et des scientifiques
universitaires, a totalement changé de nature, lorsque l’accès à l’internet
s’est ouvert au grand public, dans la première moitié des années 1990…
Ensuite,
tout est allé relativement vite, mais l’on peut segmenter tout de même trois
périodes décisives: avant 1995 ; 1995-2010 ; après 2010.
Avant
1995, c’est – en gros – le temps des expérimentations et des tâtonnements,
quand s’est mise en place cette fantastique « convergence » des
technologies de l’informatique avec celles des télécommunications. Si on se
cantonne au seul plan de l’histoire des technologies, d’ailleurs, la véritable
« révolution » technique, le « moment décisif », se situe
bien plus dans cette « convergence » de l’ordinateur et du téléphone,
que dans la seule apparition de l’internet, qui n’en est que l’une des
conséquences parmi d’autres (que l’on pense, par exemple, au système de
paiement par carte bancaire, qui ne passe nullement par internet).
1995-2010,
c’est le moment où cette « convergence » a commencé à produire des
effets socio-économiques considérables, quand, pour paraphraser Jeremy Rifkin, internet est entré dans « l’âge de
l’accès », pour devenir un phénomène social majeur de l’économie et
même de la civilisation contemporaine.
On
pourra rechercher dans le détail comment s’est déroulé le processus. Le mérite
de Didier Lombard, l’ancien PDG de France Télécom dans son livre de 2008 « Le village numérique
mondial. La deuxième vie des réseaux » (Odile Jacob), est de reconnaitre qu’il s’est agit
d’un processus bien moins technique (et certainement pas politique, ou
philosophico-mystique!) que d’une opération purement commerciale, relevant du
markéting.
L’objectif
était de faire d’internet un objet de consommation de masse, d’en faire une relai de croissance pour tout un secteur économique de
l’industrie et des services liée à l’informatique et aux télécommunications.
Avec quinze ans de recul maintenant, il est indéniable que ce fut une
formidable réussite commerciale!
L’accès
à internet s’est répandu dans la société à une vitesse que l’on n’avait jamais
connue pour les autres équipements techniques que furent la radio, la
télévision ou le téléphone. En une quinzaine d’années, quasiment l’ensemble des
foyers français a été raccordé à l’internet haut débit. Le lancement ce week-end du satellite Ka-Sat va
permettre de résorber les dernières « zones blanches » dans la
couverture du pays. S’ouvre maintenant une nouvelle période, celle de
l’internet mobile, qui n’en est qu’à ses débuts, et celle de l’ultra-haut
débit, par la fibre optique (par exemple), qui n’en est qu’à ses balbutiements
(les premières publicités pour internet par fibre optique sont apparues à la
télévision cette année-même, en 2010).
Fibre
optique et mobile ouvrent vraiment une période nouvelle, comme le souligne
Didier Lombard qui parle de « deuxième vie des réseaux », car
les conditions économiques changent très profondément par rapport à la période
précédente. Le premier âge de l’internet, qui s’achève en ce moment, fut en
effet celui de « l’âge du cuivre », celui de l’accès à internet au
moyen du réseau de fils de cuivre couvrant presque tout le territoire et mis en
place progressivement après la Seconde guerre mondiale pour donner accès au
téléphone à quasiment tous les foyers. Pour cette « deuxième vie des
réseaux », les nouveaux réseaux sont entièrement à bâtir… et à
financer. « Il va falloir payer
maintenant… »
Il
faut insister sur ce point, internet est arrivé dans les foyers au moyen d’un
réseau physique, celui du téléphone, déjà en place avant même l’apparition
d’internet… et déjà très largement amorti. C’est bien la raison pour laquelle
on a pu proposer cet accès à internet pour tous à très bas coût, si ce n’est
tout à fait gratuitement. Rappelez-vous, pour ceux qui ont l’âge de s’en
souvenir, que ce ne fut pas gagné d’emblée…
Je
vous ai regroupé quelques unes des publicités diffusées à la télé par les
fournisseurs d’accès à internet à la fin des années 1990 (ma playlist
sur le site de l’Ina). Rappelez-vous que
si les fournisseurs d’accès, à cette époque, se nomment tous Free, Freenet, LibertySurf,
etc., et ne vantent à longueur de spots que l’accès « libre »
et « gratuit » à internet, ce n’était pas du tout la règle
dans les premiers temps de l’ouverture d’internet au grand public.
