Crise de la dette: l’Europe en panne de solutions
par Xavier
Malakine Le 21 janvier 2011
Depuis la
crise grecque, toute l’énergie des dirigeants européens a été consacrée à neutraliser
la spéculation des marchés afin de contenir l’effet d’emballement du processus
d’insolvabilité. Le fonds de solidarité européen a été conçu pour permettre de
prêter à un taux raisonnable les liquidités nécessaires aux États en
difficulté. Il est donc censé donner un peu de temps aux États pour remettre
leur finance en ordre afin de pouvoir retourner au plus vite se financer sur
les marchés. Le problème est que ces États ne connaissent pas une difficulté
passagère consécutive à la crise, comme on voudrait nous le faire croire. Comme
on l’a déjà vu, ces États glissent lentement mais sûrement sur la pente de la
banqueroute.
On ne fait
que d’essayer de gagner un peu de temps pour repousser le problème à plus tard
en espérant que le cataclysme prévisible ne se produise pas. Mais que se
passera t-il après 2013 lorsque les dettes des États seront considérées comme
officiellement à risque ? Les États en difficultés pourront-ils même encore se
financer sur les marchés ? Nul ne le sait.
Les
dirigeants européens ont-ils conscience de la gravité de la situation ? On
pourrait être tenté de répondre par la négative lorsqu’on écoute les propos
lénifiants de nos ministres qui s’évertuent à présenter cette crise comme une
guerre du politique contre la spéculation financière. Pourtant les déclarations
des dirigeants allemands qui refusent de toutes leurs forces une « Europe de
transferts financiers » laissent à penser du contraire. Eux semblent avoir
compris la vraie nature de la crise, même s’ils refusent toutes les solutions
proposées par leurs partenaires.
La vérité
est que personne n’a à ce jour de solution et qu’en réalité, il n’y a pas de
bonnes solutions.
De l’austérité naîtra de nouvelles crises financières
La première
solution qui a été mise en œuvre en accompagnement des plans dit de « sauvetage
» a été d’imposer aux populations concernées un drastique plan d’austérité.
Solution somme toute logique. Ces pays ont vécu trop longtemps au dessus de
leurs moyens. Ils doivent donc ramener leur niveau de vie au niveau de richesse
que leur économie produit de manière endogène.
Les plans de
rigueur ne visent pas seulement en effet à réduire le déficit public. Les
hausses d’impôts, les réductions des dépenses publiques et les baisses de
salaires ont pour objet plus profond de réduire la consommation, donc les
importations et ainsi de contribuer à ramener la balance courante vers
l’équilibre afin de casser le moteur du surendettement.
Cette
politique n’est naturellement pas sans dommages, non seulement pour les
peuples, leur niveau de vie et de protection sociale, mais aussi pour
l’économie elle-même. L’austérité, par la contraction économique qu’elle
implique, fait monter le taux de chômage et accélère les faillites
d’entreprises. Ainsi, des acteurs économiques « normalement » endettés peuvent
devenir du jour au lendemain, insolvables. Appliquée à des pays ayant un taux
d’endettement privé excessif, cette purge présente le risque de transformer de
bonnes dettes en créances irrécouvrables et donc en pertes pour le système
bancaire. L’Espagne et le Royaume-Uni, qui se trouvent tout deux dans cette
situation, risquent donc fort d’entraîner une nouvelle crise financière qui se
propagera dans toute l’Europe.
En outre,
une généralisation des politiques de rigueur dans un contexte où demande est
déjà atone aura pour effet d’instaurer un climat récessif sur tout le
continent, ce qui ne pourra que favoriser la contagion de la crise à d’autres
pays. Lorsque la rigueur concerne de petits pays, la contraction de la demande
n’a guère d’effet. Mais si tout le monde se met à se serrer la ceinture sur le
continent en même temps sans qu’une grosse économie ne compense en se mettant à
consommer, l’Europe s’engagera dans une spirale dépressive et déflationniste
sans fin.
En tout état
de cause, si le « théorème d’Artus » est juste, ces cures d’austérité, aussi
douloureuses et risquées soit-elles, apparaissent cependant inévitables pour
les pays concernés pour corriger rapidement le déséquilibre de leur balance
courante.
