Ces trentenaires qui disent : « Merde ! »

Crise du catholicisme ? Depuis un long moment déjà, j’ai une curieuse impression, un truc qui ne passe pas. Les jeunes n’ont aucune mémoire, génération sida contre tous les p’tits cons qui n’ont pas accompagné leurs amis au cimetière, la mythologie des sixties, des seventies, des années 80 et 90 entretenues, omniprésentes, suffocantes jusqu’à la nausée. J’avais City Boy, le dernier livre d’Edmund White dans mon sac de vacances. Il m’a fallu deux jours pour terminer cette autobiographie indigeste à force d’auto complaisance où l’auteur, lui aussi, sonne la fin de l’histoire avec son accession à la reconnaissance et au succès. Mon malaise était devenu un point d’interrogation, une boule à l’estomac, une colère informulée. 

par Nicolas Johan LePort Letexier - Dimanche 09 janvier 2011

30 ans, universitaire, activiste et charcutier traiteur, il fait ce qu'il peut en espérant revenir au plus vite à la littérature, à la poésie et au tricot.

Crise du catholicisme ? Depuis un long moment déjà, j’ai une curieuse impression, un truc qui ne passe pas. Les jeunes n’ont aucune mémoire, génération sida contre tous les p’tits cons qui n’ont pas accompagné leurs amis au cimetière, la mythologie des sixties, des seventies, des années 80 et 90 entretenues, omniprésentes, suffocantes jusqu’à la nausée. J’avais City Boy, le dernier livre d’Edmund White dans mon sac de vacances. Il m’a fallu deux jours pour terminer cette autobiographie indigeste à force d’auto complaisance où l’auteur, lui aussi, sonne la fin de l’histoire avec son accession à la reconnaissance et au succès. Mon malaise était devenu un point d’interrogation, une boule à l’estomac, une colère informulée. 

Alors, en rentrant à Paris, j’ai remis le nez dans mes vieux bouquins, dans mes vieux carnets de notes, dans mes agendas des années 2000, dans mes lettres et mes souvenirs de voyages des années 90. Je faisais quoi durant tout ce temps ? Où étaient mes amis pendant que les héros devenaient progressivement les fonctionnaires du temps jadis, tout occupés à fustiger les générations suivantes et à entretenir la flamme de leurs propres souvenirs ? Comment étions nous passé du statut d’enfants héros à celui d’une bande d’idiots, gamins à perpétuité de toutes les générations précédentes, invisibles si ce n’est pour les statistiques du chômage ou de la population carcérale ?

Les enfants des années 80 étaient nés pour avoir 20 ans en l’an 2000 ! Nous allions être la concrétisation de tout ce que nos parents, nos grands parents, nos grands frères et nos grandes sœurs avaient rêvé, ce pourquoi ils s’étaient battus. Un Pape Polonais et anti-communiste venait de monter sur le trône de St Pierre (1978) dans l’élan d’un Concile [1] (1965) attendu depuis deux siècles. Mitterrand venait d’accéder au pouvoir et Barbara chantait Regarde (1981). J’ai été bercé par Pierre Bachelet et son En l’an 2001 (1985), j’ai vu en direct à la télévision le Mur de Berlin tomber (1989), vu Nelson Mandela sortir de prison (1990). Le monde était merveilleux, nous n’allions jouir que du meilleur. La suite, on la connait: le sida (début des années 90), la guerre en Yougoslavie (1992), le génocide rwandais (1994), les crises économiques à répétition, le chômage de masse, l’angoisse du Bug de l’an 2000 et l’apothéose avec les Twins Towers en 2001. Les enfants des années 80 ne pouvaient plus que décevoir, ceux des années 90 étaient déjà atomisés.

Parce qu’il fallait partir.

En 1993, je quittais mes parents, La Baule, un univers petit bourgeois que j’exécrais et rentrais en internat, décidé à consacrer ma vie à Dieu et aux plus pauvres. Les consoles de jeux vidéo, les Reebok Pump, les bombers Chevignon et les T-shirts Oxbow avaient colonisé les cours de récréation, nous transformant en panneaux publicitaires ambulants, autant dire qu’il fallait être cinglé pour préférer la pauvreté évangélique ! Nous n’étions pas nombreux à nous lancer sur cette voie mais nous étions passionnés.