Il
est intéressant de noter que si, dans l’esprit d’une bonne partie de la
jeunesse d’aujourd’hui, internet apparait comme un réseau quasi
« intrinsèquement » ouvert, libre et gratuit (certains
prétendent même que ce serait sa « nature ». Ouais, je lis ça encore
régulièrement…), nous n’avons pourtant eu accès à internet, à ses débuts, qu’à
travers des réseaux totalement fermés, réservés et payants, tels que
ceux de Compuserve ou AOL! Ceux-ci interposaient en effet entre
le grand public et internet une couche intermédiaire, une interface logicielle
propriétaire, dont la logique était bien celle du club privé et non
celle de l’accès libre. Un fournisseur d’accès comme « Club »
Internet gardera la trace de cette période dans son nom, quand bien même il
s’était rallié au modèle économique imposé à tout le marché par le « coup
de force » commercial opéré par Free.fr.
Il
n’était nullement dans le projet des fournisseurs d’accès de proposer un
service ouvert, libre et gratuit, alors même que l’utilisation d’infrastructures
amorties leur permettait de le faire à bas coût. Ils ne l’ont fait qu’à contre
cœur, pour rester dans la course après que Free.fr avait brutalement changé la
règle du jeu initiale de la concurrence, en inventant « l’accès gratuit ».
Quand est arrivé, par la suite, la technologie de l’ADSL, qui autorisait une
considérable augmentation du débit sur le même fil de cuivre du téléphone, la
règle du jeu commerciale changea encore. Et c’est de ce moment-là qu’on peut
dater le véritable essor de l’internet grand public, de l’internet de masse.
Qu’on
se souvienne encore des premiers temps de cet « internet gratuit »:
il ne l’était en réalité pas du tout. Internet n’a jamais été gratuit pour
personne! Free.fr a bien inventé l’internet sans abonnement… mais il fallait
tout de même payer le temps de connexion téléphonique à France Telecom! La
vraie révolution de l’accès à internet, celle qui a entrainé la diffusion en
masse du service, n’aura nullement été celle d’une prétendue gratuité: ce fut
celle du forfait! La fin du paiement à la durée au profit d’un forfait illimité
à 29,90 euros par mois, connexions téléphoniques comprises (un prix qui aura
« tenu », notez-le, jusqu’à aujourd’hui. Quand on vous dit que nous
sommes, précisément aujourd’hui, en train de changer de période…).
Tout
le monde, ou presque, est donc passé au forfait à 29,90 €/mois, mais la
mythologie de la gratuité est restée fermement ancrée dans les esprits… C’est
que les fournisseurs d’accès n’ont cessé d’enrichir leur offre, sans modifier
d’un centime le prix du forfait: téléphonie par internet, télévision,
téléchargement, etc. Les fournisseurs d’accès ont même délibérément encouragé
cette mythologie de la gratuité d’internet en utilisant l’argument du
téléchargement de musique ou de film pour faire la promotion des débits de plus
en plus importants que permettaient les développements de la technologie ADSL.
Est-il besoin de signaler que ces mêmes fournisseurs d’accès savaient
pertinemment que la plupart des téléchargements en question étaient illégaux,
puisque portant sur des œuvres protégées par le droit d’auteur?
L’apparition
de nouveaux services sur internet, apparemment gratuits, renforça encore cette
mythologie. Google en est l’illustration la plus claire: aucun des services de
Google n’est en réalité gratuit, puisque l’entreprise se finance par la
publicité, et que la publicité, c’est bien le consommateur qui finit toujours,
au bout du compte, par la payer (sauf que c’est quasiment invisible et presque
indolore…).
Citons
aussi le développement, dans la première moitié des années 2000, de la véritable escroquerie
intellectuelle – et commerciale – du « Web 2.0″. Rappelons que le « concept » de Web 2.0
n’est certainement pas né dans les milieux des hackers, du logiciel libre, des
partisans désintéressés de l’internet indépendant et non-commercial. Il sort
tout droit au contraire de celui des géants de l’internet de la Sillicon Valley et de la
nébuleuse de start-up qui les environne: il ne s’agissait de rien d’autre que
d’une campagne commerciale pour relancer l’économie marchande de l’internet, un
temps ébranlée par l’explosion financière de la « bulle internet » autour des années 2000.