L’ineptie des « Eurobonds »
Pour juguler
la crise des dettes souveraines, certains proposent des « Eurobonds »
c’est-à-dire une émission de dette publique effectuée en commun et
solidairement par l’ensemble des pays de la zone euro pour financer une partie
de leur dette. On pourrait imaginer par exemple que les Etats membres puissent
financer leur dette par des Eurobonds jusqu’au plafond autorisé par les
critères de Maastricht (60% du PIB)
Ce mécanisme
s’inscrit dans cette lecture européiste un peu mécanique de la crise. Beaucoup
d’européistes refusent de reconnaître les tares de la construction de l’Euro et
de l’union européenne pour se réfugier dans cette posture toujours très
pratique et très appréciée des psychorigides, qui veut que lorsqu’une politique
a échoué c’est toujours parce qu’elle n’a pas été assez loin. Appliquée à la
crise financière européenne, ce discours conduit à affirmer que l’euro est une
bonne monnaie mais qui souffre d’un défaut de coordination des politiques
économiques. On ne sortirait donc de la crise que par le haut, par plus
d’Europe, plus d’intégration, plus de solidarité.
Techniquement,
cette proposition ne résiste pas à l’analyse. Elle n’apparaît que comme une
posture destinée à exprimer un résidu de foi dans le projet européen sans
apporter la moindre solution aux problèmes. Il est heureux que l’Allemagne,
devenue le fer de lance du souverainisme en Europe, s’y soit fermement opposée.
Le niveau de
la dette et des besoins de financements des différents Etats n’est pas
identique pour tous. Les pays les plus endettés et donc les plus fragiles
devront continuer à se financer seuls sur les marchés pour la partie la plus
risquée de leur dette, ce qui reviendrait certainement à leur faire payer des
taux d’intérêts usuraires. Au final, cette solution risque d’être
perdant-perdant. Les Etats sûrs, comme l’Allemagne ou la France, verraient leur
taux d’intérêt augmenter et les Etats fragiles payer des taux d’intérêts
excessifs sur la partie de leur dette excessive au regard des critères
européens.
Si l’on
voulait financer l’intégralité de la dette par les obligations communautaires,
cela impliquerait nécessairement une discipline budgétaire de fer, et
concrètement la mise sous tutelle des pays en difficultés et une totale perte
de souveraineté budgétaire pour tous. Un gigantesque pas en avant dans la
direction du fédéralisme le plus technocratique !
Cette
solution n’aurait de sens que si on avait à faire à une crise spéculative
transitoire et sans fondements économiques réels. Mais si l’un des Etats devait
être amené à faire défaut, ses voisins seraient amenés à se substituer à lui
pour honorer sa dette.
La question
peut éventuellement se poser en cas de crise bancaire et la nécessité de
renflouer les banques d’un pays confronté à un important taux de défaut sur la
dette privée afin d’éviter la contagion à l’ensemble du système. Mais dans ce
cas, on peut imaginer d’autres solutions comme une intervention de la BCE pour
racheter des titres de dette pourries, à l’image de ce qui s’est fait aux
Etats-Unis en 2008.
En revanche,
la solution ne fonctionne pas dans le cas d’un Etat en situation
d’insolvabilité structurelle et permanente. Si un pays s’avère incapable de
stabiliser son taux d’endettement public, la stabilisation du taux d’intérêt
auquel il emprunte ne suffira pas à le sauver. Il sera tôt ou tard étranglé par
le montant des intérêts à verser. Dans un tel cas de figure c’est un transfert
financier permanent entre les pays excédentaires et les pays déficitaires qu’il
faut mettre en place.
La solidarité européenne, c’est NEIN !
Cette
solution procède d’une grille de lecture fédéraliste, souvent développées par Patrick
Artus dans ses notes. Dans une union économique et monétaire, il est normal que
certains pays, les plus compétitifs, se spécialisent dans la production et
concentrent sur leur sol l’essentiel de la base productive de la zone, pendant
que d’autres se désindustrialiseraient et se spécialiserait sur les services
domestiques (tourisme, immobilier …) Ces derniers n’étant pas exportables, les
pays désindustrialisés connaissent donc logiquement un déficit structurel
massif de leur balance courante, ce qui les conduira à la banqueroute sans
transfert financiers permanent.
Il s’agirait
de reproduire à l’échelle du continent les mécanismes de circulation de la
richesse qui existent au sein d’une nation. Si les transferts privés ne suffisent
pas (migration des retraités, tourisme) il faudra organiser le transfert des
régions productives vers les régions de consommation par la fiscalité et le
budget. Cette solution se traduirait par la montée en puissance du budget
européen avec soit un renforcement des compétences de transferts (politique
régionale, fonds structurels) soit le développement de nouvelles compétences et
pourquoi pas de « service publics européens ». Ce budget pourrait même être
financé par une fiscalité propre européenne qui ferait mécaniquement davantage
contribuer les territoires riches que territoires pauvres.