J’avais quitté l’éducation nationale, je ne devais plus connaître des classes de plus de 6 ou 7 élèves jusqu’à l’université. Nous étions à peine une quinzaine dans un château qui nous semblait immense avec des dortoirs devenus inutiles. La dernière génération, dans le dernier Juvénat [2] de France. L’Eglise de Sœur Emmanuelle, de l’abbé Pierre, des prêtres ouvriers [3], celle qui avait souhaité le Concile et l’avait fait, partait à la retraite avec déjà un goût amer dans la bouche. Le monde avait changé, l’Eglise catholique aussi. Je n’avais pas compris que les mouvements religieux ont leur propre temporalité. Le renouveau charismatique [4] se répandait partout en France, l’œcuménisme vivait ses heures de gloire. Mais nous, nous devions nous imprégner des classiques, de la philosophie grecque (Aristote et Platon), des Pères et des Docteurs de l’Eglise (Augustin d’Hippone, Jean Chrysostome, Thomas d’Aquin), comprendre le nouveau catéchisme, explorer les mystiques (St Jean de la Croix, les Thérèse(s) d’Avila et de Lisieux) durant d’interminables heures d’études dans une atmosphère de maison de retraite. Alors que certains chrétiens se lançaient dans « La nouvelle évangélisation » [5] prêché par Jean Paul II et que d’autres s’attachaient encore aux blocs opératoires qui pratiquaient l’avortement, nous apprenions le latin à l’ancienne sous la menace d’innombrables exercices de Bled. Nos bons frères de Ploërmel [6] désapprouvaient ouvertement les extrêmes qui montaient peu à peu dans l’Eglise. Je les trouvais vieux et tièdes alors qu’ils étaient sages et bons. Ils nous répétaient sans relâche de prendre patience, d’apprendre et de comprendre, de nous former avant de nous jeter dans la bataille.

Je lisais Eugen Drewermann et ses analyses psychanalytiques de la Bible avec avidité et sans trop le comprendre. Certains de nos professeurs nous parlaient en secret de la Théologie de la Libération [7] (Gustavo Gutierrez, Oscar Romero, Helder Camara) à laquelle j’adhérais avec passion sans savoir que notre Pape, devenu une idole, et un cardinal nommé Ratzinger les avaient tous condamnés depuis un bon moment. Je n’avais pas encore lu ni Marx, ni Nietzsche, ni Arendt, je ne connaissais rien à l’histoire récente de l’Amérique latine, j’étais nul en anglais et ne pouvais lire que des textes traduits. Hors de la vie religieuse, mes copains commençaient à choisir leur camp. Certains faisaient leurs premiers rallyes, d’autres partaient à l’étranger, deux ou trois débutaient leur combat avec Greenpeace. Madonna se déshabillait un peu plus chaque année et je savais à peine qui elle était. En 1995, Monseigneur Gaillot venait d’être démis.

J’avais 15 ans et vu en cachette Philadelphia, le Grand Bleu et Les Nuits Fauves. La chasteté devenait un défi, le monde merveilleux des années 80 avait commencé à virer au cauchemar mais je bouillonnais ! Jean Paul II avait rassemblé 4 millions de personnes à Manille pour les JMJ, j’avais vu Rome et malgré les mises en garde, j’ai décidé d’intégrer ce qu’on appelait une Communauté Nouvelle.

Cartographie d’espoirs déjà éteints

L’Eglise Catholique depuis les années 70/80 a vu fleurir une multitude de nouvelles communautés religieuses, cherchant à renouveler la tradition, à retrouver les origines du christianisme, à répondre aux enjeux de la modernité. Mixtes, radicales, toutes expérimentales, souvent œcuméniques, parfois « borderline ». Des Franciscains reprirent leur robe de bure, marchant pieds nus, vivant avec les clochards. Des moines et des moniales se réinstallèrent en ville, prenant des postes dans la vie civile et cherchant à concilier monachisme et vie urbaine. Des religieux, des religieuses, des prêtres et des familles s’installèrent ensemble pour reformer les premières communautés chrétiennes. Renovati, Communauté des Béatitudes, de l’Emmanuel, du Pain de Vie, de Tibériade, de Taizé, du Néo Catéchuménat, Fraternité Monastique de Jérusalem, Frères et Sœurs de St Jean.