La
Web 2.0 a fait ainsi l’apologie de la participation en ligne de tous, de
la généralisation du contenu créé par les utilisateurs (ou U.G.C.), du
règne de l’amateur, de l’interaction, de l’échange et du partage
en ligne, de tout et de n’importe quoi, du moment que ça pouvait s’échanger et
se partager. Il n’y avait pourtant là absolument rien de neuf, qu’internet ne
permettait pas déjà depuis l’origine. Il ne s’agissait que d’un
« soufflet » markéting. Ça devait choquer, bien entendu, ceux qui
surfaient sur le net depuis un petit moment déjà, mais les nouveaux venus n’y
ont vu que du feu. Ça tombe bien, c’est précisément à eux que le message
s’adressait.
Qu’importait
le décalage entre le « message » du Web 2.0 et la réalité des usages
de ces nouveaux usagers, qui arrivaient précisément en masse à ce moment sur
internet? Qu’importait le fait que la « participation » sur internet
n’ait jamais été autre chose qu’un phénomène ultra-minoritaire, quasiment
marginal? Le fait qu’en matière de « partage » ces nouveaux usagers
ont toujours préféré massivement échanger la production des professionnels de
la musique et du cinéma plutôt que leur propre production d’usagers? Que la
liberté d’expression de tous sur internet soit bien souvent monopolisée par les
trolls et confine généralement au point Godwin? L’objectif était avant tout de
vendre! Toujours plus de nouveau matériel, de nouveau logiciel, toujours plus
de connexion… et toujours plus de commerce en ligne!
Le
message libertaire des débuts d’internet aura donné lieu, au bout du compte, à
une formidable récupération publicitaire et commerciale, qui finit aujourd’hui
par totalement noyer et marginaliser, dans ce web de masse, ce que cette culture initiale avait
d’authentiquement novateur et émancipateur. « On attendait le web social…
mais pas celui-là! »
Le temps des médias et le monde souterrain des invisibles
J’ai
cherché, dès les début de ce blog, il y a quelques années – et c’était même
l’objet que je lui avait assigné: une recherche personnelle « à haute
voix », presque une enquête en direct – , quel
serait l’avenir du journalisme et de l’information à l’heure d’internet. Je
dois bien reconnaitre aujourd’hui – et c’est probablement pourquoi j’ai de plus
en plus tendance à délaisser novövision ces derniers
temps pour me consacrer à d’autres projets -, que je n’ai pas trouvé. Ou
plutôt, ce que j’ai trouvé c’est que le journalisme n’avait, à mon avis, guère
d’avenir en ligne, et que pour l’information, ça n’allait guère mieux!
J’ai
rêvé un moment qu’internet soit une « deuxième chance » pour le
journalisme tel que je le concevais, et que le réseau des réseaux ouvre un
« nouvel âge de l’information ». Je n’y crois plus guère aujourd’hui…
Je
ne crois plus du tout, en tout cas, qu’internet soit un moyen de renverser
l’ »ordre médiatique », celui des médias de masse, de l’information mainstream, qui ne renvoie du monde que l’image d’un
vaste spectacle superficiel et commercial, et qui n’est rien d’autre, en
définitive, qu’un appendice de la société de consommation. Rien dans tout cela,
ou presque, qui relève en tout cas de cette pédagogie de l’actualité que sont pour
moi le journalisme et l’information. Rien qui n’aide réellement à comprendre le
monde comme il va, et contribue à l’émancipation du citoyen, au moment où il
est invité à voter.
Il
s’est ouvert, un moment, sur internet, une sorte de parenthèse enchantée. Elle
est aujourd’hui, déjà, quasiment refermée. Si internet m’a donné un moment le
sentiment, et l’espoir, d’échapper au « temps des médias » de masse,
c’est que ces derniers n’étaient tout simplement pas encore arrivés dans la
place. Ils l’ont pleinement investie désormais, et loin d’apporter un remède à cette mal-info qui gangrène la démocratie, internet contribue au contraire à en accentuer tous
les défauts.