Cette belle
et grande idée, universaliste et partageuse, va probablement nous être rabâchée
pendant toute la campagne présidentielle tant elle correspond bien à l’esprit
français, surtout s’il est de gauche, européen et opposé aux « égoïsmes
nationaux ». Certains nous présenteront ce fédéralisme budgétaire comme une
révolution ou une formidable avancée de la construction européenne. Il ne
s’agira en réalité que d’un avatar du très vieux « L’Allemagne paiera » qui n’a
naturellement aucune chance de voir le jour.
Les
Allemands, qui ont très bien perçu le risque, ont d’ores et déjà clairement
indiqué qu’ils préféreraient quitter l’Euro que de payer pour les mauvais élèves
de la zone. On ne peut guère leur donner tort. Non seulement la Grèce n’est pas
pour l’Allemagne, ce que la Haute Marne est à Rhône-Alpes, mais ce projet entre
en contradiction frontale avec l’esprit et la lettre de la construction
européenne depuis toujours, laquelle n’a jamais été fondé que sur le principe
de concurrence, de compétition des systèmes sociaux, dans une logique de chacun
pour soi dans la mondialisation.
Quand bien
même on voudrait percevoir pour des raisons idéologiques l’Europe comme une
nation unifiée où pourrait s’exprimer la solidarité entre riches et pauvres, et
la France comme une simple région de ce grand ensemble, il conviendrait de
s’inquiéter du sort de notre pays et des emplois qu’il pourra encore produire
dans ce schéma où la spécialisation serait totale.
La vocation
de la France ne risque t-elle pas en effet à se limiter à une vaste zone
touristique et de villégiatures pour riches retraités, où les seuls emplois
qualifiés se trouveront dans quelques rares métropoles capables d’accueillir
les fonctions de commandement de quelques grands groupes à taille mondiale.
Fort
heureusement, les Allemands ne veulent pas d’une telle Europe. On ne peut que
les en remercier !
La réindustrialisation par la compétitivité
Fondamentalement
la crise actuelle prend sa source dans la désindustrialisation du continent.
Les pays aujourd’hui menacés ont trop laissé se dévitaliser leur base
productive. Ne pouvant plus exporter l’équivalent de ce qu’ils importent, leur échanges avec le reste du monde sont devenus
structurellement déficitaires. Il s’agit là probablement de l’erreur économique
majeure du modèle de la mondialisation libre-échangiste.
Trop
exclusivement préoccupés par le niveau global de l’emploi, les Etats ont ne se
sont plus souciés de leur nature. Plus la part d’emploi industriel devenait
faible et plus les emplois de services non exposés à la concurrence
internationale (et donc produisant des biens ou service non exportables)
devenaient prépondérants, plus l’industrie a été négligée et traitée comme une
activité marginale en terme de création d’emploi, appartenant au passé et
condamnée à disparaître au profit d’une nouvelle économie de services. La crise
actuelle rappelle la nécessité pour toute économie de pouvoir équilibrer ses
échanges extérieurs. Malheureusement, peut-être un peu tard.
La
dégradation des échanges extérieurs des pays en difficulté est une conséquence
du phénomène d’euro-divergence qui a vu certains développer des excédents et
d’autres du déficit. Ce phénomène peut être vu comme Patrick Artus comme
inhérent à l’union économique et monétaire. On peut également y voir comme
Jacques Sapir la conséquence d’une politique non coopérative excessivement
agressive de l’Allemagne qui a gagné des parts de marché au détriment de ses voisins.
Bien évidemment, ce n’est pas l’interprétation officielle qui est retenue dans
les cercles autorisés. Encore une fois, c’est la position allemande qui sert
d’étalon.
On ne
saurait en effet reprocher dans l’union européenne et la mondialisation à un
pays d’avoir comprimé les salaires et le pouvoir d’achat, réduits les droits
sociaux et massivement délocalisés et d’être devenu “trop compétitif”. Le
problème vient nécessairement des perdants qui se sont trop laissé aller. Il
leur appartient donc de suivre le même chemin que l’Allemagne avec 10 ans de
retard avec une bonne et saine politique de rigueur salariale et budgétaire et
avec une politique industrielle un peu plus offensive (effort de recherche et
d’innovation, recherche de marchés à l’export, réduction de la fiscalité sur
les entreprises, intensification de la qualification de la main d’oeuvre …)
Si le
premier terme du programme s’assimile aux politiques d’austérité déjà examinées
plus haut, le second ne saurait être balayé d’un revers de main. La
compétitivité industrielle ne se résume pas qu’au paramètre « coût ». Les pays
déficitaires – et notamment la France – seraient bien inspirés de s’attacher un
peu plus à la montée de gamme de leur appareil industriel
Le problème
c’est que de maintenir sa compétitivité et reconstituer une base productive qui
a disparu, n’est pas du tout la même chose ! Lorsque l’Allemagne a engagé sa
course à la compétitivité, elle disposait d’une base forte et d’un appareil
industriel performant. Tel n’est plus le cas des pays qui ont préféré miser sur
les emplois semi-aidés de service à la personne, dans le tourisme,
l’hôtellerie, la restauration ou la construction immobilière. Recréer des PME
exportatrices performantes, un appareil de formation professionnelle orienté sur
les métiers productifs et une culture de la conquête des marchés extérieurs ne
sera pas des plus faciles.