Les institutions romaines, d’abord méfiantes, furent dépassées par l’engouement des milliers de catholiques occidentaux qui s’engagèrent ou se rapprochèrent de ces mouvements. Ceux qui passaient pour des marginaux post Sœur Sourire, presque des hippies cathos, étaient devenus incontournables dans les années 90. Ils devinrent l’image sympathique et réjouissante d’une église jeune, militante, décomplexée, attrayante. Cette ébullition était une réaction post-Conciliaire dont très peu ont réellement compris le sens et les enjeux.

Ma communauté était l’une des plus représentatives de ce mouvement. Fondée par un couple issu du protestantisme, nous fêtions le shabbat et les fêtes juives en souvenir des premiers chrétiens, la liturgie s’inspirait de l’Orthodoxie, on dansait dans les églises, nous organisions d’immenses rassemblements de jeunes. Comment faire le lien avec un tout autre visage né dans les années 40/50, avec des communautés peu visibles en Europe mais à l’influence grandissante: l’Opus Dei, Les Légionnaires du Christ pour ne parler que d’eux ? En France, l’arbre de la Fraternité St Pie X [8] et des groupuscules intégristes nous cachait une véritable forêt.

De 1995 à 1997 nous vivions dans une frénésie de rencontres et de lectures. Freud, Lévy Strauss, le Hassidisme, évangélisation sur les plages et jusque dans les discothèques, les squats de toxicomanes à Genève, les communautés œcuméniques, agricoles et autonomes en Angleterre, les maisons d’accueils pour les handicapés, les centre d’aides aux gamins des rues à Bucarest. Des milliers comme nous sillonnaient l’Europe en tous sens, d’un pèlerinage à un autre, d’une communauté à une autre. Pour la première fois un nombre important de parents partaient s’installer aux quatre coins de la planète pour les besoins de leur carrière. Une toile se créait, un réseau.

Mes amis ne voyageaient plus simplement pour les vacances, ils vivaient à New York, à Berlin, à Singapour. La mondialisation devenait une conscience globale, la communauté européenne une réalité. La psychologie, l’écologie et la bioéthique prenaient de plus en plus de place dans nos débats. Nous étions tous, peu à peu, mis sous pression. Le jeu social aussi avait changé. Certains s’enfonçaient déjà dans un autisme de classe plein de désespoir et rejouaient Moins que Zéro de Bret Easton Ellis. D’autres prenaient la voie sans fin de l’expiation des fautes de leurs parents. L’humanitaire avait des allures de carrière potentielle. Pour tous, il y avait l’angoisse du déclassement, l’habitude de la tragédie médiatique, la culpabilité générationnelle organisée, manipulée et finalement intégrée comme un dommage collatéral démographique. A mesure que nous devenions adultes, les positions s’avéraient plus tranchées. Une amie me balança au visage une photo de Jean Paul II au balcon de Pinochet durant une soirée. Elle avait suivi ses parents au Chili. Les plus paumés, souvent les plus sensibles, découvraient les centres de désintoxication pour adolescents, les services d’accueil de jour, les camisoles chimiques contre les désespoirs existentiels. J’étais au premier rang pour constater le délire de l’équation consumériste: frustrations/consommation/addiction. Bêtement, je n’y voyais qu’une question morale.

Des Doutes au Silence: Funambule

Ce fut le début d’un jeu difficile qui a duré de 97 à 99: tenir les exigences de la vie religieuse, tenter de voir et de comprendre ce qui se passait hors de ma galaxie. Mes amis dans et hors du monde catho sont devenus le pivot de cet exercice schizophrénique. Je rencontre de grands prélats: Lustiger, Léonard, Boccardo, Schonborn, Martini. Je discute, je cherche. Les étudiants en théologie et en philosophie se font l’écho des débats qui font rage aux Etats-Unis entre ceux qu’on appellera ensuite les « penseurs de la communauté » [9] et dont l’influence se mesure jusque dans politique étrangère américaine actuelle. MacIntyre, Skinner, Cavanaugh, tout le mouvement Radical Orthodoxy, la pensée du Cardinal de Lubac, celle de John Milbank. C’est bien la société néo-libérale qui pose question. Les copains artistes, écologistes, activistes, altermondialistes qui me racontent les contre sommets du G8, les actions coup de poing de Greenpeace, la première édition du Boom Festival (1997) posent des questions identiques. On se passionne pour les textes d’Hakim Bey surtout son livre TAZ [10] qui circule par les fax des parents dans une traduction terriblement mauvaise. J’assiste déguisé (pour ne pas être reconnu) à la Christopher Street Day de Cologne, je participe à une free party à Angel Kirchen, j’essaie la cocaïne dans une boite parisienne, je cours les galeries d’art contemporain à Londres, ma croix cachée sous mon pull, et abandonnant quelques heures mes sandales pour les baskets de mon ami Jonathan. Certains de mes professeurs nous donnent accès en cachette aux textes d’Elisabeth Badinter, de Simone de Beauvoir, à la Beat génération. Je découvre l’œuvre de Senghor, de Césaire, de Frantz Fanon.