Ça
ne se voyait guère aux temps des premiers médias de masse, les journaux papier
qui se sont développés dans la seconde moitié du 19e siècle (quoique, si on y
regardait de plus près…), mais c’est devenu l’évidence avec la radio puis avec
la télévision, dans la seconde moitié du 20e, et maintenant avec internet… au
21e: les médias de masse n’existent pas pour diffuser de l’information et
permettre aux citoyens de participer au jeu démocratique: ils sont d’abord là pour
former des consommateurs et permettre à des clients de participer au grand jeu
de la marchandise et du commerce.
C’était
« écrit » dans leur « gènes », dès leur naissance: les
médias de masse sont nés de l’improbable mariage entre l’information et la publicité,
dès le 19e siècle. En fait, ce mariage est bien apparu rapidement pour ce qu’il
était, c’est à dire contre nature, et l’on a tenté de sauver de ce piège
mortel, si ce n’est l’information elle-même, du moins les apparences, en
instaurant cette fameuse et infranchissable « muraille de Chine » entre l’information d’une part, la communication, la
promotion et la publicité de l’autre. C’est depuis l’origine une illusion, et
les apparences ne peuvent même plus être maintenue
avec internet.
Le
« temps des médias » n’est pas celui de la démocratie, c’est celui du
commerce. Je n’attaque même pas la bonne foi ou la bonne volonté des
journalistes, embarqués à leur corps défendant (pour la plupart d’entre eux du
moins. Il y a des collabos aussi…) dans ce marché de dupe. Par la nature même
de leur financement essentiellement publicitaire, les médias de masse n’ont
d’autre destinée que de s’adresser à une clientèle de consommateurs, et pas à un
public de citoyens. Le journaliste honnête et consciencieux pourra toujours
s’efforcer d’apporter tout de même de l’information à ce consommateur, son
média est ainsi fait qu’il sélectionne lui-même son audience pour ne
précisément s’adresser qu’à des consommateurs, à ceux qui sont sensibles à la
publicité (et qui sont solvables), et pas aux autres, fussent-ils pourtant
eux-aussi des citoyens. Il n’est tout simplement pas rentable, économiquement,
pour un média de masse de s’adresser à un autre public que celui que la
publicité est prête à financer.
On
a souvent fait grief à l’ancien patron de TF1 Patrick Le Lay d’avoir tout
simplement reconnu que son métier était de « vendre à Coca-Cola du
temps de cerveau humain disponible ». Il n’a pourtant fait par cette
remarque que la preuve de sa franchise et de son honnêteté, car sans Coca-Cola
il n’avait plus qu’à mettre la clé de TF1 sous la porte, pour aller pointer au
chômage avec tous les salariés de son entreprise, journalistes compris.
On
peut constater tous les jours le résultat désastreux du fonctionnement au
quotidien de cette machine médiatique infernale: maintenir le spectateur en
état permanent de disponibilité à la distraction, ne s’arrêter jamais sur rien,
ne se concentrer sur rien, ne rien hiérarchiser, tout mettre sur le même plan,
tout se vaut, rien n’est important, un clou chasse l’autre, demain est un autre
jour et la fête continue…
Il
faut accorder toujours la priorité à la futilité de la nouveauté, sur
l’ennuyeuse récurrence de ce qui est important. Mais comme c’est récurrent, ce
qui est important finit par s’accumuler. Il faut bien en parler avant que tout
ça ne sédimente et ne devienne inévitable, que ça n’envahisse l’espace de son
incontournable ennui, en cassant l’ambiance de la grande fête consumériste
permanente. Alors on veille à purger régulièrement, par petits paquets, vite
fait bien fait, ces réalités qui dérangent la fête, en les noyant dans le reste
pour mieux faire passer la pilule.
Et
pas besoin d’aller imaginer le moindre grand complot, la plus odieuse des
conspirations, pour comprendre comment un tel système a pu se mettre en place.