Compte tenu
de l’avance prise par l’Allemagne, l’exercice apparaît perdu d’avance dans le
cadre de l’actuel carcan européen, avec finances publiques en ruine, une
surveillance tatillonne de la commission sur les aides aux entreprises, avec
une monnaie surévaluée et dans un contexte de libre échange intégral où toutes
les activités productives sont devenues des nomades déracinés dont les
décisions de localisation ne sont dictées que par la loi du profit maximum.
La solution des deux Euros
Pour finir
ce panorama des solutions officielles, je ne résiste pas à dire un mot d’une
proposition initialement défendue par l’économiste Christian Saint-Etienne
et récemment
reprise avec force par l’ancien patron des patrons allemands Han-Olaf
Henkel. Elle consiste à scinder la zone euro en deux pour regrouper au sein
d’une même monnaie les pays excédentaire et dans une autre les pays
déficitaires.
Du point de
vue allemand, il ne s’agit que de repousser hors de leur zone les pays à
problèmes pour être certain de ne pas être amené à les renflouer. Du point de
vue Français, il ne s’agit ni plus ni moins que de l’idée vague d’union latine
déjà évoquée ici à la faveur d’échanges
avec Jacques Sapir.
Je
n’examinerais pas ici en détail cette hypothèse dans la mesure où elle
n’apporte en elle-même aucune solution économique aux problèmes posés. En
revanche, elle comporte une dimension politique évidente en cas d’explosion,
non pas seulement de la zone euro mais de l’union européenne elle-même. Elle
préfigure une nouvelle Europe multipolaire dont les centres seraient Moscou,
Berlin, Paris et Londres avec quelques zones de transitions plus ou moins
satellisées. Et surtout elle acterait un divorce définitif du couple
franco-allemand en forme de partage du continent qui ravira certainement tous
les nostalgiques de l’Empire des deux cotés du Rhin.
Ayant été
l’un des premiers à prôner une rupture avec l’Allemagne et à imaginer l’union
latine dans la foulée en forme de porte de sortie (mai 2008) je ne peux
qu’accueillir cette proposition avec sympathie et intérêt. Même si la question
n’est pas d’actualité, nous devons tout de même la conserver discrètement dans
un coin de notre tête comme une perspective possible pour reconstruire un
nouveau système économique après l’inévitable déflagration européenne. L’enjeu
prioritaire reste cependant de l’éviter.
A mesure que
la crise progresse, on entend de plus en plus défendre des solutions
hétérodoxes qui auraient été impensables il y a encore un an.
Le défaut sur les dettes publiques, une fausse bonne
idée.
Les
Allemands, qui ont bien compris le caractère structurel de la crise des dettes
souveraines ont proposé d’accompagner les prochains plans dit « de sauvetage »
par un mécanisme de défaut afin de faire partager la note avec les
investisseurs trop imprudents.
Cette
proposition a priori séduisante comporte toutefois bien des inconvénients. En
premier lieu, elle tend à rendre les marchés extrêmement nerveux ce qui les
poussent à majorer les primes de risques qu’ils exigent. Cette prise de
position a d’ailleurs grandement contribué à favoriser la contagion de la crise
à l’ensemble des pays en difficultés. A quel niveau monteront les taux
d’intérêts sur les dettes publiques des pays à la solvabilité douteuse, lorsque
les dettes publiques seront officiellement risquées ? Les pays concernés pourront-ils
même encore arriver à se financer sur les marchés ? On entre là en terre
inconnue.
En outre,
nul ne sait exactement quel est l’ampleur des dettes irrécouvrables toute
nature confondues en Europe. Si le volume des pertes à faire subir au système
bancaire est limité, celui-ci pourra le supporter sans faillir. Mais rien n’est
moins sûr. Frédéric Lordon dans
son dernier texte, prédit une faillite généralisée des banques en cas de
généralisation du défaut des Etats !
Plus
profondément, la proposition souffre du même vice que celle des Eurobonds. Elle
ne fonctionne qu’en cas de difficulté ponctuelle mais est inopérante en cas
d’insolvabilité structurelle. Admettons qu’un pays surendetté fasse défaut et
bénéficie de prêts garantis par ses voisins européens. Il devra quand même
pouvoir remettre son économie sur pied pendant la durée où ses besoins de
financement seront assurés par les mécanismes de solidarité, afin de pouvoir
revenir ensuite sur les marchés financiers avec de solides garanties !
