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Sortir la banlieue de la rubrique “Faits divers”

LE MONDE BOUGE - Accusés de véhiculer des clichés, les journalistes ne sont pas les bienvenus en banlieue. Ils doivent désormais renoncer au sensationnel et privilégier un travail de fond.


Les images qui accompagnent notre enquête sont extraites du travail de l’artiste américaine Nan Goldin. Répondant à l’invitation du Théâtre de Gennevilliers, elle a posé son regard sur la ville et ses habitants. Ici : Yassine en répétition au théâtre de Gennevilliers.

Musique anxiogène, plans interminables sur les baskets et les capuches de sweat, visages floutés, voix saturées, silhouettes menaçantes interchangeables... Pas de doute, selon les codes, bienvenue en banlieue. La diffusion en rafales en 2010 de sujets litigieux ou névralgiques semble avoir réactivé la défiance entre médias et quartiers sensibles. Reproches de bidonnage, de montage biaisé pour La Cité du mâle, diffusé à l'automne par Arte, suspicion d'avoir joué les indics en balançant les dealers à la police pour Haute définition, de TF1, accusation d'emboîter le pas au discours sécuritaire de Nicolas Sarkozy après les événements de la Villeneuve, à Grenoble, cet été pour France 3... De sujets de JT en magazines, le crédit des journalistes serait-il de nouveau entamé ? Le travail d'introspection de la profession, relancé après les émeutes de 2005, sa réflexion sur la mise en avant dommageable des faits divers et son instrumentalisation politique seraient-ils en train de se détricoter ?

Maire PS de Clichy-sous-Bois, où, en octobre 2005, Bouna Traoré et Zyed Benna, poursuivis par la police, trouvèrent la mort dans un transformateur EDF, Claude Dilain plaide pour une approche plus contrastée. « Il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain. Que serait-il advenu, à cette époque, si quelques journalistes curieux n'avaient pas enquêté, contredisant le discours officiel sur les circonstances du drame ? [Relayée par le ministre de l'Intérieur Nicolas Sar­kozy, la thèse de la police était celle d'une fuite après le cambriolage d'un chantier, NDLR.] Depuis 2005, je note un changement radical du traitement des quartiers. Avant, j'avais beau, en tant que vice-président du Conseil national des villes, alerter sur leur si­tuation de déshérence, tout le monde s'en foutait. Désormais, je ne prêche plus dans le vide. Bien sûr, il y a diverses façons de rendre compte de la réalité des banlieues. Des reportages qui ne parviennent pas, quel que soit le thème évoqué, à faire l'économie d'un plan de voiture brûlée mais aussi des films, des articles soucieux de chercher à comprendre. » Une analyse, loin du blâme sans discernement, partagée par Jérôme Bouvier, médiateur de Radio France et président de l'association Journalisme et citoyenneté. « Il y a une constellation de choses qui vont dans le bon sens. L'émergence de journalistes comme Luc Bronner, du Monde, et Edouard Zambeaux, sur France Inter, la multiplication des colloques et des commissions qui réfléchissent sur les pratiques journalistiques, le Bondy Blog, l'ouverture du bureau de France 3 à Bobigny... Bien sûr, les caricatures demeurent. En partie à cause du tropisme actuel dans les rédactions : aller vite. »

Pour traiter des quartiers, il faudrait
envoyer les journalistes les plus aguerris.”

