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Le conditionnement publicitaire : il fait quoi pour vous
aujourd’hui ?
Publié le 23 février 2011 par Grégory Salle
On connaissait la publicité clandestine fonctionnant au « placement
de produit ». Une étape supplémentaire est désormais
franchie : le placement de produit politique. Entre deux tranches de
réclame publicitaire au discours modernisé, vous reprendrez bien une part
d’interview avec un ancien ministre ? Tout cela au service de l’information,
cela va sans dire...
En juin 2010 sortait le premier numéro de Brand’s,
distribué via l’enseigne Monoprix. Brand’s se
présente alors, d’après l’éditorial (rédigé par le directeur du marketing de
« l’offre Monoprix »), comme un « magazine ». Mieux :
comme un magazine d’ « information », concernant les marques et les
produits. Une information délivrée par... les marques elles-mêmes, qui
financent ledit magazine, assurant sa gratuité pour l’heureux consommateur.
Derrière Brand’s, tiré à un million et demi
d’exemplaires, on trouve la société TradeMag,
spécialisée dans la communication de la grande distribution, et plus
particulièrement Henri Baché, vieux routier du milieu
publicitaire et auteur de quelques campagnes à succès [1].
L’habillage éditorial de la promotion publicitaire
On pourrait s’amuser à décortiquer l’éditorial de présentation, sorte de
concentré du discours publicitaire contemporain, expert dans le froncement de
sourcils éthique et la promotion d’un capitalisme repeint aux couleurs
pastel : cool, ludique, responsable. Cependant, l’essentiel n’est pas ici
d’analyser le discours publicitaire lui-même. L’exercice est désormais bien
rodé. D’ailleurs, il ne s’arrête pas au contenu du discours, ni à l’imaginaire
qu’il développe (productivisme, consumérisme, conformisme sous couvert de
différenciation, etc.), mais porte aussi sur ses conditions de production, sur
les pratiques qui le concrétisent, etc. [2]
Bien sûr, ce contenu n’est nullement négligeable. On sait que généralement
la publicité flatte ou entretient divers stéréotypes et préjugés sociaux et
qu’elle véhicule volontiers des valeurs peu portées à l’émancipation, pour le
dire d’un euphémisme... Ce support n’échappe pas à la règle. Le familialisme en
général (l’importance disproportionnée et l’image par principe favorable
accordées à la famille dans la vie sociale), et l’équation prétendument
« naturelle » entre féminité, maternité et gestion domestique en
particulier, sont par exemple à l’honneur. La publicité de telle marque propose
ainsi ingénument un « petit problème de calcul pour une maman » pour
mieux économiser sur le lait en poudre de « son » bébé... De manière
générale, l’impact de la publicité sur les représentations et les pratiques
sociales n’est pas une question anodine, surtout depuis que les publicitaires
ont convoqué les neurosciences pour donner naissance à l’hybride inquiétant
qu’est le « neuromarketing » [3].
Il n’est, dès lors, pas sans intérêt de se pencher sur les métamorphoses de
ce discours. On pourrait, au passage, discuter de la pertinence d’en parler au
singulier, en postulant son homogénéité. On peut en effet déceler différents
registres de discours, plusieurs types de mises en scène, auxquels
correspondent autant de tactiques d’accroche. Reste que Brand’s
déploie une stratégie globalement partagée par les « marques ». Il
s’agit de proposer non des publicités classiques, mais des annonces
« informatives », faites non seulement de slogans mais aussi de
textes longs. Il s’agit par là d’anticiper ou de répondre aux critiques qui
font obstacle à l’achat : tel produit réputé trop calorique serait en fait
bon pour la santé, tel autre se déclare « solidaire » des « petits
producteurs » et partisan du « développement durable », etc.
Bref, Brand’s est le support d’un
renouvellement de la stratégie de communication des entreprises. Celles-ci
prétendent ici dévoiler un pan des coulisses, mettre en avant une fibre
philanthropique, nouer un rapport de confiance qui dépasserait la seule
transaction marchande, etc. On voit ici à l’œuvre un effort d’intégration de la
critique. Une intégration qui s’ajuste à un public ciblé, considéré comme
idéalement réceptif à ce type de discours « rénové » [4].