Il y a enfin
quelque chose de profondément paradoxal d’attendre des Etats qu’ils épongent
les pertes des banques en les recapitalisant, puis d’accepter que ceux-ci une
fois trop endettés leur fasse subir des pertes qui pourraient de nouveau leur
être fatales.
Si in fine,
la solution est de recourir massivement à la création monétaire pour
recapitaliser les banques après leur faillite comme le propose Lordon dans son scénario,
pourquoi ne pas utiliser cette arme avant, afin d’éviter le cataclysme
financier ?
La monétisation des dettes, oui mais comment ?
La solution
de la monétisation massive des dettes publiques est aussi une idée qui fait son
chemin depuis quelques temps, bien que davantage sur la toile que dans les
milieux autorisés. Le fait que les Etats-Unis aient décidé de recourir
massivement à la planche à billets pour faciliter le financement leur économie
(lourdement et structurellement déficitaire) a quelque peu contribué à
légitimer cette solution hétérodoxe. Elle se recommande en effet d’arguments
valables.
Les créances
irrécouvrables auxquelles il s’agit de faire face s’analysent comme de la
monnaie-dette qui a été émise en excès sur la base d’une promesse de création
de richesse qui n’a finalement jamais eu lieu. En cas d’insolvabilité de
l’emprunteur, cette (fausse) monnaie, au lieu d’être détruite normalement par
le remboursement des prêts à partir de revenus réels, va l’être soit par
destruction de capital (les titres de dettes détenues par la banque ou
l’épargnant perdant brutalement toute valeur) soit par des sacrifices de
l’emprunteur obligé de suer sang et eaux pour rembourser ou de vendre des
bijoux de famille. Dans les deux cas, le défaut sur la dette se traduit par une
destruction de richesse. A grande échelle, le défaut sur les créances
irrécouvrables peut s’avérer cataclysmique.
La création
monétaire, en organisant la substitution de monnaie-dette émise en excès par de
la vraie monnaie définitive, peut alors permettre d’atténuer cette destruction
de richesse.
La création
monétaire peut prendre deux formes assez différentes. Elle peut se faire a
priori, par un prêt de la banque centrale que l’Etat va injecter dans
l’économie via ses dépenses budgétaires, ou bien a posteriori par le rachat par
la banque centrale de titres de dettes ne valant plus rien sur les marchés.
Cette
technique est diabolisée car supposée susciter de l’inflation, voire de
l’hyperinflation, ce qui continue d’effrayer les Allemands près d’un siècle
après la République de Weimar. Cette technique peut également avoir pour effet
de déprécier la valeur de la monnaie, ce qui ne convient pas davantage aux
tenants d’une monnaie forte que sont nos amis d’outre-Rhin.
La crainte
de l’inflation ne paraît guère fondée dans le contexte actuel. En effet, si le
montant de la création monétaire se limite à celui des créances irrécouvrables,
il ne s’agira que de maintenir la masse monétaire en circulation, en évitant la
brusque destruction de capital qu’entraîneraient les défauts. En outre,
l’inflation est bien davantage causée par un excès de demande sur l’offre que
par un accroissement de la masse monétaire. La création monétaire ne participe
à l’inflation que dans la mesure où elle contribue à stimuler artificiellement
la demande. Or dans une mondialisation où les capacités de production
apparaissent illimitées (exceptions faite des ressources naturelles bien sûr),
le déséquilibre entre la demande et l’offre ne se traduit plus par de
l’inflation mais par du déficit extérieur, ce qui dégradera la solvabilité
globale du pays ! Là se trouve le véritable danger d’une création monétaire
excessive.
La création
monétaire apparaît donc absolument nécessaire pour favoriser une sortie en
douceur de la crise financière larvée que connaît l’Europe, mais l’outil doit
être manié avec la plus grande des précautions sous peine d’aggraver le mal
qu’il s’agit de combattre.
Dans le cas
présent, les deux formes de création monétaire doivent être bien distinguées.
La création « a posteriori » constituée par le rachat par la banque centrale de
titres de dettes plus ou moins pourries semble la meilleure solution. Elle
permet de recapitaliser les banques strictement à hauteur des pertes
potentielles au fur et à mesure que celles-ci se manifestent, de manière à
limiter la brutalité de la destruction de capital. Cette technique ne contribue
ni à l’accroissement de la masse monétaire en circulation, ni à stimuler
artificiellement la demande. La recapitalisation des banques à la hauteur de
leurs pertes ne heurte guère l’objection de l’aléa moral dans la mesure où les
bulles d’endettement peuvent être aisément imputées à la responsabilité de
l’Europe qui a trop longtemps fermé les yeux sur l’importance de l’endettement
privé et le déséquilibre des balances courantes, pour ne s’attacher que trop
exclusivement au niveau de l’endettement public.
