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PHYSIQUE QUANTIQUE ET REALISME SCIENTIFIQUE, par Quentin Ruyant

11 février 2011 par Paul Jorion | Print PHYSIQUE QUANTIQUE ET REALISME SCIENTIFIQUE, par Quentin Ruyant

Billet invité.

La physique quantique, rappelons-le, est la physique de l’infiniment petit, c’est-à-dire la description de ce dont, en théorie, toute chose est constituée. Autrement dit, elle est au fondement de l’édifice scientifique, et toujours en théorie, toute autre science pourrait en découler. Cette physique est l’objet de nombreuses discussions, spéculations, interprétations. Ce n’est pas un hasard, tant elle semble remettre en cause la vision classique de la science comme « candidat ontologique », c’est-à-dire comme la description d’une réalité objective indépendante que l’on ne ferait que dévoiler par l’entremise de nos appareils de mesure. Pour la première fois, une théorie semble séparer de manière inconciliable le modèle physique de la réalité qu’elle propose et la façon dont il se manifeste à nous à travers la pratique expérimentale. Plutôt que de faire marche-arrière en tentant de revenir à un modèle « plus intuitif » (c’est-à-dire ressemblant plus aux précédents) à même de nous réconcilier avec le réalisme, tentatives qui semblent toutes vouées à l’échec face à l’énorme succès prédictif de la physique quantique, y compris sur ses aspects les plus troublants, ne faut-il pas au contraire tirer les enseignements de cette remise en question de l’épistémologie « classique », dans toute sa radicalité ? Ne faut-il pas faire table rase de tout ce que nous croyions savoir sur la notion de « réalité objective », et sur la façon dont nous construisons sa représentation ?



La physique quantique

Commençons par offrir au lecteur une brève vulgarisation de la physique quantique. Celle-ci se décline en deux aspects :

ñ(1) un modèle physique, composé de la « fonction d’onde » et de sa loi d’évolution déterministe, l’équation de Schrödinger,

ñ(2) une règle de correspondance entre le modèle et la réalité expérimentale, permettant :

ñ(a) d’instancier la représentation d’un système lors de sa préparation en vue d’une expérience, par une première mesure « sélective »

ñ(b) de dériver de cette représentation des prédictions sur les mesures ultérieures.

Voyons ça plus en détail.

(1) La fonction d’onde est la représentation d’un système physique. C’est en quelque sorte la description des corrélations entre toutes les valeurs possibles de toutes les propriétés ou combinaisons de propriétés (ce qu’on appelle « observable » – l’énergie, la position…) d’un système. Cette « onde » évolue avec le temps de manière parfaitement déterministe et réversible. Elle est séparable si elle correspond à plusieurs sous-systèmes indépendants, intriquée s’il existe au contraire des corrélations entre les propriétés de différents sous-systèmes. Typiquement, quand deux sous-systèmes interagissent, ils deviennent intriqués. De manière plus précise, à chaque « observable » correspond une manière de décomposer le système entier en une superposition d’états, dont chacun correspond à une valeur définie pour cet observable, chaque état possédant un poids et une phase dans cette superposition. Mais ces différentes décompositions sont souvent incompatibles, c’est-à-dire qu’un état pour l’une sera une superposition d’état pour l’autre, et vice versa. Par exemple, une valeur déterminée de l’énergie du système sera une superposition de positions ou de vitesses différentes, et vice versa. C’est à travers cette notion de décompositions différentes que s’expriment les corrélations entre propriétés portées par la fonction d’onde.

