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Entretien |
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Photo : William Daniels pour Télérama
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Le Pr André Grimaldi est l'un des fers de lance du Mouvement de défense de l'hôpital public (MDHP) qui a rassemblé médecins et professionnels de la santé contre la loi HPST (Hôpital, patients, santé, territoires), dernière grande réforme de l'hôpital en 2009. Franc-tireur et solidaire dans ce milieu des professeurs de médecine où l'individualisme l'emporte, ce diabétologue de la Pitié-Salpêtrière a tiré la sonnette d'alarme dans un livre qui décrit avec force les dérives du service public : L'Hôpital malade de la rentabilité (éd. Fayard, 2009).
Nous sommes entrés dans l'ère de
l'hôpital-entreprise, écrivez-vous dans votre livre
L'Hôpital malade de la rentabilité.
De quand datez-vous cette transformation ?
Le processus
date d'une dizaine d'années, mais le vrai basculement
correspond à l'arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy.
Qui influençait jusque-là les décideurs
politiques ? Surtout le secteur médical, où de grands
noms, tels les Debré – le premier d'entre eux, le
professeur Robert Debré, était le père du
Premier ministre du général de Gaulle –, ont joué
un rôle décisif en tant que conseillers politiques.
Désormais, c'est le monde des assureurs et les grands
gestionnaires de compagnies de cliniques privées (Médéric,
Axa, la Générale de santé, Korian...) qui ont
l'oreille de l'Elysée. Ce secteur financier, industriel et
commercial de la santé est un lobby très influent aux
plus hauts sommets de l'Etat.
Photo: Hopital Avicennes. Bobigny. © William Daniels
Photo: Hopital Avicennes. Bobigny. © William Daniels
Comment se manifeste cette dérive du service public
vers l'hôpital-entreprise ?
Grâce à
un outil essentiel : la tarification à l'activité, dans
notre jargon, la T2A. Les recettes d'un hôpital sont désormais
directement liées au nombre d'actes et de consultations
enregistrés par l'établissement, donc à son
volume d'activité. Ce mode de financement a été
mis en place avant l'arrivée de Sarkozy, vers 2005, mais il
est devenu aujourd'hui l'alpha et l'oméga du système,
et s'est révélé d'une grande perversité.
Pourquoi ?
Il a fait entrer l'hôpital
public dans une logique purement gestionnaire. Ainsi, une
consultation, pour être rentable, devrait durer douze minutes !
En effet, si vous calculez le ratio entre ce que l'assurance maladie
rembourse à l'hôpital et le coût des médecins,
infirmiers..., vous arrivez à douze minutes. Une stupidité,
car tout dépend du patient et de la pathologie.
Autre exemple : tous les services de cancérologie de France se sont mis à faire sortir les malades et à leur demander de revenir pour comptabiliser deux séjours au lieu d'un, un premier pour faire un bilan et un second pour mettre en place le cathéter qui permettra de faire la chimiothérapie. L'assurance maladie paie ainsi deux fois l'hôpital. Avec la tarification à l'activité, les médecins se retrouvent face à un dilemme : ils sont déchirés entre donner le juste soin pour le patient au moindre coût pour la Sécu ou défendre leur structure en augmentant des soins inutiles. Un vrai conflit éthique.
L'Institut Montsouris à Paris [un hôpital privé à but non lucratif, NDLR] possède un logiciel pour « optimiser le codage ». C'est-à-dire pour augmenter la facture à la Sécu !
On imagine bien que le but de la réforme n'était
pas celui-là...
Non, et au moment de la mise en
place progressive de la T2A, en 2005, nous avons tous cru naïvement
que plus d'activité dans nos services signifierait plus de
moyens pour l'hôpital. En fait, le Parlement vote chaque année
une enveloppe globale, l'Objectif national des dépenses
d'assurance maladie (Ondam), qui contient les crédits alloués
à la santé, secteurs public et privé confondus.
Cette enveloppe n'est pas extensible. En 2010, les hôpitaux
publics ont ainsi augmenté leur activité de 3 %,
davantage que prévu. Or, pour 2011, leurs tarifs – et
donc leurs recettes – seront quand même abaissés
de 0,7 %. C'est un jeu de dupes.