Cette
technique a été massivement pratiquée par la Fed au moment de la crise des
subprimes par le rachat de créances immobilières douteuses. Elle est également
utilisée par la BCE depuis le déclenchement de la dette souveraine. Elle fait
incontestablement partie de la palette des solutions à privilégier. Il est à
noter que la solution préconisée par Lordon (défaut sur les dettes publiques,
faillite des banques, renationalisation et recapitalisation par création
monétaire) procède de la même logique.
Beaucoup
plus délicate est en revanche la solution de la création monétaire via des
prêts à taux nuls que consentirait la BCE aux Etats membres. Elle aurait
naturellement l’avantage de protéger les Etats contre une flambée des taux
d’intérêt auxquels leur prêtent les marchés, bien plus efficacement que le
mécanisme de prêts mutualisés ou les Eurobonds. Les Etats, directement financés
par la BCE seraient en effet définitivement à l’abri de toute insolvabilité et
de toute spéculation sur leurs taux d’intérêts.
Outre la
difficulté à organiser une telle politique dans le cadre européen compte tenu
de l’hétérogénéité des situations et le très probable véto allemand, elle se
heurterait aussitôt au « théorème d’Artus » qui veut que “si un pays connaît
un déficit structurel de ses échanges extérieurs, il est condamné tôt ou tard à
l’insolvabilité d’un de ses agents économiques, soit les ménages, soit les
entreprises, soit l’Etat et donc à des crises financières à répétition”.
Cette
solution ne pourra en aucun cas exonérer les Etats déficitaires de la nécessité
de rééquilibrer leurs échanges extérieurs afin de restaurer leur solvabilité
globale, ce qui implique une contraction forte de leur demande intérieure. La
création monétaire pourrait quelque peu desserrer les contraintes, atténuer la
rigueur du désendettement et donc prévenir les risques de défauts sur les
dettes privées, mais elle ne peut en aucun cas être une solution pérenne. Il y
a en effet une contradiction entre les termes du problème. La création
monétaire prévient des situations d’insolvabilité en fournissant de nouvelles
ressources monétaires, mais mal utilisée, elle peut aussi stimuler la demande
et ainsi contribuer à dégrader encore la balance courante qui est le principal
facteur de l’insolvabilité. L’essentiel est donc moins le principe de la
création monétaire que de savoir où cette nouvelle monnaie sera injecté et pour quel usage.
On ne peut
donc pas exclure un soutien aux pays déficitaires par création monétaire qui ne
se traduirait pas par une dégradation de la balance courante. L’exercice
nécessiterait une précision chirurgicale, mais reste théoriquement possible. Il
conviendrait alors que la monnaie injectée ne soutienne pas la demande pour des
biens et des services importés, mais soit stimule l’offre locale, soit
contribue à attirer des capitaux productifs. Cette création monétaire pourrait
alors prendre la forme de fonds structurels pour la réindustrialisation des
pays déficitaires.
Cette
hypothèse se heurte cependant à la difficulté de restaurer une base productive
lorsque celle-ci a été laminée par une décennie de mauvaise spécialisation sur
l’économie de consommation et les emplois domestiques.
L’explosion de l’euro ou la thérapie de choc
Puisque la
monnaie unique, par les déséquilibres croissant qu’elle a suscités au sein de
la zone euro, a été un des puissants facteurs de la crise actuelle, sa
suppression constituerait-elle alors la solution à privilégier ? Certains
militent activement pour cette option, particulièrement Laurent Pinsolle et
son parti Debout La République,
qui a fait de la sortie de l’Euro son cheval de bataille.
La
proposition paraît pourtant quelque peu simpliste. Ce n’est pas en supprimant
les causes d’un problème qu’on répare les dégâts qu’il a causé. Penser cela
c’est un peu comme croire que le cancer du poumon d’un gros fumeur va se
soigner par l’arrêt de la cigarette. Le fumeur peut arrêter, il aura non
seulement toujours son cancer, mais il devra en plus faire face à une insupportable
sensation de manque !
Rappelons
les effets attendus de cette théorie : En sortant de l’Euro, les pays
déficitaires pourront de nouveau dévaluer, ce qui rétablira leur compétitivité
et permettra d’alléger leur dette. Ils pourront en effet convertir
souverainement la dette contractée en euro, en monnaie nationale dévaluée,
retrouver la possibilité de monétiser leur dette publique en empruntant
directement auprès de leur banque centrale.
Cette thèse
est clairement affectée par le biais individualiste. La solution fonctionne
pour un Etat isolé, mais absolument pas si elle est généralisée par tous !