Quoi qu’il en soit, rien d’étonnant à ce que les firmes fassent l’apologie
de l’idéologie marchande et de la figure modernisée du consommateur
éclairé ; ce dernier étant évidemment présenté non comme la cible d’une
stratégie, mais comme le véritable « maître du jeu », dont on flatte
la capacité de discernement et l’indépendance de jugement [5].
Pour l’occasion, une variante des sciences humaines et sociales frelatée
par un utilitarisme bas de gamme est appelée à la rescousse. Il est question,
dans le n° 2, d’une « socioculture
de la consommation » qui valait bien qu’une psychosociologue de la
consommation soit de la partie. Elle cosigne un texte explicatif dans lequel
sont livrés les présupposés du projet : Brand’s
se veut « une réponse marketing à la nouvelle socio-culture des
consommateurs », un « média relationnel pour un meilleur
transactionnel » [6].
Jargon mis à part, le discours publicitaire reste, y compris dans ses
métamorphoses, fidèle à sa vocation : rien de très surprenant. L’intérêt
essentiel est donc ailleurs. C’est que Brand’s
se veut autre chose qu’un catalogue publicitaire, fût-il sophistiqué. Il
revendique l’appellation, qui n’est pas anodine, de « magazine ».
Se pose alors la question des effets de ces supports qu’on hésite à appeler
« médiatiques » et qui entretiennent plus ou moins habilement la
confusion entre information, communication et divertissement. Il y a plus de
vingt ans, dans son étude de l’ « Internationale publicitaire »,
Armand Mattelart signalait combien l’expression
médiatique tendait à se conformer à des canons esthétiques et sémantiques issus
de la publicité en s’en trouvant remodelée non seulement formellement, mais
aussi en profondeur [7].
Le processus n’a fait depuis que s’amplifier [8],
mais ici le phénomène est, en quelque sorte, inverse. La légitimation de cet
organe de diffusion passe par son rapprochement, au moins superficiel,
vis-à-vis du format d’un magazine ordinaire. Le conditionnement publicitaire
passe pour partie par un discours de type éditorial qui prétend informer,
avertir, voire inviter le lecteur à la vigilance ; ce lecteur qui, on l’a
vu, n’est pas dépeint comme un simple consommateur passif, mais comme « curieux
de la vie, de la culture, de la société » [9].
L’éditorial du deuxième numéro nous l’assure : « Ce concept de
magazine, après l’effet de surprise, a été jugé intéressant, pertinent,
original ». Un « concept », rien de moins ! Il y a
vingt ans, Deleuze et Guattari l’avaient annoncé et dénoncé : « le
fond de la honte fut atteint quand l’informatique, le marketing, le design, la
publicité, toutes les disciplines de la communication, s’emparèrent du mot
concept lui-même, et dirent : c’est notre affaire, c’est nous les
créatifs, nous sommes les concepteurs ! » [10].
À en croire les supports spécialisés, Brand’s ne
serait ni un catalogue de produit présenté comme un magazine (un « magalogue »), ni un magazine destiné au consommateur
d’une marque (un « consumer magazine ») ni un « produit »
intermédiaire. Mais quoi, exactement ?
Le flou sur l’identité se vérifie... même chez l’entreprise à l’origine de Brand’s. Dans un document de présentation de vingt
pages, on y lit sous la plume d’un consultant de TradeMag
que Brand’s est et n’est pas un magazine, d’où
des guillemets pour mettre tout ça en cohérence [11].
Le document livre au passage quelques postulats dans une rhétorique plus
franche, sur le double mode de la victimisation et de la contre-attaque, voire
de la légitime défense. On y lit, entre autres, que « Trop souvent,
l’information s’inscrit dans un esprit polémique par des lobbies anti-marques ».
D’où l’intérêt bien compris de livrer une « information utile,
positive, optimiste » – on remarquera au passage qu’un singe incarne
visiblement l’esprit « positif »...