Le monde se complexifie au point de nous désespérer. L’universalisme à tendance humaniste auquel je m’étais attelé est disqualifié peu à peu par la masse et la spécificité des savoirs. Ce que disait Godard pour le cinéma devient palpable pour à peu près tout. C’était la dernière génération à pouvoir avoir une vision globale de l’histoire et de l’évolution d’une matière, d’un art, d’un mouvement. Je n’arrive plus à suivre. La culture classique est remise en cause pour son ethnocentrisme. La culture contemporaine est démultipliée horizontalement à l’échelle de la planète et verticalement (tout est culture) en englobant toute production humaine. Comment imaginer pouvoir proposer quoi que ce soit pour le futur ? La maîtrise de l’histoire donne aux « anciens » quels qu’ils soient, une autorité rendue presque indiscutable par une réalité numérique écrasante et une hégémonie économique totale en occident. Nous ne pourrons jamais avoir ni leur âge, ni leur argent, ni leur poids politique. Leurs pouvoirs trouvent naturellement sa pérennité dans l’allongement de l’espérance de vie. Ma génération fait ses premiers pas vers la résignation sans se l’avouer encore.

L’univers ecclésial se referme lentement sur lui-même, les enjeux sont déjà ailleurs. Mes critiques de mon petit séminaire, de ma communauté deviennent inaudibles. Discuter est une agression pour de plus en plus d’amis chrétiens. Le sentiment délirant d’être persécutés par le "Monde" (dans le sens des écrits de St Jean) [11] se répand dans à peu près tous les milieux religieux. Après l’avortement et la pilule, je n’ai pas pris la mesure des conséquences du discours de Jean Paul II sur le préservatif et des impacts du sida dans le monde séculier. En France, le débat sur le Pacs sera sans doute la dernière grande tentative du siècle des catholiques pour peser visiblement dans le débat social et politique. Il achèvera de m’ébranler complètement. Bien qu’étant contre cette loi, je me souviendrai toute ma vie de certains amis hurlants: « les pédés au bûcher ! » et de gens avec un T-shirt noir frappé d’un triangle rose leur répondant « Cathos Fachos ! ». Cette manifestation deviendra pour moi, et pour de nombreuses années, le symbole de la violence politique, de l’incommunicabilité entre des mondes que j’avais toujours cru conciliable par le dialogue intellectuel et le respect. 

J’ai 19 ans, je me refuse à choisir un camp, à trancher entre ce que m’inspire ma foi et ce que me montre de plus en plus clairement mon cerveau. Mes amis les plus clairvoyants n’ont déjà plus aucune certitude. Les enfants des années 80 vont bientôt avoir 20 ans. La fête est finie depuis longtemps et l’an 2000 a déjà un avant goût de désastre annoncé. Je quitte ma communauté et rentre au monastère.

Le silence de la vie monastique m’aidera à faire le deuil d’une Église qui retourne à des fondamentaux qui m’affligent. Les rumeurs se confirment peu à peu sur les Légionnaires du Christ, sur les scandales de pédophilie, sur les enjeux politiques et financiers colossaux.   

[Suite de la première partieLe silence de la vie monastique m’aidera à faire le deuil d’une Église qui retourne à des fondamentaux qui m’affligent. Les rumeurs se confirment peu à peu sur les Légionnaires du Christ, sur les scandales de pédophilie, sur les enjeux politiques et financiers colossaux.   