1. La
dévaluation de la dette contractée en euro s’assimile à un défaut partiel sur
les dettes, ce qui ne manquera pas de dégénérer en crise bancaire et
financière, qui se soldera par une destruction d’épargne et in fine par la
nécessité de recapitaliser les banques. Or, il est évident que ce genre
d’opération sera bien plus facile dans un cadre européen avec une quasi monnaie
de réserve internationale, que dans un cadre national avec une monnaie
nationale franchement ressuscitée.
2. La
dévaluation généralisée des monnaies des pays déficitaires s’analysera comme
une mesure d’appauvrissement brutal des économies concernées. Même s’il ne
s’agira que de prendre acte d’une dégradation réelle de la compétitivité des
pays concernés, l’ajustement s’effectuera de manière violente. Les importations
seront immédiatement renchéries, y compris celles qui sont incontournables ou
non substituables, ce qui se traduira par une perte de pouvoir d’achat et une
contraction de la demande intérieure. Dans la mesure où ces économies sont
davantage des économies de consommation que des économies de production, la contraction
de la demande se traduira immédiatement par un accroissement du chômage.
3. La
dévaluation généralisée entraînera par extension, une contraction vive de la
demande globale en Europe, qui reviendrait à une concurrence exacerbée sur les coûts.
Les dévaluations fermeraient les débouchés pour les exportations des voisins et
accentueraient la concurrence pour leurs productions, ce qui ne manquera pas de
causer quelques traumatismes dans l’appareil productif des pays voisins.
Imaginons par exemple le sort des producteurs de fruits et légumes français
concurrencés par des productions espagnoles rendues hypercompétitives par une
pesetas dévaluée …
4. La
monétisation des dettes publiques ne fera que déplacer le problème des taux
d’intérêt sur la dette privée. Un pays dont la balance courante est déficitaire
est contraint d’emprunter sur les marchés de capitaux les devises nécessaires
au financement de ses acquisitions à l’extérieur. Plus les besoins seront
importants et moins sûr sera la solvabilité de l’emprunteur, plus ces taux
seront élevés. Un retour des pays déficitaires à leurs monnaies nationales se
traduira immédiatement par une envolée des taux d’intérêts bancaires, avec des
effets destructeur sur l’appareil productif qui s’agissait pourtant de
stimuler.
5. Ce
scénario n’aura des effets positifs que dans la mesure où la dévaluation
permettrait un redéveloppement de la base productive. Or, non seulement il est
délicat pour un pays de reconstituer une industrie qui a disparue ou qui n’a
jamais existé, mais dans un contexte de contradiction globale de la demande
européenne, il est évident que la production européenne ne pourra pas croître
globalement. Tous les pays ne pourront pas s’avérer gagnants au petit jeu de la
réindustrialisation par la course à la compétitivité-coût.
6.
L’explosion de l’Euro produira un ajustement brutal des coûts de production au
regard de la réalité de la force des différentes économies. Les produits
allemands seront plus chers, les italiens moins chers, les espagnols encore
moins … Cela entrainera une grande redistribution des cartes dans la
localisation de l’appareil productif, ce qui se traduira par un nouveau train
de délocalisation. Bien malin celui qui peut dire à l’avance qui seront les
gagnants et les perdants d’une telle opération ! L’entreprise allemande qui
sera pénalisée par un Mark réévalué, va-t-elle continuer à pouvoir exporter
plus cher grâce à la qualité du made in germany ? Va-t-elle se déplacer de
l’autre coté de la frontière en Alsace ou en Moselle ? Ou va-t-elle se
délocaliser dans un quelconque paradis fiscal, salarial ou social, en Irlande,
en Espagne en Europe centrale ou carrément en Asie ?
7. En outre,
il n’est pas du tout certain que la France ait vraiment intérêt à dévaluer. Il
est en tout état de cause certain que la dévaluation sera bien moindre en
France où le déficit de la balance courante n’est que de 1% quand il est de 10%
en Espagne, au Portugal ou en Grèce. Il est probable que les effets négatifs
sur le pouvoir d’achat, la consommation, l’emploi dans l’économie domestique,
la fermeture des marchés des pays qui dévalueront plus et le surcroît de
concurrence qu’ils lui feront subir, l’emporteront sur le petit gain en termes
de compétitivité coût qu’elle entrainerait sur sa base productive déjà laminée.
Compte tenu de son niveau de déficit extérieur, la France aurait surtout
intérêt à développer (enfin) des politiques publiques efficaces au service de
son appareil industriel et en particulier de ses PME !