Chaque journaliste, dans son propre média, ne peut faire autrement que de
reconnaitre à quelle clientèle son média s’adresse. Et s’il ne veut pas perdre
son gagne-pain, il n’a d’autre ressource que de s’y adapter… ou d’aller voir
ailleurs. C’est la dure réalité du commerce, et d’un marché du marché travail
qui n’a pas vu le nombre de chômeurs se compter autrement qu’en millions de
personnes depuis bientôt trente ans. Au temps du plein emploi, ça laissait un
peu de marge, on pouvait encore se faire plaisir un peu de temps en temps. Mais
ça fait bien longtemps que ce temps-là est bien fini dans les rédactions…
Dans
son travail quotidien, chaque journaliste d’un média financé par la publicité
sait bien que son activité est de nature commerciale. Mais il ne faut pas le
dire, il faut maintenir le mythe de l’information. Comme il faut maintenir le
mythe de la publicité: ne jamais reconnaitre que la publicité est un simple
mensonge, dire toujours qu’elle vend du rêve, ou même – osons-le, pourquoi pas?
– qu’elle informe elle-aussi! Il ne faut pas rompre le charme, sinon ça n’agit
plus, et le prince charmant redevient le crapaud qu’il n’avait jamais cessé
d’être en réalité.
Sur
internet, ça marche tout pareil, sauf que c’est en pire. La dépendance
publicitaire y est encore plus forte, car l’audience est encore plus volatile
et inconstante. Pour le moment, ce n’est même pas rentable: les médias de masse
en ligne ne parviennent même pas à la trouver, cette clientèle qui intéresse
les publicitaires. Cette clientèle ne s’intéresse même pas à eux, car elle n’a
même plus besoin de passer par leur intermédiaire pour se vautrer
voluptueusement dans son orgie de consommation. Elle va droit au but, cette
audience, directement sur les sites marchands, sans passer par la case
médiatique. Si elle cherche des conseils pour la guider dans sa consommation,
elle n’a même plus besoin d’intermédiaires et trouve sur les sites marchands
eux-mêmes l’avis de ses pairs, méthodiquement trié et classé par des
algorithmes et des moteurs de recherche. Et ça lui suffit bien. Elle aurait
même tendance à préférer ça. Peut-être qu’elle aussi au fond, la clientèle,
elle n’y a jamais cru plus que ça à la « grande muraille de Chine »…
Elle
ne se distrait en tout cas de son orgie consumériste en ligne que pour se
divertir, jouer, entretenir ses relations sociales, éventuellement jeter un œil
sur de l’information, mais uniquement une information d’alerte, un résumé,
l’essentiel en bref, de quoi rester dans le coup. Un bon canon à dépêches suffit bien. Ça ne manque pas en ligne, il y en a même
partout. Ça ne coûte pas cher à fabriquer, mais ça ne rapporte rien non plus. C’est pas ça qui va nourrir beaucoup de journalistes.
D’ailleurs, est-ce que c’est encore du journalisme?
Alors,
tout est perdu? Pour les journalistes, j’en ai bien peur. Je ne leur vois pas
d’autre avenir que celui – je l’ai déjà dit plusieurs fois – , d’agent d’ambiance
éditorial en contexte commercial. Mais pour l’information, la messe n’est
peut-être pas dite… Une chose me semble acquise en revanche, et c’est d’autant
plus vrai avec internet: ce n’est plus dans l’espace médiatique que ça se joue,
ni même peut-être dans l’espace public (mais l’un et l’autre ne sont-ils pas la
même chose?). Ça se joue dans un monde invisible et souterrain, sous la surface
du voile médiatique qui recouvre la réalité d’aujourd’hui. Encore une histoire
de carte et de territoire (relisez donc Borges, et Baudrillard, et même
Houellebecq, qui s’y met à son tour!).
C’est
par là qu’il faut regarder si on veut voir quelque chose. Dans la marge, dans
les interstices des réseaux. Là où, justement, les médias ne vont pas… C’est là
qu’on entrevoit des choses qui se passent, de petits événements qui se
produisent, des bouts de réalité qui apparaissent, et qui pourraient peut-être
devenir importants, ou le sont peut-être même déjà, ou peut-être pas…
Dans les interstices des réseaux, à la recherche de ceux qui préparent les
temps difficiles…
Je
dois bien l’avouer aujourd’hui, j’ai vécu un temps avec le secret espoir qu’un
espace médiatique propre à internet était en train d’émerger, qu’il proposerait
même une alternative à cet espace médiatique précédent, celui que je ne
cherchais précisément qu’à fuir. J’ai cru que s’opérait sur internet une sorte
de substitution. Mais je me suis trompé. L’espace médiatique d’internet
n’est pas différent de l’autre, il n’en est même que le prolongement, en pire.