Nordine Nabili, rédacteur en chef du Bondy Blog

Dans son essai Les Médias et la banlieue, Julie Sedel, sociologue, décortique les logiques et les conditions de la production de l'information en banlieue. Tous médias confondus, l'antienne est à l'austérité : réduction d'effectifs, budgets reportages de plus en plus étiques, compression des temps de repérage et de tournage. « Economiquement parlant, confirme le sociologue Marwan Mohammed - par ailleurs réalisateur de La Tentation de l'émeute, diffusé en novembre dernier sur Arte -, avoir le temps de travailler correctement sur les banlieues, de créer des réseaux, de trouver des relais locaux, de faire affleurer une autre manière de voir est un luxe. » Une situation qui se double de facteurs tout aussi pernicieux. « La composition des médias est homogène dans son recrutement, sans rapport avec la société réelle. Et souvent le seul fil conducteur des journalistes en banlieue, c'est la justice et la police, s'agace Nordine Nabili, rédacteur en chef du Bondy Blog. Pour traiter des quartiers, il faudrait envoyer les journalistes les plus aguerris. Si les sujets sont portés par de jeunes journalistes débutants précarisés, cela ne marche pas. » Pressés par le temps, incapa­bles d'asseoir un rapport de force éditorial face à la grille de lecture - et aux a priori - des patrons de l'information, lestés par leur distance sociale et culturelle avec les quartiers, les journalistes, sauf exception, ne disposeraient que d'infimes marges de manœuvre pour échapper au sempiternel traitement sensationnaliste. « Les sujets compliqués ont de moins en moins de place dans les journaux, constate Julie Sedel (1). La solution de facilité pour le traitement de la banlieue, c'est de le reléguer en faits divers. Avec la déspécialisation des journalistes, appelés à être polyvalents par mesure d'économie, le spectaculaire prime sur le travail de fond. »


<p>Abdel et sa famille. Photo : Nan Goldin.</p>

Abdel et sa famille. Photo : Nan Goldin.

Echapper à la dictature de l'Audimat, au boom des ventes en kiosque... nombre de journalistes s'y évertuent pourtant. « L'un de mes atouts au Monde, c'est l'investissement dans la durée, confirme Luc Bronner, "dédié" aux banlieues depuis 2005. De façon générale, les médias ont une vision très verticale de la société : police, justice, politique, économie. Les interstices, comme la banlieue, aux frontières de la politique de l'éducation, du logement, du travail, de l'immigration, de la sécurité... constituent un angle mort. C'est une matière journalistique ex­trêmement riche mais qui exige une approche différente des autres rubriques. Les moments sociaux forts des quartiers, c'est le soir, le week-end. Et il faut accepter de prendre le temps, sans en tirer forcément matière à article. » Pour tourner ses sujets sur les jeunes ultra violents et les victimes, diffusés par Pièces à conviction en octobre dernier, Karim Baouz a aussi pu jouer sur le facteur temps. « J'ai passé plus de quatre mois sans caméra entre Aulnay, La Courneuve et le Val-de-Marne. Elise Lucet, la rédactrice en chef, a pris le risque qu'il n'y ait rien au bout. Il a d'abord fallu trouver les relais, les gens qui vivent la réalité des quartiers et acceptent de me parler. Je ne parle pas des fixeurs, qui sont là pour faire du fric, ou des associatifs, souvent affiliés aux municipalités donc partiaux. Il faut se fondre parmi les gens à force de se montrer dans les endroits de socialisation comme le taxiphone, le restau kebab... »

Je ne la joue jamais copain-copain.
Je ne parle pas banlieue, je ne m'habille pas banlieue
et je vouvoie les gens.”
Luc Bronner, Le Monde

Inverser le tempo médiatique, choisir ses interlocuteurs et ne pas s'en tenir aux « petites frappes qui veulent se payer leur quart d'heure de notoriété et stigmatisent l'ensemble de la population », selon Nordine Nabili, éviter les « terrains » saturés par les confrères... autant de préceptes d'un journalisme anti-racolage, qui en compte d'autres. « Je ne la joue jamais copain-copain, précise Luc Bron­ner. Je ne parle pas banlieue, je ne m'habille pas banlieue et je vouvoie les gens. » Pour Karim Baouz aussi, l'attitude du journaliste est déterminante. « Je n'arrive pas dans les quartiers comme Guillaume le Conquérant ou comme Scoubidou qui a peur de tout. Et surtout, quand je suis là pour un sujet sur les bandes, je le dis. Je n'argue pas d'un sujet prétexte sur la politique de la Ville de Fadela Amara ou la ré­novation de l'espace urbain. »