Les phases des états d’une superposition donnée font qu’ils interfèrent entre eux, comme deux ondes à la surface d’un liquide dont les pics et les creux de l’une s’ajoutent ou s’annulent avec les pics et les creux de l’autre. Cependant quand un système est plongé dans un environnement, on peut montrer qu’un certain observable est privilégié par l’environnement et que les phases des états superposés de cet observable sont décalées de manière contingentes lors des interactions, si bien que les différents états ne peuvent plus interférer. On obtient une superposition d’états mutuellement indépendants, déphasés. C’est ce qu’on appelle la décohérence. Elle se produit en particulier chaque fois que nous mesurons une propriété donnée d’un système, un observable, et que nous faisons interagir ce système avec un appareil de mesure macroscopique. L’appareil de mesure joue alors le rôle d’un environnement et « privilégie » l’observable qu’on souhaite mesurer.

(2) Selon ce modèle théorique, nous devrions observer une superposition d’états indépendants à l’issu d’une mesure. Ce n’est pas ce qui se produit : dans la réalité nous n’observons jamais qu’un seul état pour l’observable privilégié. Les états correspondant aux autres valeurs possibles semblent avoir disparu. Tout se passe donc comme si à un moment donné de la mesure le système s’était réduit, passant d’une superposition d’états à un état unique pour la propriété mesurée, et pour celle-ci uniquement. L’état mesuré n’est prévisible que statistiquement, suivant la règle de correspondance suivante : la probabilité de mesurer un état est proportionnelle à son poids initial dans la superposition.

Cette probabilité inclut de fait les effets des interférences, dans la mesure où l’état finalement mesuré est toujours une superposition d’états pour les autres observables qui n’ont pas été mesurés (mais auraient pu l’être). En un sens, chacun des états superposés de ces autres observables influe sur la probabilité de l’état finalement mesuré. Ce sont ces interférences qui traduisent le fait que la superposition d’états est une réalité physique et non pas une simple commodité traduisant notre ignorance d’un état réel, puisqu’elles impliquent l’existence simultanée de tous les états superposés. Le fait qu’en théorie on aurait pu mesurer autre chose sur le système, et qu’alors on aurait pu observer statistiquement les interférences entre différents états pour la propriété qu’on a finalement choisi de mesurer, est une garantie que la superposition était bien réelle, y compris pour la propriété finalement mesurée. Cependant, avec la décohérence, les interférences ont disparu pour cette propriété, qi bien qu’il n’est plus possible de savoir si le système est encore dans une superposition d’états pour l’observable correspondant. La seule garantie qui nous reste, et donc la seule preuve qu’il y a vraiment eu réduction à un seul état, est l’évidence : nous n’observons jamais qu’un seul état, et non pas une superposition…

Si tant est qu’une telle réduction soit un phénomène physique, alors ce phénomène est non-local et atemporel. On pourrait exprimer la situation comme suit : les différents éléments du système « partagent le même hasard », et celui-ci s’actualise de manière cohérente en fonction de ce qui est mesuré, même à des distances telles qu’aucune communication n’est possible à la vitesse de la lumière. Les résultats des différentes mesures sont toujours cohérents entre eux, bien qu’étant indéterminés juste avant celle-ci (parce que la superposition était bien réelle, parce qu’on aurait pu décider de mesurer autre chose et observer des interférences). Ou pour dire les choses autrement, ce ne sont pas les valeurs des propriétés finalement mesurées qui sont soumises aux lois de la causalité et limitées par la vitesse de la lumière, mais uniquement leurs corrélations.

Cette réduction à un seul état mesuré s’apparente donc à l’actualisation cohérente, mais acausale, d’un « hasard partagé » (sous forme de superposition d’états) au sein d’un système intriqué. Cette actualisation n’est pas elle même identifiable comme phénomène physique – son moment n’est pas connaissable objectivement – et elle est même inutile pour rendre compte de l’évolution d’un système physique, mais seulement nécessaire pour instancier notre représentation et rendre compte de notre expérience finale. Nous pouvons résumer le problème interprétatif soulevé par la physique quantique comme suit : la physique quantique implique une description probabiliste de la réalité dont l’actualisation en propriétés effectivement mesurées ne fait pas partie du modèle, tout en nous forçant à admettre la réalité ontologique de cette description probabiliste, parce que les différents états possibles interfèrent « réellement » entre eux.