De plus en plus révolté, je fais savoir à mon professeur de théologie morale qu’il n’est qu’un perroquet répétant bêtement ce que d’autres ont pensé avec intelligence. Le Magistère forclos tout débat. On nous apprend à critiquer Kant et Hegel sans les avoir lus. Avec d’autres novices, nous « cambriolons » la réserve de la bibliothèque durant la nuit. Dans ma cellule, ma cape roulée en boule au pas de la porte pour ne pas laisser filtrer la lumière, je lis à la bougie Bruno Bettelheim, Giordano Bruno, les Evangiles Apocryphes, St Silouane de l’Athos, Félicité de la Mennais, Teillard de Chardin.  Les Frères et Sœurs rentrant de missions, amis par lettres; ils ne parlent que de morts, d’injustices, de misères, de famines, de génocides. Mais ils parlent aussi du dynamisme et des espoirs de continents entiers qui ont nos âges. Ailleurs, le monde va avoir 20 ans et se bat. Un frère canadien me fait lire des traductions pirates de Judith Butler, les livres d’Alice Miller.

Mes cours  deviennent un purgatoire où la moindre réflexion me fait passer pour un dangereux renégat moderniste ou un idiot complet à ré(re)former. Etre tombé amoureux d’un garçon est presque anecdotique dans cette ambiance électrique. Ce que j’avais pris pour une amitié fusionnelle se révèle clairement comme mon premier amour. J’apprivoise ce sentiment sans jugement, sans culpabilité. Notre engagement à la chasteté est clair, volontaire, sincère. Reste seulement à aménager une situation que ni lui ni moi n’aurions pu prévoir. Nos études nous préoccupent presque plus. L’an 2000 approche, ma prise d’habits et mes vœux aussi. Il va falloir choisir, prendre des décisions et en assumer les conséquences. Alors que le monde entier fête le passage au second millénaire, je passe la nuit en prière avec mes frères dans la chapelle et  mon meilleur ami est au Venezuela, en pleine forêt amazonienne avec les tribus amérindiennes les plus pauvres. L’Église de mes idéaux d’enfant est définitivement morte. A-t-elle jamais existé ailleurs que dans la générosité et l’amour de quelques croyants ? Nous nous sommes trompés, le monde ne changera pas, l’Église non plus. Je suis profondément fatigué de croire. Me revient en mémoire ma rencontre avec Mère Thérésa: « Choisis toujours le plus difficile ».

Je pars à Rome pour le jubilé des religieux où les échos de mes amis à la Curie [1], à la Grégorienne [2] et à St Louis des Français [3] finissent de me décider. A mon retour, je quitte définitivement la vie religieuse et pars faire le point en Belgique.

L’homosexualité: ni un problème, ni une priorité

Bruxelles est devenu la plaque tournante de toute une nébuleuse amicale, intellectuelle et artistique. Les loyers y sont faibles et la proximité des institutions européennes nous a fait découvrir cette ville incroyable qui hésite entre capitale et village, entre centre névralgique et périphérie reposante. Après quelques semaines, un garçon sonne à ma porte. C’est Franz. Notre amour se donne un an. J’ai 20 ans, je suis métis, je suis en amour avec un grand blond, aryen pure souche à l’accent germanique prononcé. Nous venons du même milieu, nous sommes aussi largués l’un que l’autre dans un monde dont nous n’avions pas imaginé qu’il faudrait un jour subir les règles. Dans notre univers, l’homophobie n’existe pas, c’est un manque de courtoisie et d’éducation notoire. J’ai appris à mépriser le racisme, l’homophobie me provoque un réflexe identique. Je n’ai jamais entendu la moindre injure, le moindre sous-entendu homophobe à la maison. Mes parents n’avaient rien pour, mais la vie privée était la vie privée. La cousine de ma mère venait avec son amie et leur fils aux réunions de famille. Mon cousin Louis avait choqué bien plus par ses tenues moulantes que par sa sexualité. Franz se refuse même à considérer une problématique homosexuelle. Il juge futile et déplacé d’y consacrer ne serait ce qu’une conversation. Pour lui, l’Amour fonde et justifie la légitimité de notre relation.

