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Ne jetez pas mes combats aux oubliettes !

LEMONDE | 26.05.11 | 15h19  •  Mis à jour le 26.05.11 | 15h31

Petite phrase pour petite phrase, j'en ai laissé échapper une autre au cours de ce journal de France Culture qui, au lendemain de la catastrophe Dominique Strauss-Kahn, me vit laisser échapper une inacceptable fausse note : "Je ne peux pas parler de présomption d'innocence, ai-je dit, parce que cela suppose la présomption de la culpabilité de la victime." J'eusse évidemment préféré qu'on retînt cette expression-là, adéquate à l'ensemble de mon propos, plutôt que les deux mots qui lui étaient attentatoires.

L'idée que, pour défendre l'honneur de DSK, il faille absolument chercher à salir la victime m'est, en effet, insupportable. Mais enfin... Ce sont ces deux mots, "troussage de domestique", qui m'ont explosé en pleine figure. Aucune des personnes, de sensibilités diverses, qui participaient à l'émission n'a entendu, sur l'instant, l'horreur en quoi ces deux mots ont été transformés trois jours après avoir été prononcés.

Ce que - avec quelle maladresse ! - je cherchais à exprimer, douloureusement, c'est que je ne croyais nullement à un complot, que la thèse d'un piège m'apparaissait aggravante, que l'acte était de toute façon intolérable et terrible en soi, qu'il disqualifiait politiquement l'auteur, que, certes, en outre, tout philosophiquement et idéologiquement m'opposait à Dominique Strauss-Kahn et, surtout, à son monde (il paraît même que c'était du "populisme" !), mais qu'une amitié de quarante ans avec Anne Sinclair agissait en moi comme un refus d'admettre l'intolérable violence d'un viol. Même si ce fut raté, j'aurais eu honte de ne pas avoir essayé de faire passer aussi ce sentiment-là.

Je pouvais donc plaider, comme on le fait d'ordinaire, la "phrase sortie de son contexte". Je m'en suis abstenu. Tout simplement parce que, réentendue, l'expression devint inadmissible à mes propres oreilles. Qu'une faute est une faute. Et j'ai donc jugé les premières réactions "normales et justes".

Mais, si le désastre DSK a provoqué en moi une véritable déchirure intérieure, si je dois assumer une contradiction que je n'ai pas su censurer, que Claude Guéant, ministre de l'intérieur, qui fut de ceux qui m'accablèrent (à la guerre comme à la guerre, n'est-ce pas), me permette de lui rappeler, en revanche, une cohérence dont il fut, de ma part du moins, bénéficiaire...

Langue de plomb

Je n'ai cessé de dénoncer la chasse obsessionnelle aux petites phrases, aux "dérapages" comme on dit, qui réduit des attitudes, des opinions, des pensées, des positions, des interrogations à deux mots de travers - Lionel Jospin en sait quelque chose, Régis Debray aussi -, paralyse de la sorte tout débat, excommunie un fond pour un vice de forme, terrorise et transforme la langue de bois en langue de plomb. Et cette réserve, que m'inspirèrent même les saillies de Brice Hortefeux, de Georges Frêche (prosioniste militant transformé en antisémite pour une expression populaire), de Jacques Chirac (antiraciste incontestable délégitimé par l'emploi d'un seul mot), je l'ai exprimé à propos de Claude Guéant, fusillé pour deux phrases. Et, cependant, lui, ne s'en est jamais excusé.

Alors, aux interpellateurs, je pose cette première question : tiraillé entre une amitié et une indignation, bouleversé par une révélation qui vous est insupportable, vous prononcez ces deux mots inadmissibles, mais qui vont à l'encontre de tout le reste de vos propos. Vous les répudiez avec consternation aussitôt qu'ils vous reviennent, et cela n'a aucune importance, et tout ce qu'on a pu dire, avec sa raison et ses tripes, toutes les preuves qu'on a données de l'exécration que l'on porte au type de rapports sociaux qui débouchent sur de tels comportements, est occulté, écrasé par ces deux mots ! Puisqu'on parle de "dérapage", doit-on accepter cette dérive-là ? Cette espèce de terreur réductionniste-là ?

Et aux féministes qui m'ont accablé d'anathèmes, je pose cette seconde question : depuis près de cinquante ans, je défends pour l'essentiel les mêmes causes qu'elles, je l'ai fait quand ce n'était pas évident, j'ai mis des journaux au service de ce combat, je ne compte pas les fureurs que cela m'a valu, et pour deux mots, inadéquats au reste de ma réaction, que j'ai tenu à anathémiser moi-même, tout cela serait oublié, se dissiperait en fumée ? Excusez-moi, mais une telle attitude aussi me terrifie !

Alors laissez-moi réagir avec la plus grande franchise possible et interpeller à mon tour les interpellations. La réduction, dans un contexte où l'étouffement de toute complexité intime serait aussi une lâcheté, de l'ensemble d'une pensée à deux mots qui ont été retirés, mais que l'on matraque pour tuer une contradiction, vous approuvez cela ?

Un combat de cinquante ans jeté aux oubliettes pour deux mots aussitôt répudiés, vous approuvez cela ? Considérer comme un forfait d'avoir cherché un instant, fût-ce aussi malencontreusement, à introduire la prise en compte de la dimension humaine de l'amitié dans tout ce qui m'oppose idéologiquement à une personnalité et à son univers, vous approuvez cela ? Si vous approuvez, eh bien j'en tirerai les leçons. Car, moi, je ne veux pas d'un tel monde.


Jean-François Kahn, journaliste et essayiste

Article paru dans l'édition du 27.05.11