On aurait voulu pouvoir retomber soit sur une description purement ontologique, en quel cas la réduction de la superposition à un seul état aurait été un phénomène physique identifiable, soit sur une description purement épistémologique, en quel cas la superposition ne reflèterait que notre ignorance de l’état réel du système. Que nenni. La description quantique est à la fois épistémologique et ontologique. Les deux tu ne sépareras point.

L’échec du réalisme

Après cette brève vulgarisation, nous allons voir en quelle mesure il est possible ou non de conserver une vision « réaliste » du monde sur la base de la physique quantique.

Le réalisme scientifique est l’idée qu’il existe une réalité objective et que cette réalité est bien décrite (ou du moins approchée) par le modèle scientifique. Il pourra sembler étonnant à certains que cette idée porte un nom tant elle est répandue, que ce soit chez les scientifiques ou chez les non-scientifiques, et semble à beaucoup couler de source. Après tout, nous apprenons tous à l’école que le monde et nous mêmes sommes constitués de particules et de forces obéissant à des lois… Et il nous semble évident, au quotidien, qu’il existe un monde « objectif » indépendant de nous. Pourtant c’est cette idée simple qui est mise à mal par la physique quantique. Non qu’il soit impossible de l’interpréter de manière réaliste, ce qui revient à considérer la fonction d’onde comme une entité réelle, mais, nous allons le voir, le prix à payer pour ce sauvetage des intuitions s’avère relativement élevé.

Une première approche consiste à postuler que la réduction de la fonction d’onde est un phénomène physique encore inconnu. Alors, nous l’avons vu, il nous faut abandonner le principe de localité et revoir celui de causalité en faisant de la réduction une « mystérieuse action à distance », dont le lien avec la décohérence n’a a priori rien d’évident. Ce n’est pas sans poser d’autres problèmes, notamment du fait de l’absence de simultanéité absolue induite par la théorie de la relativité restreinte : cette mystérieuse action, en plus d’être non locale, doit aussi être en quelque sorte atemporelle… De nombreuses spéculations existent (gravitation quantique, particules remontant le temps, …), toutes invérifiables, ce qui constitue le défaut majeur de cette première approche, et pour cause : nous l’avons vu, le phénomène est simplement inobservable en-dehors du simple constat qu’il a nécessairement eu lieu au moment où nous nous enquerrons du résultat d’une mesure. Certains vont jusqu’à postuler qu’il ne se produit qu’avec la conscience humaine. La réalité n’existerait que tant qu’elle est observée…

Une seconde approche est l’interprétation des mondes multiples. L’idée est simple : poussons le réalisme scientifique à son paroxysme, et si le modèle ne décrit pas de réduction du paquet d’ondes, fort bien – décrétons que ce phénomène n’existe pas. Au moment où nous mesurons un système, il est toujours dans une superposition d’états, seulement nous l’ignorons, puisque nous sommes nous mêmes dans une superposition d’états, et n’avons conscience que d’un seul de ces états, tandis que d’autres « nous », dans un autre monde, observent d’autres résultats. La décohérence assure en quelque sorte « l’étanchéité » de ces différents mondes possibles. En conséquence, la réduction de la fonction d’onde est une illusion due à notre immersion dans la réalité. C’est un phénomène subjectif, relatif à un observateur. Le monde se sépare incessamment en l’ensemble de ses possibilités, dont nous ne suivons qu’une seule branche, en fonction de tout ce qui se produit autour de nous.