Nous sommes nés avec la dépénalisation

Nos débats portent sur les questions environnementales, les urgences humanitaires, les limites et les alternatives au capitalisme libéral. Le reste lui semble vain. Il ne croit plus aux chances de vaincre la bêtise. Nos amis (hétérosexuels) sont bien plus engagés sur la question. Ce sont eux qui me traînent dans le milieu, me font rencontrer mes premiers amis gays. Je ne me sens rien de commun avec les homosexuels médiatiques ou militants. Pour nous, la sexualité est tenue à la même discrétion quelle que soit sa nature et hors mariage, sexe = capote de façon quasi Pavlovienne. En dehors de la célébration religieuse, nous avons été élevés dans l’idée que le mariage n’était qu’un contrat patrimonial organisé avec un notaire. Je ne comprends pas les revendications gays, elles me paraissent complètement décalées, presque indécentes vis-à-vis de la misère et des problèmes majeurs auxquels j’ai été confronté dans la vie religieuse.

Je me souviens de la manif contre la Pacs, je me tiens à distance raisonnable de tout ce qui m’apparaît comme un fanatisme homosexuel. Alors qu’en Lettres à Paris III  la majeure partie des garçons sont gays, je suis l’un des rares étudiants que son petit ami vient chercher à la fac, embrasse en public et tient par la main sur le chemin du retour. Je suis bêtement surpris quand le responsable de l’association homosexuelle de mon université me tombe dessus. Alors que je tente de lui expliquer poliment mon refus d’adhérer à leur groupe, il me parle d’une histoire de placard, d’homophobie intériorisée, d’égoïsme et d’incapacité à l’engagement. Je me retiens de lui mettre ma main à travers la figure et tourne les talons.

D’un effondrement aux autres (effondrements) : 2001

On m’avait poussé à aller m’installer à Londres et surtout à Berlin. C’est dans la capitale allemande que l’Europe de demain est en train de se faire. J’ai suivi mon cœur, je me suis installé à Paris. Franz choisit la Suisse pour achever ses études. Nous nous partagerons entre Paris, Bruxelles, Lugano, Berlin, Vienne et Genève. Il a fallu s’inscrire à l’université, trouvé un p’tit boulot, réfléchir à une carrière, reprendre contact avec le « monde réel ». Franz et moi sommes obsédés par l’idée de combler nos lacunes culturelles, musicales et intellectuelles. Nous voulons savoir ce que notre génération écoute et pense, ce en quoi elle croit et ce à quoi elle participe. Refusant obstinément d’avoir la télévision, je passe des heures à la regarder chez les autres. Je découvre les séries américaines. Nous passons toutes nos soirées à lire tout ce à quoi nous n’avions pas accès, à enchaîner théâtres, concerts, expos. Le week-end, nous laissons nos amis aux commandes pour voir le meilleur, le moderne, l’actualité un peu partout en Europe. Mon amoureux s’enfonce dans un désespoir de plus en plus profond. Il part en Afrique Subsaharienne et rentre les larmes au cœur. Nous repartons au Moyen Orient et il reste muet de tristesse. Comment le convaincre avec des arguments qui ne me satisfont pas plus que lui, comment le retenir autrement que par envie de ne pas le perdre ? A l’été 2001, il part en Amérique Latine et s’y suicide.

Ce sera le premier à jeter l’éponge. Les statistiques du suicide chez les moins de 25 ans me sautent à la gueule. Entre 2001 et 2006 plusieurs autres feront le même ‘choix’: Béa, Thomas, David, Thibaud… C’est l’hécatombe silencieuse, gênée, médicalisée, d’une jeunesse prise à la gorge, invisible autrement qu’à travers le jeunisme narcissique dans un pays tétanisé par son vieillissement, sclérosé de rétrospectives, de reprises, de rediffusion. L’université me déçoit, je fais le même constat que Brel « l’Europe entière rejoue l’Avare dans un décor de 1900 ».