Le mélange des genres a dû quelque peu heurter, puisque dans le deuxième
numéro, l’éditorial se sent obligé de préciser : « Nos lecteurs
ont su faire la part des choses entre une publicité classique et une tonalité
éditoriale informative ». Un gros effort est nécessaire pour ne pas
voir là une antiphrase, cette figure de style consistant à employer une
expression dans le sens contraire du sens véritable... La frilosité de
certaines « marques » devant cette initiative est ainsi évoquée à
mots feutrés. On peut en effet remarquer que, alors que la campagne de
présentation annonçait une parution mensuelle, seuls deux numéros (juin puis
décembre 2010) étaient parus en février 2011. Le prix (35000€ HT la simple
page, 65000€ HT la double page) serait-il jugé excessif ?
En tout cas, le meilleur est à venir : car c’est à un autre type de
discours dépassant le périmètre restreint de l’annonce commerciale, un discours
plus frontalement politique, que Brand’s sert
de caisse de résonance, ceci comme par incidence, mais avec une certaine force
de frappe vu l’ampleur de la diffusion.
Messages politiques par la bande
Le déguisement d’un magazine publicitaire en magazine dont la « tonalité
éditoriale » serait « informative » commande de recourir à des
procédés journalistiques. Pour ressembler à un « vrai » magazine, un
exercice s’impose : celui de l’interview. Brand’s
s’adjoint pour cela les services d’une figure connue de la télévision : le
journaliste puis animateur et producteur Philippe Gildas. Passons sur les
interviews de complaisance avec les « vedettes » (« Est-ce
que tu as des lecteurs ou des lectrices qui te font le reproche parfois d’une
écriture trop riche ? », demande, visiblement sans rire, Philippe
Gildas à Katherine Pancol...) : le plus
embarrassant est à vrai dire que le chassé-croisé des styles fait qu’on se
demande si un tel entretien est substantiellement pire que celui qu’on aurait
pu lire dans bien des revues « classiques »...
Le plus intéressant réside dans les interviews « politiques ».
Elles distinguent Brand’s d’un
« vulgaire » catalogue publicitaire. Or, ces interviews permettent,
mine de rien, de diffuser des messages d’autant plus discrètement que le
support est censé se borner à la dimension commerciale.
Luc Ferry est ainsi longuement interviewé dans le premier numéro, sur six
pages pleines (entrecoupées, évidemment, de publicités), sous le titre « L’homme
de la vie bonne ». Bien des passages pourraient être relevés [12].
Luc Ferry fustige ainsi, tour à tour, la crispation idéologique des enseignants
ou l’égarement farfelu des partisans de la décroissance. On se contentera ici
d’un petit florilège non exhaustif, directement en lien avec la critique des
médias.
Opération préalable de l’interview : le déminage. On apprend que
l’ancien ministre de l’Éducation nationale et de la recherche (2002-2004),
membre de maints conseils et comités officiels, n’a « jamais fait de
politique de [s]a vie » :
- Philippe
Gildas : Question préalable, Luc Ferry, qui êtes-vous ? Un
enseignant ? Un philosophe ? Un homme politique ? Un
éditeur ? Un journaliste ?
- Luc Ferry : Non, un écrivain c’est tout ! Un homme politique,
certainement pas, j’ai été ministre pendant deux ans mais je n’ai jamais
fait de politique de ma vie. C’est vrai, on est venu me chercher pour me
proposer ce poste de ministre. Je sais que ça fait toujours sourire quand je
dis ça. C’est la vérité, je n’ai jamais été engagé en politique d’aucune
manière. Je n’ai jamais appartenu à un parti, ni été militant d’aucune
façon. Je ne suis donc certainement pas un politique. (...)
