Les prolos du PC
Le 07 janvier 2011 - par Nicolas Séné
Y a encore vingt ans, les informaticiens, c’étaient les super-bacheliers, l’élite de la Nation. Comment sont-ils devenus, aujourd’hui, des ouvriers de l’écran ? La proie des «marchands de viande»? Aussi maltraités par les « SSII » qu’un manutentionnaire chez Renault ?
Une
dizaine d’ordinateurs ronronnent tranquillement : «Tous
avec des logiciels libres!», précise très
vite Ambroise, dans son « Clic-Cool café », à
Toulouse. Un canapé, une table basse, des tableaux accrochés
aux murs : on est bien loin des plateformes informatiques.
«C’est
que j’en ai été dégoûté»,
m’explique Ambroise pendant que je touille mon café
(forcément équitable). Les grosses entreprises de
prestation informatique, il connaît : « J’ai
passé cinq ans en SSII dans cinq boîtes différentes.
»
Et il en est ressorti usé. Le boulot des SSII
– dire « SS2I » pour Sociétés de
services en ingénierie informatique –, c’est
d’être le sous-traitant de grands clients : les banques,
l’industrie, les télécoms, etc. Elles s’occupent
de la maintenance des ordinateurs, développent des logiciels
et même de l’ingénierie.
«Ma
spécialité, c’était le help-desk,
poursuit Ambroise, ça veut dire que je dépannais les
ordinateurs des clients par téléphone. Mon tout dernier
poste, c’était dans une SSII qui travaillait pour les
hôpitaux de Toulouse. Avec Xavier, mon collègue, on
répondait au numéro d’urgence pour les
infirmières et les docteurs qui avaient un problème sur
leur ordinateur. Tu
raccrochais, et hop, le téléphone
sonnait aussitôt. » Sous tension, Ambroise
touchait-il un salaire de CSP+ ? « Même pas ! Et, ça
a été la goutte qui a fait déborder le vase :
quand ma direction m’a refusé une augmentation. Je suis
parti alors que je n’avais même pas le droit aux
Assedic.» C’est là qu’il mettra
définitivement la souris sous le tapis. Pour faire
de
l’informatique autrement.
Pas de loyer à
payer
Dans ces SSII, Capgemini, Assystem, Altran, le
turn-over est de 15 % chaque année – contre 8 %
ailleurs. Les salaires des ingénieurs y sont parmi les plus
bas – quand ces sociétés ne recrutent pas
massivement dans le précariat : « La réduction
des coûts chez Atos passe par le recrutement… de
stagiaires ! » titre Le Monde informatique.
Une
main-d’oeuvre qui revient alors à 398,13 € par
mois… mais facturée plein pot au client. C’est
que ces entreprises sont modernes. à l’avant-garde
sociale, même. Elles constituent un petit laboratoire pour le
patronat : « En 2003, reprend Ambroise, je me suis
retrouvé à travailler dans une SSII pour les assurances
Fortis. Comme la majorité de mes collègues, j’ai
été placé en régie. » Lui n’a
donc jamais mis les pieds ni chez son employeur ni chez Fortis !
«
Pour rentabiliser les espaces de travail, j’ai travaillé
avec d’autres collègues de ma SSII chez Essilor, le
fabricant de verre de lunettes. Et c’est de là que je
dépannais en help-desk les ordinateurs de Fortis assurances.»
Mais ce n’est pas fini : « Ma SSII a, entretemps,
décroché un troisième contrat avec Antargaz.
Comme j’avais les compétences, c’est moi qu’on
a choisi. Je me suis alors retrouvé chez Essilor à
travailler avec un écran Fortis et un autre Antargaz ! »
Et bien sûr, Ambroise n’a touché qu’un
salaire alors que son patron a vendu deux contrats – sans payer
de loyer ! Dans ces SSII, le Medef a donc réalisé son
rêve : que les entreprises s’échangent leurs
salariés au gré des besoins. Pourtant, « le
prêt
de main d’oeuvre » – c’est
le nom officiel – est rigoureusement interdit, sauf à
passer par l’intérim. Avec la régie, les SSII
naviguent en pleine illégalité. Mais
tranquillement.
Outsourcing offshore
Que
s’est-il passé ? Les informaticiens, y a encore vingt
ans, c’étaient les superbacheliers, toutes les mamans
rêvaient de ce boulot pour leurs fils… et maintenant,
les voilà rabaissés à un prolétariat en
col blanc.
Alors ?
La démocratisation, d’abord, a
joué. (Presque) chaque foyer a désormais un ordinateur,
Internet, avec un petit génie dans les neveux et nièces
qui bidouillent les « cartes mères » et les «
codes sources ». L’informatique a perdu de son mystère,
les compétences se sont répandues : elles perdent donc
de leur valeur sur le marché. S’y ajoute, en plus,
l’«outsourcing ». Les délocalisations,
on appelle ça, dans des secteurs moins branchés : «
Lancées à plein
régime dans la course à
la productivité et à la rentabilité, les SSII
ont massivement investi dans la construction de centres offshore aux
quatre coins de la planète », narre le Journal du
Net. Avec IBM qui mise sur l’Inde, HP sur Chine, l’Amérique
du Sud, l’égypte, le Maroc, Capgemini qui s’engage
à traiter 10 % de chaque dossier en « offshore » –
et dispose de 31 entités dans un paradis fiscal. Enfin, pour
couronner le tout, les «commerciaux» ont pris le
contrôle des boîtes. Ces «marchands de viande»
– ainsi les surnomment les informaticiens – possèdent
«un portefeuille d’ingénieurs» (sic)
qu’ils doivent placer au fil des contrats. Avec une commission
à la clé. «Tu te dois d’être
docile, raconte un cadre d’Altran. Il prend les
décisions pour toi et il a les moyens de pression à sa
disposition, comme la mobilité ou les augmentations.»
Et s’ils sont mécontents, ils peuvent toujours chercher
la DRH : «Alors que dans une usine, vous avez en moyenne un
service de ressources humaines pour deux
cents salariés, en
SSII vous avez un service RH pour deux mille salariés !»,
compare un secrétaire fédéral CFDT.
Après
cinq ans chez ces «marchands de viande», Ambroise
s’est donc retrouvé au chômage.
«
J’allais à la Maison des chômeurs du Mirail pour
mes démarches. Là, ils avaient quelques PC, alors j’ai
demandé si je pouvais leur donner un coup de main pour la
maintenance. J’y suis devenu bénévole jusqu’à
ce qu’ils créent un poste. J’ai été
salarié de la maison des chômeurs et j’ai vu qu’on
pouvait faire de l’informatique en dehors des SSII, avec des
structures plus humaines.»
Le téléphone
sonne.
Ambroise décroche : « Allo ?... Oui il
reste des places demain pour l’atelier wi-fi, ça dure
trois heures. »
Il raccroche et me lance dans un sourire
: « C’est qu’on va avoir du monde demain pour
apprendre à sécuriser sa connexion wi-fi ! »
(article publié dans Fakir N°48, décembre 2010)