Il
ne s’y passe rien. Que ce soient dans les « sites de médias », les
sites « de journalistes », et dans leurs forums ou les fils de
commentaires qui leurs sont attachés, comme dans cette partie de la blogosphère
ou même ces sites dits « alternatifs », branchés sur ces médias, dont
ils ne sont qu’une sorte d’excroissance, à la manière de la chimère de Baudelaire, qui recyclent la même matière et ne brassent en
définitive que du vent, ne produisent que de l’écume… Tout ça est sans
importance, et c’est sans conséquence. Un flash radio le matin, un JT le soir
me suffisent bien pour ma journée. Cet internet-là ne m’apprend jamais rien que
je ne sache déjà…
J’ai
pourtant fini par me dire que si j’avais ce sentiment de m’être trompé, de ne
pas avoir trouvé, c’est peut-être que j’étais dans la situation de l’homme qui
a perdu ses clés par une nuit sans lune et qui les cherche sous un réverbère,
car c’est le seul endroit éclairé. J’ai fini par me dire que ce que je
cherchais pourrait bien se trouver justement là où il n’y avait pas de lumière,
que la lumière pouvait même le faire fuir, et donc qu’on ne le voyait jamais
vraiment. A peine pouvait-on n’en saisir, dans le faisceau de la lampe torche,
qu’une image extrêmement fugitive qui nous échappe à peine croit-on l’avoir
capturée…
Cette
intuition m’est venue pour la première fois à l’occasion de
« l’affaire » de Tarnac. Je m’y suis
intéressé très tôt sur ce blog, et je n’ai cessé d’approfondir mes recherches
depuis, dans cette direction, puis dans d’autres et d’autres encore, à mesure
que le fil que je tirais se trouvait noué à d’autres, et ceux-là à d’autres
encore, formant cette toile, ou une petite, une infime partie de cette toile
que je cherchais justement et qui se dérobait à moi car je ne cherchais pas au
bon endroit.
Je
me suis intéressé à « l’affaire » de Tarnac
sur ce blog comme on fait des travaux pratiques. Mon objectif initial n’était
que de proposer une illustration concrète et par l’exemple de l’immense
capacité d’internet à fournir des informations à celui qui les cherche, qui les
cherche vraiment, et qui sait comment s’y prendre. C’est ce que
j’appelais faire « une enquête en pyjama », illustrant
par là la possibilité que nous ouvrait internet de devenir, chacun pour soi-même, son propre
journaliste. Et ça donnait, en janvier 2009, cette
enquête exclusive B-) de novövision: Tarnac, retour sur le fiasco d’une
enquête policière. Il aura fallu des
mois aux « médias traditionnels » pour finir par dire la même chose
que moi sur cette « affaire ». Un journaliste aura même écrit un
livre tout entier, pour le redire à nouveau dans un ordre à peine différent. Je
n’ai croisé dans le petit monde des journalistes à l’époque que ce vieux renard
de Lagarde, pour avoir senti le coup (et poussé l’hebdo papier Vendredi,
de Jacques Rosselin, à republier l’intégralité de mon
enquête sur deux pleines pages de ce canard éphémère…).
Je
ne me suis guère arrêté à ça, j’avais bien mieux à faire. J’ai continué à tire
des fils…
J’ai
commencé à découvrir des tas de choses qui se passaient sur internet, qui ne se
seraient probablement pas passées sans internet, ou bien se seraient passées
très différemment, et dont les médias ne parlent quasiment jamais. Depuis deux
ans maintenant que je tire ces fils, jusqu’à consacrer finalement une plus
grande part de mon temps disponible à cette recherche plutôt qu’à m’occuper de
ce blog qui tombe en déshérence, j’ai fini par entrevoir une sorte de continent
noir, un monde souterrain, qui vit, prospère et se développe en marge des
médias, et sous ce voile médiatique qui recouvre la réalité d’aujourd’hui.
Je
ne prétends certainement pas avoir sous la main le scoop du siècle. Ça n’a rien
à voir avec ça. Je n’imagine même pas un instant avoir découvert quoi que ce
soit que tout le monde aurait ignoré avant moi. J’ai juste appris des tas de
choses dont les médias ne me parlent jamais. Elles ne sont pourtant pas
cachées, il suffit de les chercher…
Ça
se trouve dans « un quelque part » sur internet qui est juste l’exact
envers de ce qu’est censé être un espace médiatique, ou un espace public (les
deux sont la même chose, en définitive: l’espace public, c’est l’espace
médiatique). Mais ce n’est pas totalement non plus un espace privé. C’est cet
immense espace qui se déploie sur internet, cet espace discret, plutôt
que caché, qui se situe… entre les deux, entre le public et le privé.