Ce déni forcené fait d’une pierre deux coups. Il profite aussi à Brand’s, qu’on ne saurait bien sûr, après une si
robuste récusation, accuser de biais partisan... Sur ce plan, nous le verrons,
le magazine des marques sollicitera pour son deuxième numéro Claude Allègre,
autre ancien ministre de l’Éducation et de la recherche (1997-2000) du temps de
la « gauche plurielle », conformément sans doute à ce que les
éditeurs se représentent être un équilibre entre la droite et la gauche [13].
Revenons à Luc Ferry qui, rappelons-le, n’a « jamais fait de
politique » de sa vie…
- Philippe
Gildas : La démocratie reste encore l’un des meilleurs régimes ?
- Luc Ferry : (…) Il est assez frappant de voir que les Premiers Ministres
qui ont le plus souvent échoué sont ceux qui ont été les plus courageux, les
plus intelligents : ceux qui ont eu le courage de prendre l’opinion
publique à contre-pied parce qu’ils avaient raison et qu’ils défendaient
l’intérêt général. Regardez Juppé en 1995 : tout le monde reconnaît
que sa réforme du système social français est bonne, mais il est éjecté assez
rapidement, parce qu’il s’oppose à la rue. Prenez aujourd’hui la
question des retraites. On voit bien que si on vit vingt ans de plus, il faut
cotiser plus longtemps, sauf si on veut baisser le niveau des pensions, ou
augmenter le taux des cotisations. On a aussitôt toute la gauche qui
intervient pour dire qu’il faut faire payer les riches ou taxer les banques,
alors qu’elle sait que ça ne résoudra pas le problème. On ne sauvera pas
les retraites sans prendre des mesures qui seront impopulaires, comme de
cotiser cinq années de plus. Tout le monde le sait, personne ne peut le nier,
et on n’y arrivera peut-être pas. C’est ça qui est très frappant dans la
politique, quand la démagogie l’emporte sur l’intérêt général. (…)
Le contexte de cette interview – pleine à ras bord, donc, de présupposés,
d’options et d’assertions éminemment politiques – n’est pas innocent :
l’entretien est rendu public en juin 2010, alors que la lutte autour de la
question des retraites bat son plein. Mais allons : seuls des esprits
paranoïaques pourraient y voir un moyen astucieux de peser sur les
représentations sociales, et par extension sur le débat public !
Le dialogue relatif aux médias n’est pas moins édifiant. Le ministre et
l’animateur expriment en effet un sens du pluralisme des sensibilités fort
étriqué :
- Philippe
Gildas : (…) on trouve votre signature dans des quotidiens aux opinions
très contrastées.
- Luc Ferry : J’ai toujours pensé qu’il fallait discuter avec tout le
monde et qu’il fallait s’exprimer sur les choses publiques quand on a, ou qu’on
croit avoir quelque chose à dire. Je peux écrire dans Le Monde tout
autant que dans Le Figaro.
On appréciera le sens du « contraste » de nos deux
interlocuteurs. Si ces deux quotidiens ont assurément des lignes éditoriales
distinctes, les faire passer pour deux pôles extrêmes du champ journalistique
paraît pour le moins audacieux...
Dans le numéro 2, le sous-titre évoque désormais un exercice ventriloque
(« le magazine qui fait parler les marques »), illustré par
l’image d’une femme en pâmoison devant la séduction de la parole publicitaire.
Une couverture qui emprunte ses codes aux magazines féminins ; l’identité
de magazine est du reste réaffirmée. L’éditorial joue à nouveau sur la corde
éthique, en enfilant des mots-clés qu’on croirait tirés d’un répertoire du
progressisme : « Ce sont elles [les marques] qui innovent,
qui investissent dans l’amélioration des produits, dans la diététique, dans le
bio. Ce sont elles qui démocratisent la qualité, qui communiquent les progrès,
qui permettent la diversité, qui ouvrent le chemin et permettent aux
marques de distributeurs d’exister ». On notera tout de même un
essoufflement notable en fin de phrase, le naturel revenant au galop.