A l’extrême, on peut envisager que l’univers est un bloc contenant l’ensemble des mondes possibles, et que l’écoulement du temps lui-même est une illusion. En effet, dans cet univers, mon rapport aux mondes alternatifs est identique à mon rapport au passé et au futur : ce sont des mondes pour moi inobservables, mais présents dans ma représentation mathématique de la réalité, et contenant des êtres conscients (du moins des cerveaux en activité). Mais alors si je suis prêt à postuler que les branches alternatives de la réalité « existent », bien qu’étant inobservables, pourquoi mon passé et mon futur, bien qu’étant eux-aussi inobservables, n’existeraient pas ? On peut alors considérer que tout être existant ne pense avoir un passé immédiat que parce que son cerveau contient des souvenirs, et que l’écoulement du temps est une illusion. Mais si vraiment seul l’instant présent existe et que la continuité avec les autres moments n’est qu’illusoire, alors pourquoi même devrais-je croire que ce qu’on m’apprend de la science, ce que j’en lis dans les livres, est vrai ? Et donc pourquoi croire à l’interprétation des mondes multiples ? Dans cette vision du monde où « tout existe », la notion même d’existence semble avoir perdu toute signification opérante.

L’alternative à cet univers-bloc et son absurde coexistence d’une multitude d’instantanés, c’est d’indexer l’existence de chacun comme un trajet dans ce bloc. C’est donc remplacer l’absurde par l’arbitraire, et déplacer le problème existentiel en le reportant sur ce mystérieux index, dont nul ne sait dire pourquoi le sien suit ce trajet et pas un autre, si ce n’est par une tautologie : « parce qu’il s’agit de celui qui suit ce trajet, et pas un autre ». Sous les apparences d’un déterminisme absolu, cette vision réintroduit en fait le hasard par la petite porte, celle de l’expérience subjective, mais sans plus d’explication.

On le voit, en dépit d’un intérêt heuristique évident, l’interprétation des mondes multiples est incapable de rendre compte de l’expérience subjective, si ce n’est de manière ad hoc. Cet échec a pour pendant théorique l’impossibilité de dériver du modèle la règle de probabilité des mesures, et c’est ce qui en constitue sans doute le principal obstacle théorique.

On remarquera que certains des constats faits ici peuvent être appliqués de manière identique ou presque à la physique de Newton ou à la théorie de la relativité. De la même manière, la vision déterministe du monde que ces théories proposent nous laisse le choix entre deux possibilités pareillement insatisfaisantes : ou celle de l’univers bloc et son absurde, ou celle de l’indexicalité et son arbitraire. Toutes font de la conscience un épiphénomène a priori inexpliqué, s’accordant mal avec la pratique même de la science. L’interprétation des mondes multiples ne fait finalement que souligner les lacunes du réalisme pur et dur de manière plus criante, plus extravagante, en nous forçant à croire en l’existence d’un univers-bloc contenant en puissance non seulement passé et futur, mais aussi l’ensemble des mondes possibles, et en faisant de l’arbitraire la règle ultime de l’existence, de la tautologie sa seule définition possible.

On le voit, avec la physique quantique, le modèle théorique fournit par la science conçu comme « ce qui existe » s’avère inopérant pour rendre compte de l’existence « à la première personne ». Il devient nécessaire de lui adjoindre un processus d’actualisation qui ne semble pas vouloir en faire partie, mais sans lequel la notion même d’existence perd toute signification. Le réalisme scientifique, bien que n’étant pas exclu de fait – après tout, il s’agit toujours d’une option métaphysique – devient au mieux très problématique et spéculatif, si l’on choisit de croire en une réduction physique du paquet d’ondes, au pire, avec les mondes multiples, pratiquement intenable.

Vers une science des relations

Examinons maintenant une approche différente qui pourrait permettre de nous sortir de ce dilemme. Notre point de départ sera une réflexion sur la nature de la connaissance scientifique.