La T2A est un moyen pour mettre sous pression les hôpitaux. Le pouvoir exige qu'ils reviennent à l'équilibre en 2012 – le déficit de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), en 2009, était de 96 millions d'euros, ce qui n'est tout de même pas énorme pour un budget de 6,4 milliards. Alors on supprime du personnel, en commençant par les CDD, puis on ne remplace pas les gens qui partent en retraite. C'est dans cette spirale qu'est entrée l'AP-HP, qui envisage de supprimer 1 300 emplois cette année.
On oppose très souvent à votre raisonnement
que tous les pays développés ont adopté, peu ou
prou, la T2A.
Ils sont tous entrés dans la logique
libérale marchande, eux aussi, mais ils n'ont pas appliqué
ce système à 100 %, et c'est ce qu'il faudrait faire :
une tarification à l'activité mais pour des activités
techniques, standardisées. Et une dotation globale pour les
autres activités. Bref, adapter le financement à
l'activité et non l'inverse.
La tarification à l'activité n'est pas qu'un
outil, c'est une politique, si on vous comprend bien. Au service de
qui ?
De la clinique privée. La T2A est un cheval
de Troie. Avec elle, les fermetures d'hôpitaux publics se
feront « naturellement », c'est machiavélique :
l'hôpital public est en déficit, il va supprimer de
l'emploi, des activités. On dira que la clinique privée
d'en face fait le travail et qu'elle est moins chère pour la
Sécu.
La Fédération de l'hospitalisation privée
(FHP), qui regroupe quelque 1 250 établissements de santé
privés en France, prétend, effectivement, que le privé
coûte un tiers moins cher à la Sécurité
sociale que le public. Comment est-ce possible ?
Elle
annonçait même 40 % moins cher dans ses campagnes de
communication, il y a neuf mois. C'est devenu 27 % aujourd'hui, ça
vous donne une idée du sérieux. Ces chiffres sont
frauduleux : ils ne prennent pas en compte les honoraires (ni bien
sûr les dépassements d'honoraires) facturés par
leurs médecins libéraux. Moins cher pour la Sécurité
sociale, peut être, mais trois fois plus cher pour le malade.
Et puis les cliniques commerciales ont des tarifs souvent plus
faibles parce qu'elles choisissent les pathologies les plus
rentables. Qui assure les urgences vingt-quatre heures sur
vingt-quatre ? L'hôpital public, bien sûr, car cela ne
serait d'aucune rentabilité pour le secteur privé ou
alors il ferait le tri, garderait les fractures et les appendicites
et renverrait les polytraumatisés. Quand on pense que des
cliniques privées font payer leurs chambres individuelles
jusqu'à 150 € par jour...
Mais le secteur public y vient : à la suite
d'autres hôpitaux en régions, cinq établissements
de l'AP-HP (Bichat, Bretonneau, la Pitié-Salpêtrière
à Paris, Beaujon à Clichy et Avicenne à Bobigny)
font désormais payer leurs chambres individuelles 45 € la
nuit.
C'est scandaleux et, en plus, inapplicable. Qu'on
paie pour avoir la télé dans sa chambre, je comprends.
Mais l'humanisation des hôpitaux passe aussi par des chambres
individuelles. C'est un devoir, pas un luxe. En plus, cette logique
marchande va entraîner la société dans une
logique judiciaire de client-consommateur : les patients auront
raison de demander un dédommagement parce que les fenêtres
de nos vieux hôpitaux publics laissent passer les courants
d'air ou que le chauffage est mal réglé ou que la
peinture s'écaille ! On nous dit que cette disposition ne
s'applique pas aux patients nécessitant une chambre seule pour
raisons médicales, mais qui va assurer cette comptabilité
: les cadres infirmiers ?
“Quand
tout va bien, c'est rentable : parfait pour le privé.
Quand
ça se complique et que le patient nécessite
des
soins spécialisés prolongés : on passe au
public.”
Quel avenir voyez-vous pour l'hôpital public ?
On
va lui réserver tout ce qui n'est pas rentable. A Paris et
l'Ile-de-France, il y a trente-sept hôpitaux. Dans un scénario
noir, on peut imaginer n'avoir à terme que quatre ou cinq
établissements publics de grand renom – des instituts de
pointe, à l'américaine –, tout le reste étant
privatisé.