Comme on l’a déjà indiqué, c’est ici Claude Allègre qui, après Luc Ferry, occupe
le devant de la scène. Glissons au passage que le choix de ces deux anciens
ministres n’apparaît pas innocent dans le contexte actuel de soumission du
système de l’enseignement supérieur et de la recherche au dogme de l’
« innovation », laquelle est l’un des mots-clés (et des mots d’ordre)
du discours publicitaire présent. Les deux hommes sont en effet connus pour
être des partisans résolus du rapprochement entre l’univers scientifique et
celui des entreprises privées. Et ce n’est certainement pas un hasard si la
santé et l’environnement, constitués dans ces publicités comme des sujets de
préoccupation, figurent parmi les thèmes prioritaires assignés à la
recherche...
Claude Allègre peut en tout cas s’en donner à cœur joie. Le titre de
l’interview (toujours menée par Philippe Gildas) annonce assez clairement la
couleur : « Je suis écologiste, pas écolo-maniaque ». Là
encore, bien des passages pourraient être commentés : affirmations à
l’emporte-pièce, ton tantôt prophétique et tantôt « décliniste »
mais toujours suffisant (« Si vous avez de bonnes rentrées aujourd’hui,
c’est grâce à moi. ») avec même deux tentatives pour ressusciter le
spectre moribond du soviétisme. Tout n’est d’ailleurs pas sans intérêt. Ce qui
importe est que cette longue interview est en tout point politique (il y est
question des retraites, de la laïcité, etc.), y compris sur le plan symbolique,
lorsque l’interviewé trace les frontières du légitime et de l’illégitime :
il se place ainsi dans le camp des « raisonnables » en matière
d’écologie, rejetant par là même ses adversaires dans le camp des fanatiques ou
des imbéciles. Le moins que l’on puisse dire est que son interlocuteur n’est
pas un contradicteur. Il lui sert volontiers la soupe, à l’image de cet échange
révélateur, hymne à la suppression des postes dans la fonction publique et à la
compétition entre territoires :
- Philippe
Gildas : Un mot de l’Éducation nationale, votre seconde passion, après la
planète : le mammouth est toujours vivant ?
- Claude Allègre : (...) Il ne faut pas supprimer le ministère de
l’Éducation mais il faut qu’il devienne un tout petit ministère d’orientation,
d’impulsion, avec peu de monde. Que chaque région se débrouille et il y aura
une émulation entre elles. Je ne touche pas à l’égalité, car l’égalité cela
n’existe pas. (...)
Bref, sous couvert d’interviews à la bonne franquette, pas forcément pires
d’ailleurs que celles qu’on pourrait lire dans des journaux censément plus
respectables, Brand’s délivre des messages
politiques, clairement orientés.
Les responsables politiques « officiels » n’en ont d’ailleurs pas
le monopole. Dans ce même numéro, le consommateur a droit aux élucubrations du
comédien Fabrice Luchini, moquant et pourfendant
pêle-mêle Jean-Luc Mélenchon, tenant supposé d’une « dictature du
prolétariat marxiste », le Communisme (avec un grand C, comme le grand
méchant Loup ?) et « l’idéologie hallucinante du Parti socialiste »,
tout en donnant quelque crédit à Dominique Strauss-Kahn, incarnation du « Parti
socialiste normal et avant de s’autodésigner,
finalement, comme « anarchiste absolu »...
De même, au travers de l’interview du Président d’Unilever France, Brand’s livre des messages d’une portée politique
plus large, suggérant les joies du salariat, la beauté de la vie en entreprise
et la bonhomie de ces patrons présentés comme des gens « comme vous et
moi ». Ceci au moyen d’un discours d’une apparence habilement équilibrée,
typique de ce que des sociologues ont caractérisé depuis une bonne décennie
comme le « nouvel esprit du capitalisme », soit un pan essentiel de
l’idéologie dominante contemporaine [14].
Le chapeau de l’interview l’illustre parfaitement : « Nous
rencontrons Bruno Wilvoët dans les bureaux d’Unilever
France. C’est lui-même qui vient nous chercher à l’accueil. Ce qui frappe le
plus est sa décontraction sportive et sa simplicité. Il nous conduit dans un
open space qu’il partage avec ses collaborateurs,
symbole d’une volonté d’échange et de dépassement des contraintes hiérarchiques ».