Et le fait d'être amené à revenir sur le terrain après publication ou diffusion d'un sujet est un rappel à l'ordre puissant, imposant de mesurer ce qu'on écrit, d'en assumer les conséquences. Rédacteur en chef de France 3 Alpes, Sylvain Jaeger insiste sur la spécificité du maillage régional de sa chaîne : « Quand se déroule un fait divers, notre rôle est de le traiter. Mais dans les semaines qui suivent, on est toujours là. Cela nous permet d'aller plus loin. Cet été, au-delà des heurts entre des jeunes de la Villeneuve et des policiers [à la suite de la mort d'un braqueur, NDLR], nous sommes revenus, à l'occasion de multiples sujets, sur le ressenti du quartier, ses problèmes. Et il faut bien avouer qu'au fil des années tout s'est dégradé : moins d'argent a été investi, le chômage a explosé, la police de proximité a disparu... »


<p>Claraé et Lisa, au Club Le Tamanoir, Gennevilliers. Photo : Nan Goldin.</p>

Claraé et Lisa, au Club Le Tamanoir, Gennevilliers. Photo : Nan Goldin.

Ultime coup de boutoir aux serments déontologiques qui imposent de se colleter avec la complexité des situations : la survenue du fait divers, sa possible instrumentalisation à des fins législatives. Dès lors que les agendas médiatique et politique se superposent, les choses dérapent. « De mau­vaises habitudes ont été prises, tonne Jérôme Bouvier. Il faut apprendre à se distinguer de la démonstration voulue par les officiels, du grand barnum médiatique et sécuritaire. On n'arri­ve pas dans la voiture de la BAC (brigade anti-criminalité) pour repartir avec eux. » Un effet désastreux qui ren­force la méfiance des habitants des zones urbaines sensibles et « crame le terrain » pour les confrères à venir.

Vu la misère dans laquelle ils vivent,
je trouve les gens patients.”
Karim Baouz, reporter

Mais les manquements de quel­ques journalistes, leur course effrénée aux clichés permettent-ils d'incriminer toute la profession ? Ne faut-il pas lire plutôt « ce durcissement des rapports entre une partie des jeu­nes et les médias comme un révéla­teur de la ghettoïsation en cours de cer­tains quartiers » (2) ? Minés par le chômage, la discrimination en matière d'emploi, de logement, l'abandon des services publics... les quartiers sont à fleur de peau. « Car comment trouver sa place dans la société républicaine quand tout indique, à leurs yeux, la vacuité des promesses de la République ? », se demande Luc Bronner. L'alarmante tectonique des pla­ques qui laisse s'éloigner deux continents est en marche. Socialement assignés à résidence, les habitants se replient dans « l'entre-soi, un huis clos synonyme de solidarité mais aussi de peur, de contrôle », selon Edouard Zam­beaux. Un état des lieux auquel adhère Karim Baouz : « On a concentré dans les cités les gens les plus fragi­les. On ne cesse d'additionner les handicaps. Vu la misère dans laquelle ils vivent, je trouve les gens patients. » Patients ou « ayant intériorisé la ré­duction du champ de leurs possibles », s'interroge Zambeaux ? Etre adolescent et avoir déjà intégré à coups d'orientations scolaires que le seul avenir radieux est de tirer des câbles ou de taper sur un clou, avoir déjà stérilisé tous ses rêves..., le risque est grand d'opter pour le business du deal.