On se dirige aussi vers plus de partenariat public/privé : M. Jean-Loup Durousset, le président de la Fédération de l'hospitalisation privée (FHP), a osé proposer que s'installe une maternité privée à l'hôpital public de la Pitié-Salpêtrière, sa propre maternité, la clinique Bien naître, dans le 11e arrondissement de Paris, étant d'ailleurs en liquidation judiciaire. Heureusement, aucun responsable n'a répondu à sa proposition. On devine la logique de ces partenariats public/privé. Quand tout va bien, c'est rentable : parfait pour le privé. Quand ça se complique et que le patient nécessite des soins spécialisés prolongés : on passe au public.
Il y a aussi les partenariats public/privé pour faire construire gratuitement un hôpital par une banque en échange d'un loyer mensuel. Pour l'immense hôpital Sud Francilien d'Evry-Corbeil-Essonnes, qui vient d'être terminé, le loyer sera de 30 millions d'euros par an pendant quarante ans. Soit 1,2 milliard d'euros, au bout du compte. Près du double de ce qu'aurait coûté le recours au marché public !
Bien sûr, le système actuel peut et doit être amélioré : la médecine évolue, on aura sans doute besoin de moins de lits car on soignera davantage sans hospitaliser les patients. Des restructurations sont nécessaires, mais sur d'autres critères que ceux de la rentabilité.
Photo: Hopital Avicennes. Bobigny. © William Daniels
Photo: Hopital Avicennes. Bobigny. © William Daniels
Que devient, dans ce contexte, l'égalité des
soins pour tous, sur laquelle reposait notre système ?
Elle
va régresser. Mais le débat est pervers car personne,
en France, ne sera assez bête pour se prononcer pour
l'inégalité des soins. L'habileté consiste à
dire qu'on est pour « l'équité ». Décodons.
On va vous dire : mais à quoi ça sert de rembourser Mme
Bettencourt pour ses soins ? Franchement, elle peut se payer un
assureur privé. Une fois que vous êtes entrés
dans cette logique, vous aboutissez à une assurance pour les
pauvres (Medicaid, l'assurance maladie des pauvres aux Etats-Unis,
est en train de refuser de financer les greffes d'organes pour les
plus défavorisés) et, pour les autres, des assureurs
privés. Et voilà comment l'idée de solidarité
peut exploser.
Vous pointez du doigt les pouvoirs publics et les
patients-consommateurs que nous sommes. Mais les médecins
n'ont-ils pas aussi une responsabilité dans cette affaire
?
Bien sûr que si : il y a des abus du côté
de la médecine libérale. Il est indéfendable
qu'un médecin s'installe là où il veut, quand il
veut, comme il veut. Encore faut-il prévenir les étudiants
avant qu'ils s'engagent dans des études longues et difficiles
et donner aux jeunes médecins des conditions de vie et de
travail acceptables ; ça suppose d'envoyer des équipes
pluridisciplinaires dans des structures publiques (centres de santé
rénovés ou nouvelles maisons médicales),
permettant d'exercer une médecine de proximité moderne
non soumise à la tyrannie du paiement exclusif à
l'acte, avec des conditions de travail correctes et sans dépassement
pour les patients. Autrement, on continuera à entretenir
l'embouteillage des urgences hospitalières passées en
dix ans de 9 à 18 millions par an.
Quant à nous, médecins hospitaliers, nous sommes venus à bout du système mandarinal. Mais il n'a pas été remplacé par une communauté médicale régie par des règles de fonctionnement transparentes : chacun fait jouer ses influences pour défendre son service, ses élèves, sa spécialité, son hôpital contre les autres...
Où en est notre système de santé par
rapport à nos voisins ?
Dans un rapport paru en
2000, l'Organisation mondiale de la santé avait placé
le système de santé français au premier rang de
ses 191 membres, en se fondant sur la qualité des soins
dispensés. Ce classement avait d'ailleurs provoqué
quelques doutes chez les experts. Dix ans plus tard, nous sommes
probablement encore dans le peloton de tête, mais notre système
a régressé : la qualité des soins n'est pas
bonne dans certains endroits, les délais pour obtenir un
rendez-vous s'allongent et, surtout, les dépassements
d'honoraires renforcent les injustices de notre système. Car
c'est sans doute sur ce point, l'inégalité d'accès
aux soins, que nous reculons le plus, avec 23 % des Français
qui renoncent à des soins pour des raisons financières.
Avec le spectre d'une médecine non à deux mais à
dix vitesses, en fonction des revenus.
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A lire
Où va le système de santé
français ? éd. Prométhée,
2010. Débat contradictoire entre André Grimaldi et
l'économiste de la santé Claude Le Pen.