Le reste de l’interview, qui regorge de bons sentiments, est à l’avenant.
On connaissait la publicité clandestine sous forme de « placement
de produit », nouvel avatar de la « réclame »
d’antan. Ici, sans avoir l’air d’y toucher, une discrète propagande politique
est diffusée par la bande, sous couvert de publicité, de divertissement et
d’information.
Notes
[1] Sans surprise, la presse la
plus proche des milieux d’affaires relayait la nouvelle plusieurs mois avant la
sortie : Ph. Larroque, « Monoprix lance un
magazine à 1,5 million d’exemplaires », LeFigaro.fr,
15/01/2010. Les citations ultérieures de Henri Baché sont tirées de cet article. Les deux numéros de Brand’s parus jusqu’ici peuvent être consultés et
téléchargés sur cette page.
[2] Lire par exemple : Groupe
Marcuse, De la misère humaine en milieu publicitaire, La Découverte, rééd. 2010.
[3] Lire de Marie Bénilde, On achète bien les cerveaux. La publicité et
les médias, Raisons d’agir, 2007. Un extrait ici-même.
[4] « Monoprix, c’est le
haut de gamme du "mass market", une
enseigne fréquentée par des CSP+, où, en termes de mentalités et socio-culturels, on trouve les clients les plus
innovateurs, les plus "bio-citoyens"... », selon Henri Baché.
[5] « Ce magazine est conçu
avec les marques, il est financé par les marques. Acte commercial mais signe
d’attention et de respect. Parce que le maître du jeu c’est vous. »
(Éditorial, n° 1, juin 2010, p. 3).
[6] Ce texte, qui mériterait d’être
intégralement recopié et épluché à lui seul, est téléchargeable via ce lien.
[7] A. Mattelart,
L’Internationale publicitaire, La Découverte, 1989.
[8] Cette question avait d’ailleurs
fait l’objet d’un « jeudi d’Acrimed » en
1999 avec Marie Bénilde, voir ici même.
[9] Éditorial, n° 1, juin
2010, p. 3. « Nous voulons un magazine où les marques prennent la
parole sous forme éditoriale, expliquent le pourquoi, le comment, les raisons
d’un nouveau produit à des consommateurs éclairés, lucides, critiques et à la
recherche de l’utile », expliquait Henri Baché
dans l’article du Figaro déjà cité.
[10] G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce
que la philosophie ?, éd. de Minuit, 1991, p. 15.
[11] « TradeMag
crée un véritable nouveau média. Il a la forme d’un magazine, le goût d’un
magazine, mais ce n’est pas un magazine ! Un média 100% communication
informative efficace, dédié à l’innovation des grandes marques. Le seul
"magazine" 100% communication éditoriale. » Ce document
peut-être téléchargé via ce lien. On
conseille fortement au lecteur de le télécharger pour mieux comprendre ce dont
il est question ici.
[12] On peut apprécier par exemple
cette très pédagogique analogie politico-dentaire : « Les qualités
qui conviennent à la conquête du pouvoir, pour reprendre les catégories de Léon
Blum qui distingue entre conquête et exercice, sont généralement assez
contraires à celles qu’il faudrait pour l’exercer. En clair, pour conquérir le
pouvoir il faut être démagogue, et pour l’exercer, il faudrait être courageux.
C’est un peu comme chez le dentiste ». De Jean Jaurès à Guy Môquet en passant par Léon Blum, l’usage droitier des
grandes figures de la gauche française est décidément dénué de scrupules...
[13] Notons que Luc Ferry mentionne
nommément Claude Allègre à la fin de l’interview, ce qui est peut-être à
l’origine de ce choix pour le numéro suivant. Ce dernier lui rend la politesse
dans sa propre interview, en le citant sur un mode mélioratif.
[14] Pour une introduction récente,
lire de Luc Boltanski : Rendre la réalité inacceptable – à propos de
« La production de l’idéologie dominante », Demopolis, 2008.