En effet, si du point de vue du réalisme scientifique le statut de l’objet de la connaissance est très clair, le statut de la connaissance elle-même, de nos représentation, et celle du sujet connaissant, c’est-à-dire finalement de tout ce qui englobe la démarche scientifique, en constituent le point aveugle. Le réalisme pur et dur se fait nihiliste : on nous dira que l’écoulement du temps, le libre-arbitre et pourquoi pas la conscience elle-même n’existent pas, que ce ne sont que des illusions – seules les particules existent. Un tel nihilisme est problématique, puisque l’expérience subjective « à la première personne », dont ces éléments sont des constituants essentiels, est le seul et unique lieu, le point de départ et le point d’arrivée, de toute connaissance. La science elle-même se déploie au sein d’un monde de significations. Nous élaborons la science de l’intérieur du monde, et si, à en croire Neurath, nous sommes alors dans la situation de marins forcés à reconstruire notre navire en pleine mer sans jamais pouvoir repartir de zéro, il serait de bon ton de ne pas en défaire la coque… Alors, comment sortir de cette impasse ? Simplement en élargissant notre point de vue.

La représentation scientifique du monde est intersubjective. Elle est issue d’un accord entre les hommes, et aspire ainsi à l’universalité : elle constitue ce sur quoi nous pouvons nous mettre d’accord. Mais cet accord est par nature un pur produit du langage, de la conceptualisation. En l’occurrence, il s’exprime dans le langage mathématique. Or, tout concept n’est qu’un corrélat. Le mot « rouge » existe non pas parce que nous percevons tous le même rouge – qu’en savons-nous ? – mais parce que votre perception du rouge correspond à la mienne, a lieu dans les mêmes situations et à propos des mêmes objets. Il en va de même de tout concept : un concept, en tant qu’universel, ne décrit pas la chose en soi, c’est un pur corrélat. Il s’ensuit que le langage est tout a fait impropre à l’appréhension des singularités. Décrire les relations entre les choses est son horizon. Mais alors pourquoi en serait-il autrement de la science ? Pourquoi croyons-nous que la science devrait nous apprendre quoi que ce soit sur ce qu’est le monde si tout langage en est, par nature, incapable ? La représentation scientifique, en tant qu’aspirant à l’universel, en tant que conceptualisation sur la base du langage mathématique, est nécessairement une représentation relationnelle.

C’est en prenant ce constat au sérieux que tout s’éclaire. Car c’est précisément l’actualisation du réel que le modèle scientifique ne décrit pas. C’est précisément au moment de rendre compte de la singularité de l’expérience vécue que le réalisme tombe en échec. C’est pour cette raison également que l’écoulement du temps, suivant une vision réaliste, ne peut être conçu autrement que comme une illusion : toute conceptualisation vise à comparer des événements entre eux pour en extraire les éléments stables et les régularités, et donc, incidemment, elle vise à abolir le temps.

Qu’est-ce qu’une « fonction d’onde » si ce n’est la description d’un ensemble de corrélations entre différentes propriétés matérielles, ou, pour reprendre les termes du physicien David Mermin, des « corrélations sans correlata » ? Et donc, que décrit la physique quantique, sinon l’ensemble de toutes les corrélations entre les mesures sur le réel que nous pouvons faire, qui, elles, sont des singularités échappant de fait à sa description ? L’équation de Schrödinger, plutôt qu’une évolution temporelle, ne décrirait-elle pas simplement l’ensemble des corrélations qui existent entre les différentes propriétés d’un système et la mesure du temps, c’est-à-dire encore une fois, une corrélation statique entre plusieurs mesures ? Si l’on adopte cette vision, ce sont tous les paradoxes de la physique quantique qui disparaissent purement et simplement.

Selon cette nouvelle compréhension, la « réduction de la fonction d’onde » est donc un phénomène purement subjectif, relatif à un observateur – c’est ce que cette interprétation emprunte à celle des mondes multiples – et par conséquent, la fonction d’onde elle-même est une représentation relative à un observateur. Ce n’est pas la description d’une chose « en-soi », mais d’une chose « vue par ». Ici nous rejoignons précisément l’interprétation relationnelle de la physique quantique proposée par le physicien Carlo Rovelli.