Sommes-nous donc parvenus à un tel stade d'exaspération et de déréliction des quartiers sensibles que tout discours émanant de l'extérieur est ressenti comme une agression ? Les a priori, pour le coup, sont loin d'être à sens unique. Témoin les mails rageurs envoyés aux chaînes avant même la diffusion d'un sujet dès lors que figurent dans le titre les déclencheurs pavloviens : « cité », « bandes » ou « banlieues ». Le journaliste ne serait-il pas pris en étau entre deux discours en miroir : les partisans du « tout-sécuritaire », les tenants de la « honteuse stigmati­sation » ? Les deux postures faisant écran aux problèmes indéniables dans les quartiers. Quand les premiers se repaissent des émeutes pour légiférer « toujours plus » avec le soin constant d'occulter le volet social, les seconds se drapent dans la discrimination pour valider tout comportement, nier la réalité. « On est trop crispé, pétrifié face à ces sujets à enjeux, susceptibles d'être récupérés par le Front national, commente Luc Bronner. Moi, je passe la frontière en permanence. Quand je suis dans le bus du côté d'Aulnay, je suis le seul Blanc, le seul bourgeois. Quand je déjeune avec des parlementaires, il n'y a pas un seul Black. Dans les deux cas, je prends une claque. Et je peux mesurer la ségrégation sociale, territoriale et ethnique à l'œuvre dans la société française. »

 

Conseillère municipale PS de Thiais, Zohra Bitan n'est pas du genre à s'embarrasser de circonvolutions pour dépeindre la situation : « Ceux qui sont discriminés doivent scier les barreaux dans leur tête. Etre dans une posture de victime entraîne la marginalisation, on additionne ses handicaps et après ? [...] C'est le maintien du ghetto qui alimente la pauvreté intellectuelle. On est dans une démocratie. Il faut réapprendre à certains mômes les valeurs de la liberté. Qu'est-ce que ça peut te faire que ton voisin soit homo, que ta sœur veuille sortir ? Tu te plains d'être discriminé mais réfléchis à ton comportement. Ce boulot au quotidien, sans jamais rien lâcher, personne ne le fait. »

Il va bien falloir demander aux associations
si elles trouvent normal qu'on ne puisse pas
se rendre dans certains endroits.”
Jérôme Bouvier, médiateur de Radio France

Entre condamnation et apitoiement, il y aurait donc une troisième voie ? « Nous les journalistes, confie Sylvain Jaeger, de France 3 Alpes, nous savons que nous n'avons pas les moyens de régler les problèmes des gens des quartiers. Mais l'on doit y être, ne pas céder le terrain et décrire, traduire ce qui s'y passe. C'est un enjeu citoyen de réamorcer un travail de fond. » Pour Jérôme Bouvier, l'autocritique sur les pratiques professionnelles ne saurait se circonscrire aux seuls journalistes : « Il va bien falloir parler aussi du rôle des associations qui interviennent dans les quartiers, leur demander si elles trouvent normal qu'on ne puisse pas se rendre dans certains endroits, si elles n'ont pas aussi un rôle à jouer en direction des habitants pour que leurs quartiers demeurent ouverts. » En bref, interroger cha­cun sur ses faux-fuyants, ses esquives qui contribuent au maintien des ghettos, au repli frileux, au rejet. « Tout se passe comme si tout le monde, pour des raisons diverses, avait intérêt au bordel, relève Zohra Bitan. Il y a un moment où il va falloir rappeler qu'on joue tous dans la même cour ! »

Siffler la fin des dérives sans taire les questions qui dérangent, réinterroger inlassablement la société et les politiques sur les angles morts qu'ils préféreraient occulter, les pauvres, les immigrés, les quartiers sensibles..., tel semble le cahier des charges d'un journalisme intransigeant et déculpabilisé. Au risque sinon de voir enfler encore l'abstention aux prochains scrutins. Claude Dilain ne dit pas autre chose : « Les médias, les politiques, la société ont tendance à ne parler des banlieues que quand elles brûlent. Comment reprocher aux électeurs de se désintéresser d'élections pour des institutions dont ils se sentent exclus, dans ces territoires abandonnés de la République ? »

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Marie Cailletet

Télérama n° 3194