Les
fils que j’ai tirés, pour ma part, m’ont mené dans des directions
particulières. J’en aurais tiré d’autres, je me serais retrouvé ailleurs… Il ne
s’agit en réalité pas d’un seul monde, mais de multiples mondes, qui ne se
révèlent qu’à mesure qu’on les explore, et dont on ne peut jamais discerner
quelle est la surface totale. Ils sont d’ailleurs grouillants, mouvants, voire
instables, et finalement insaisissables. Et c’est précisément pourquoi ces
mondes presque volatiles n’existent pas pour les médias, qui les ignorent car
ils sont incapables de les saisir.
Je
me suis particulièrement intéressé, par exemple, à quelques uns de ces mondes
qui se tiennent justement « à la marge » d’une société vis à vis de
laquelle ils hésitent quant à leur attitude: le retrait, ou la rébellion? Il
n’y a rien d’étonnant à ce que de tels mondes échappent aux médias, quand bien
même ils porteraient sur eux leur attention: ils ne pourraient y trouver face à
eux qu’une attitude… de retrait, ou de rébellion.
Certains
des habitants de ces mondes discrets sont, par exemple, de paisibles
jardiniers, qui se bornent à cultiver leur potager. Ils ont trouvé avec
internet un formidable moyen d’entrer en contact les uns avec les autres, de
partager des informations, des expériences, des techniques, des « conseils
d’amis », de nouer des amitiés qui les amènent parfois à se rencontrer
« en vrai », et d’échanger parfois aussi des semences, qui sont
bien souvent introuvables dans les réseaux commerciaux, et qui sont parfois
même interdites à la vente, pour d’obscures motifs administratifs, dont je vous
épargne les détails. C’est leur petite résistance à eux, d’entretenir contre
vents et marées un patrimoine potager qui sans eux disparaitrait.
Un
autre fil m’a conduit, autre exemple, vers ce monde des auto-constructeurs, qui
construisent leur propre maison eux-mêmes avec leurs mains, en bois, en paille
ou en torchis, ou même avec de vieux pneus, et font parfois appel sur internet
à de bonnes volontés, prêtes à venir donner un coup de main à l’autre bout de
la France, contre un casse-croûte et un coup de rouge et le plaisir de faire
connaissance et devenir, peut-être, des amis. Des fois ça marche, et des fois
ça ne marche pas… Mais certains d’entre eux, probablement pas tous, laissent en
ligne des traces, comme des petit cailloux qui forment des jalons pour ceux qui
viennent après et tirent de ces expériences des enseignements qui nourriront
leurs propres tentatives…
Il
y a aussi, ce vaste et discret monde des cabanes, des yourtes et des roulottes,
une monde de gens qui ne cherchent qu’un coin tranquille quelque part dans la
forêt, sans demander leur reste, ni rien, ni à personne, mais sont
pourtant traqués par les règlements d’urbanisme et ceux qui sont chargés
de les appliquer de manière souvent fort tatillonne. Ils doivent bien alors se
chercher les uns les autres et se trouver, pour échanger des informations et
s’organiser. Ils trouvent sur internet un moyen incomparable de leur faire, et
ils ne s’en privent pas.
Il
y a encore toutes sortes d’autarciques, survivalistes, peakistes,
new travellers, décroissants ou autres primitivistes,
selon les noms qu’ils veulent bien se donner, et parfois ils ne s’en donnent
même pas. Un point commun que l’on trouve à bien d’entre ceux-là est que leur
attitude vis à vis d’une société qu’ils estiment en perdition, finie, usée, en
sursis, déjà perdue, est qu’ils sont moins en rébellion que déjà en retrait:
ils se préparent déjà au « monde d’après », qui se fera avec
ou sans vous, mais pas sans eux.