L’objectif
poursuivi par la sortie de l’Euro est juste. Il faut rapidement que chacun des
pays de la zone retrouvent un équilibre de leur balance courante et pour cela,
il faut que les monnaies puissent être régulièrement réajustables entre elles.
Cependant, l’Eurodivergence a produit un tel niveau de déséquilibres internes
qu’un ajustement par révision des taux de change entre les monnaies nationales,
défaut partiel sur les dettes et contraction des demandes internes des pays
déficitaires produira un choc très violent pour toute l’économie européenne.
Cette solution constituerait une « thérapie de choc » à l’image de celle qui a
été infligée aux économies des pays de l’Est au sortir de l’union soviétique,
avec les mêmes chances de succès et les mêmes conséquences sociales.
L’explosion de l’euro c’est le scénario de la déflagration, la politique du
pire.
Le retour à
l’équilibre « homéostasique » des économies nationales (désendettement et
rééquilibrage des balances courantes) est indispensable, mais il gagnerait à
s’effectuer de la manière la plus progressive possible, et donc si possible,
dans le cadre de l’Euro et d’une Union Economique et Monétaire réformée.
Vers un protectionnisme national rustique ?
On ne parle
plus guère de protectionnisme depuis quelques temps. Il se pourrait bien
pourtant que la solution la plus efficace soit à chercher dans cette direction.
Non pas un protectionnisme européen qui ne résoudrait en rien le phénomène
d’eurodivergence, ni même un protectionnisme tarifaire qui emporterait les
mêmes effets qu’une dévaluation généralisée, mais un protectionnisme national
et radical qui aurait pour objet de localiser autoritairement une partie de la
base productive sur les zones de consommation. C’est encore le plus sûr moyen
de réindustrialiser rapidement une économie déficitaire.
Toute
l’économie n’est pas soumise à la concurrence internationale. L’économie des
services domestiques y est par nature préservée. Pourquoi alors l’intégralité de
l’économie productive devrait être considérée comme mobile, allant et venant au
gré des perspectives de profits offertes par les différents sites ? Ne
pourrait-on pas circonscrire le champ de la concurrence internationale aux
produits pour lesquels elle est inévitable ou souhaitable et considérer que
certains produits ont vocation à être produit localement sur les zones de
consommation ?
S’il peut
être plus intéressant d’acheter à l’étranger les produits à haute intensité de
main d’œuvre que de mobiliser des ressources pour les produire soi même ou les
produits qui évoluent sans cesse pour ne pas se couper des dernières
innovations, on ne voit guère l’intérêt d’appliquer la plus extrême des
concurrences à des produits technologiquement mûrs ou qu’il est écologiquement
absurde de faire transiter sur de longues distances. C’est bien cette
concurrence totalement inutile qui entraîne une pression à la baisse sur les
salaires, favorise toujours le moins disant et conduit les économies les moins
préparées à la compétition à la ruine. La concurrence par la qualité, oui ! La
concurrence sur les coûts au seul bénéfice de la maximation du taux de profit,
non !
Les
productions lié à l’équipement du foyer (électroménager, ameublement, matériaux
de construction, équipements énergétiques et en particulier photovoltaïque …)
pourraient être relocalisées autoritairement sur les zones de consommations, à
la fois dans le but de réindustrialiser les économies déficitaires, limiter
ainsi leur dépendance au monde extérieur et les doter en nouveaux emplois
productifs qualifiés. Ainsi toute nouvelle bulle immobilière ou stimulation
budgétaire du secteur de l’immobilier (notamment pour favoriser sa conversion
écologique) entraînera mécaniquement le secteur productif sans dégrader la balance
courante.
L’Europe
pourrait alors conduire un programme de relocalisations industrielles. Ce plan
définirait un délai au terme duquel certaines productions répondant à certains
critères définis au niveau européen pourront être fermés au commerce international
par décision des Etats membres. Cette réindustrialisation à marche forcée
serait financée par de nouveaux fonds structurels européens dédiés aux
investissements productifs. Ces fonds seraient alimentés soit par contribution
des Etats excédentaires, soit par création monétaire bénéficieraient aux pays
déficitaires au prorata de leurs déficits.
La
réindustrialisation forcée permettrait d’attirer des capitaux productifs et
donc de contribuer à rééquilibrer la balance courante des pays déficitaires,
puis une fois les usines mises en service réduire durablement les risques de
déficit structurel, même en cas de dégradation de la compétitivité.
J’ai voulu
au travers de cette longue analyse de tenter de restituer ce que j’ai cru
comprendre de la dite « crise de l’Euro » de la manière la plus synthétique et
simple possible, sans chercher à « vendre » aucune solution. J’espère que ce
travail pourra contribuer à la compréhension du problème et à aider chacun à se
faire sa propre opinion sur les solutions à mettre en œuvre.