Rien ne me retient ici. A l’invitation d’un ami, je décide de partir m’installer à Miami en septembre. Le 11, je vois en direct à la télévision les Twins Towers s’effondrer. Nos amis américains traumatisés affluent à Paris pour prendre une année d’étude en Europe loin d’une Amérique hystérique de guerre et de sécurité intérieure. La fête est définitivement terminée en Occident. Je comprends en discutant avec eux qu’ils n’avaient retenu des années 80/90 que la fin de l’apartheid et la chute du Mur. Ils espéraient encore avec cet indéfectible optimisme qui leur est propre. Ils découvrent ébahis que le monde (presque) entier les déteste. Qu’ils soient de Brown, de Berkeley ou de Princeton, ils n’ont que l’ « Ecole Française » à la bouche et une admiration sans faille pour mai 68. Comment leur dire Juin 68, comment leur expliquer la mécanique du reniement à la française si bien décrite par Hocquenghem dans sa « Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary » écrite en 86 mais dont pas un mot n’a perdu de sa pertinence ?

Un meilleur ailleurs n’existe plus, il faut réussir ici ou périr, rentrer dans le rang, cesser nos enfantillages et devenir adulte: renoncer. J’essaie Science Po, pense fiançailles, essaie de tisser de nouveaux liens avec l’Église, renoue avec les réseaux familiaux, assiste aux premiers mariages des copains qui réussissent et aux meetings privés de Christine Boutin. Le premier tour des élections présidentielles de 2002 nous montrera clairement l’horizon de nos renoncements avec en musique de fond romantico-révoltée, la voix et les textes de Damien Saez[4]. 20% des jeunes votants ont misé sur Le Front National. Sans savoir si je suis de Gauche, je sais alors que je ne suis définitivement plus de Droite. 

Lorsque dans un dîner mondain, un grand éditeur parisien me propose, entre la poire et le fromage et après m’avoir fait un plan marketing basé sur ma couleur de peau, de lui faire un ‘p’tit texte’ sur mon parcours ‘histoire de me lancer et d’avoir un p’tit chèque pour financer mes études’ je commence une dépression qui durera plusieurs mois terribles.   

2003/2010 Génération Camille de Tolédo

Dans cette ambiance de découragement général, la publication d’Archimondain Jolipunk va être un électrochoc. Je ne me souviens plus de qui me l’a offert avec un air de conspirateur, mais je me souviens parfaitement d’en avoir acheté plusieurs dizaines d’exemplaires à force de les offrir, de les prêter, de les envoyer. Tous mes amis francophones ont lu ce livre. A Berlin, à Londres, à Bruxelles nous avons pris ce texte en pleine figure comme une claque nécessaire, une possibilité, un avenir.

« Pour les enfants du double effondrement, (1989/2001) la cause première de la nouvelle contestation n’est pas économique. Elle est respiratoire. Elle repose sur un sentiment diffus, désagréable et obsédant ; une claustration ! Oui, c’est cela. Une claustration pesante face à l’opinion très généralement partagée que le monde est désormais clos et qu’il n’existe plus qu’un seul système  de gestion politique, sociale et culturelle, de l’humain. Cette claustration provoque un mal étrange, sans symptôme apparent ; un mal qui se traduit par une sensation puissante d’impuissance et serre le ventre, la gorge et le corps tout entier. C’est pour abolir ce mal que les enfants gâtés de l’Occident cherchent à reconstruire une possibilité de résistance. Est-ce un caprice ? Je ne crois pas. Les dix dernières années ont été teintées de désespoir. Et c’est contre ce désespoir que nous avons dû inventer une raison d’être que ne soit pas UNE RESIGNATION. »

 En 2004, je quitte Paris pour Barcelone que la jeunesse européenne a élue depuis peu comme un passage obligatoire, quasi rituel. Allemands, Anglais, Grecs mais aussi Sud Américains, nous passons nos nuits dans les bars clandestins du Raval à refaire le monde ou plutôt à essayer de penser quel pourrait être le nôtre. Gays, hétéros, lesbiennes, trans, prolos, enfants des classes moyennes supérieures, chrétiens, musulmans, païens, athées, nous sommes en train de dessiner une conscience globale, une résistance spécifique à chacune de nos histoires, de nos identités mais qui se reconnaît comme un mouvement. De retour à Paris, je sais que notre action sera à notre mesure, elle sera le résultat conjugué de cette conscience et des occasions. Je sais aussi que certains de nos aînés sont encore là pour nous aider, que certains ont encore assez de recul pour alimenter nos résistances de leur expérience plutôt qu’assécher nos espoirs de leurs expertises. C’est avec eux que nous avons pu faire le deuil du médiatique, de l’épique, de la tragédie, des glorioles militantes d’anciens combattants. Nous laisserons les autres aînés s’écharper entre eux jusqu’à plus soif et nous ferons ce que nous pouvons en nous foutant pas mal de ne pas être des purs, des vrais, des ‘compétents’, des légitimes !