Il
y a certes, à plus ou moins haute dose, du millénarisme dans tout ça. Certains
l’expriment et d’autres non, mais tous… ils se préparent… Certains d’entre eux
ont un mot clé, qui sonne comme signe de ralliement: ils se préparent à des « temps
difficiles ». Certains sociologues des
religions ont déjà repéré les sources de cette
référence (de Charles Dickens à Joachim de Flore, en passant bien souvent par
Henry David Thoreau), un signe de ralliement qui reste le plus souvent discret,
voire anodin pour la plupart d’entre vous, mais que bien des gens que vous ne
soupçonneriez pas savent pourtant décoder sans rien dire, en leur for
intérieur…
Tout
ça vire parfois à la secte, il est vrai, quand on aborde ces troubles mondes du
new age, des vegans ultravégétaliens radicaux, des éco-warriors,
de la deep ecology et de
l’anarchie verte, qui ne se donne pour autre cible, en toute simplicité, que
d’abattre « la civilisation » et voit comme son héros Theodore Kaczynski, autrement connu sous le pseudonyme d’Unabomber, mis hors d’état de nuire après qu’on lui a
reproché quelques assassinats et qu’on a enfermé dans une cellule de haute
sécurité quelque part dans la Prison Valley.
Ça
nous ramène à Tarnac, ce paisible village du plateau
de Millevache, en Corrèze, que j’ai visité
discrètement à mon tour, il y a quelques temps, dans lequel notre gouvernement
à cru voir un moment, caché dans une petite ferme aux confins du village, une
sorte d’école du terrorisme, un camp d’entrainement préparant les troupes de
cette « Insurrection qui vient », et dans laquelle je n’ai vu pour ma part que la mise
en œuvre de ce simple programme « post-nucléaire »: la seule manière
de survivre dans « ce monde d’après », à la Mad Max, c’est de s’organiser d’ores et déjà, autour du
triptyque « du jardin, de l’atelier et de l’épicerie »…
Bientôt d’ailleurs, aussi, une scierie… A Tarnac également, on se
prépare apparemment… à des « temps difficiles ».
Mais
pourquoi voudriez-vous que les médias nous parlent de tout ça? Que des gens,
venant d’horizons si divers et selon des justifications si éclectiques, se
préparent à des « temps difficiles », quel intérêt pour eux,
puisque ces gens, précisément, se mettent d’eux-mêmes hors jeu de la société de
consommation et qu’ils ne sont plus des clients? On pourrait essayer d’en faire
des menaces. Déjà tenté! Ça n’a pas très bien fonctionné. D’en faire des bêtes
de foire, de les donner en spectacle? Ils ne semblent guère coopératifs…
Pourtant,
ça parait diablement intéressant de chercher à savoir aujourd’hui qui ils sont,
pourquoi ils sont, combien ils sont? Leur « rébellion par le
retrait » pourrait-elle faire école? Y a-t-il un seuil social au-delà
duquel le retrait massif de la société de consommation de toutes ces variantes
de « décroissants », qui désertent aujourd’hui les centres
commerciaux, pourrait – par leur nombre et par leur poids
« non-économique » – , faire vaciller cette
société?
« Tu
tiens le bon sujet, là, coco »,
me susurre déjà le rédacteur en chef. « C’est glauque et ça fait peur.
Ça va faire vendre ça! Mon coco… » [ça parle
parfois comme ça, un rédacteur en chef. Ils ont aussi leur propre folklore, et
leur mythologie à entretenir, les rédacteurs en chef, sinon à quoi bon
serviraient-ils encore, à l'heure d'internet?]
Mais
non, très peu pour moi, merci. Non seulement, je ne mange plus de ce pain-là,
mais surtout je sais déjà que cette société-là organise elle-même aujourd’hui
le « retrait » massif – mais non volontaire! – de la société de
consommation de millions de personnes qu’elle condamne, chaque jour
aujourd’hui, à la précarité, à l’exclusion et la pauvreté, et qu’elle ne s’en
sent pas menacée outre-mesure d’un quelconque effondrement pour autant…
C’est
peut-être, finalement, que moi-aussi, je me sens moins tenté aujourd’hui par la
rébellion que par le retrait, et que je me verrais peut-être bien, à mon tour,
retiré dans un lieu préservé de la société, loin de la ville, dans la nature,
pour cultiver mon jardin, en préparant tranquillement, dans mon potager… la
venue des temps difficiles.