On ne peut s’empêcher d’y voir un lien avec la philosophie de Kant, qui fait de la chose en-soi un idéal inaccessible, une simple hypothèse métaphysique. Ce dont nous faisons l’expérience, c’est du phénomène, à savoir de la relation entre notre entendement et le monde. Toute connaissance n’est jamais qu’une connaissance de cette relation, elle est déjà une représentation. C’est ce fait qui s’impose à nous à travers les « bizarreries » de la physique quantique, et la tension se résout naturellement en réalisant la nature relative de la fonction d’onde. Pour reprendre les termes de Michel Bitbol, il faut voir dans la physique quantique la formulation archétypale de notre relation cognitive au réel.

La réalité « objective » est donc une coquille vide, une virtualité reposant intégralement sur un substrat subjectif, entièrement subordonnée à l’expérience concrète, vécue, singulière et inaccessible à l’objectivation.

Est-ce à dire qu’il n’existe pas de réalité objective ? De même qu’on suppose qu’autrui est conscient comme je le suis, de même qu’on suppose que le présent est partagé par ce qui m’entoure, il n’y a aucune raison de croire que l’actualisation du réel n’existe pas en-dehors de nous. L’objectivité existe donc bel et bien, en tant qu’approximation idéale et toujours inachevée de l’intersubjectivité. Elle est une propriété émergente issue des interactions de la matière, de la transitivité de l’actualisation du réel. L’évidence apparente qu’elle revêt à notre échelle n’est que l’effet d’une myopie qui nous pousse à effacer les particularités microscopiques au profit d’une homogénéité macroscopique menant, par la loi des grands nombres, au déterminisme. Mais l’inhomogénéité, si elle s’avère fractale, pourrait bien avoir une ampleur insoupçonnée…

Pour finir, si l’on associe la subjectivité à la réduction de la fonction d’onde, alors conçue comme acte (relationnel) d’existence en tant que tel, celle-ci devient elle même une propriété de la matière. Cette hypothèse mériterait développement et laisse entrevoir un éclairage nouveau sur un certain nombre de problèmes connexes.

Conclusion

Ainsi les problèmes d’interprétation de la physique quantique peuvent être vus comme un simple malentendu sur la nature du modèle scientifique, qui n’est pas purement ontologique, ni entièrement épistémologique, mais un mélange indistinct des deux, au sein duquel une indétermination fondamentale du réel est indiscernable d’un défaut de notre connaissance – comment pourrait-on distinguer, d’un point de vue subjectif, ce qu’on ignore de ce qui est réellement incertain ? Seule la décohérence nous permettrait finalement de le faire – statistiquement – en assimilant, par principe, l’indétermination ontologique à la présence d’interférences.

La science n’a jamais cessé d’être intersubjective et de ne décrire que les relations entre nos mesures. Simplement, la physique classique nous laissait croire que décrire les relations entre les choses pouvaient épuiser le réel. Paradoxalement, c’est en révélant en creux l’existence d’une chose en-soi non réductible à ses relations (chose-en soi qui s’avère être de l’ordre de l’événement plutôt que de la substance), que la physique quantique met au jour la nature relationnelle de la représentation scientifique du monde.

Par symétrie, l’inaccessibilité de cette chose en-soi nous renvoie à notre propre liberté. Par ailleurs, elle nous invite aussi non à nier, mais à contextualiser le pouvoir universalisant de la raison pour aller vers une pleine acceptation de la singularité sans cesse renouvelée de l’existence.

Références

Bitbol, M. (2010), De l’intérieur du monde, Flammarion

Mermin, N.D. (1998), “What is quantum physics trying to tell us?”, American Journal of Physics 66, 753-767 http://arxiv.org/abs/quant-ph/9801057

Kant, I. (1781), Critique de la raison pure

Quine (1969), Ontological Relativity and Other Essays, New York : Columbia University Press

Rovelli, C. (1996) « Relational Quantum Mechanics », International Journal of Theoretical Physics 35; 1996: 1637-1678; http://arxiv.org/abs/quant-ph/9609002