Ainsi, comme une grande partie des moins de 40 ans, je jongle depuis 2005 entre précarité sociale et instabilité professionnelle, engagements associatifs communautaires et conscience globale sous le regard méprisant et les analyses condescendantes de ceux qui savent parce qu’ils y étaient.

Et si, après avoir lu ces lignes, le mot BoBo vous vient à l’esprit, sachez seulement que les 30 dernières années ont rendu bon nombre d’entre nous presque aussi imperméables aux sermons et aux étiquettes qu’au marketing, au management ou aux discours politiques.

« L’être poétique contre l’être marchand, la nouvelle incarnation par l’action directe non violente, le nomadisme de la résistance produisent une esthétique de l’invisible et un romantisme aux yeux ouverts » écrivait Camille de Tolédo. Ces pistes et d’autres, nous les creusons, les pratiquons, les amplifions, le plus souvent dans un silence assourdissant et à l’envie de dire merde nous avons appris à substituer une indifférence polie qui, ne vous y trompez pas, veut dire: MERDE.


Nicolas Johan LePort Letexier

Notes

[1] Concile: Assemblée d’évêques et de théologiens pour se prononcer sur les dogmes, la liturgie et la discipline.

[2] Juvénat: école préparatoire à l’entrée au noviciat dans certains ordres religieux. Elle devait assurer les bases d’une bonne formation classique et préparer à l’enseignement.

[3] Prêtres ouvrier: Depuis 1942 des prêtres décident de vivre leur sacerdoce dans le milieu ouvrier, devenant salariés en usine et épousant les combats de la classe ouvrière. Condamnés en 1952 par Pie XII craignant l’influence, ils seront à nouveau autorisés par Paul VI en 1975 après le Concile Vatican II.

[4] Renouveau Charismatique: né du Pentecôtisme Protestant, essentiellement américain, ce mouvement spirituel chrétien basé sur l’utilisation des «dons du St Esprit » s’est rapidement répandu dans la majeure partie des Eglises Chrétiennes à la fin du 20ème siècle.

[5] Expression utilisée par Jean-Paul II.

[6] Congrégation enseignante des Frères de l’Instruction Chrétienne dits "Frères de Ploërmel"

[7] Théologie de la Libération: Courant de pensée Théologique et Mouvement socio-politique venu d’Amérique Latine. Pour la 'pratique' ('praxis' théologique) l'instrument d'analyse et d'observation utilisé est inspiré du marxisme, même si les théologiens de la libération se distancent quasi tous de l'idéologie marxiste. Elle prône la libération des peuples et entend ainsi renouer avec la tradition chrétienne de solidarité. Elle fut condamnée par le Cardinal Ratzinger en 1984 puis par Jean-Paul II en 1987pour ses influences marxistes et ses encouragements à l’engagement politique. Plusieurs figures de ce mouvement furent assassinées par les dictatures militaires.

[8] Mouvement schismatique intégriste (connu pour l’occupation de l’église St Nicolas du Chardonnet à Paris) réuni autour du français Mgr Lefebvre, excommunié par Jean-Paul II en 1988. Ils refusent en bloc les décisions du Concile Vatican II (liberté religieuse, œcuménisme, réformes liturgique). Benoit XVI, en levant l’excommunication, a entamé le processus de réintégration à l’Eglise Romaine.

[9] Cf: Résister au libéralisme, les penseurs de la communauté François Huguenin, CNRS Editions, Paris. Parution octobre 2009.

[10] Lecture en ligne, téléchargement et copie libres autorisés par l’auteur: http://www.lyber-eclat.net/lyber/taz.html

[11] Evangile de St Jean, chapitre 15, verset 18: « Si le monde vous hait, sachez que moi, il m’a pris en haine avant vous. Si vous étiez du monde, le monde aimerait son bien ; mais parce que vous n’êtes pas du monde, puisque mon choix vous a tirés du monde, pour cette raison le monde vous hait ». A mettre en lien avec la 1ère Epitre de St Jean, chapitre 2, versets 15 et 16.