http://www.bastamag.net/article1603.html
Syndicalisme
Par (17 juin 2011)
C’est probablement le plus long conflit social en Europe : trois années
de grève ininterrompue menée par une centaine de salariées espagnoles dans le
secteur des services à la personne. Si elles ont obtenu gain de cause, c’est
grâce à la « caisse de résistance » mise en place depuis 1976 par
leur syndicat, l’atypique organisation basque ELA, qui vient de fêter ses 100
ans. Une arme financière qui a permis de nombreuses avancées et qui se révèle
cruciale en ces temps de recul social.
Crédit photo : Fondation Manu Robles-Aranguiz
34 mois. C’est la durée de la grève menée par une centaine de salariées d’un
centre d’accueil pour personnes âgées, la résidence Ariznavarra, située à
Vitoria-Gasteiz, capitale de la communauté autonome du Pays basque (Euskadi),
en Espagne. « Si tu luttes tu peux perdre, mais si tu ne luttes pas, tu
es perdue », ont-elles sans cesse clamé. Et pour le coup, elles ont
gagné. Ces salariées, astreintes au service minimum, revendiquaient
l’amélioration de leurs conditions de travail, notamment salariales, et
défendaient leur convention collective remise en cause par le passage en
gestion privée. Déclenchée le 18 février 2008, la grève ininterrompue pendant
1.136 jours s’est finalement conclue sur une victoire. Les pouvoirs publics et
le gestionnaire du centre, une filiale du groupe espagnol Mapfre – une ancienne
mutuelle devenue n°1 de l’assurance privée en Espagne, avec près d’un milliard
d’euros de bénéfices par an – ont finalement proposé un accord aux salariées.
Comment ces grévistes ont-elles pu tenir si longtemps sans salaires, face à
la pression, avec leur famille à nourrir ? C’est en partie grâce à la
caisse de grève mise en place par le principal syndicat basque ELA (Solidarité des
travailleurs basques [1]) depuis 1976, et
dont peut bénéficier chacun de ses 110.000 adhérents en cas de conflit dur. ELA
vient de fêter sa centième année d’existence début juin. Cette organisation
atypique, en pointe sur les questions écologiques, est aussi la première force
syndicale au Pays basque sud, avec 35,5% des voix aux élections. Plus de 10% du
million de salariés basques y est affilié. À titre de comparaison, en France,
les huit confédérations réunies peinent à syndiquer 8% des salariés.
Cette réussite ne doit rien au hasard. ELA s’est créé en 1911, à Bilbao.
Initialement d’obédience démocrate-chrétienne (à la différence des socialistes
de l’UGT et des anarchistes de la CNT), l’organisation s’inscrit dans le
mouvement nationaliste basque. Le syndicat est interdit pendant la dictature
franquiste et sort de l’ombre à la fin des années 1970 lors de la transition
démocratique espagnole.
Une arme de résistance au néolibéralisme
« Au fur et à mesure que notre organisation se reconstruisait, le
néolibéralisme s’intensifiait. La coïncidence dans le temps de ces deux
phénomènes a forgé le discours et la pratique de notre syndicat »,
explique son secrétaire général Txiki Munoz [2]. Du coup, malgré une image de « modéré »,
le syndicat adopte des pratiques radicales en comparaison des autres
organisations. « Il y a deux modèles syndicaux, celui qui refuse de
cautionner et celui qui accompagne. Celui qui fait du cinéma, et qui joue
l’anesthésiste subventionné pour renforcer la léthargie de la société, et celui
qui lutte », assène Txiki Munoz. « La protection des salariés,
le syndicat est là pour l’assurer. »
La solidarité entre salariés n’y est pas qu’un vain slogan. ELA s’est donné
les moyens de la mettre en œuvre concrètement. 25% du montant des cotisations
(17 euros mensuels) sont ainsi thésaurisés dans une « caisse de
résistance », une caisse de grève qui s’est révélée très utile dans cette
région industrielle. En 2010, plus de 5 millions d’euros ont ainsi alimenté
cette véritable arme de résistance au néolibéralisme. Cette caisse sert à
verser des indemnités aux adhérents qui décident de recourir à la grève.
Plusieurs types d’indemnisations sont prévues : normales, d’un montant
légèrement supérieures au salaire minimum (633 euros en Espagne), renforcées
(900 euros, attribués sur critères) ou spéciales, « pour les grèves
dures d’importance stratégique », précise Txetx Etcheverry, un militant
du syndicat. Cette dernière équivaut à 65% du salaire, plafonnée à 1.570 euros.
Un secret bien gardé
« La caisse de résistance est un outil stratégique, car elle nous
permet d’élever notre niveau d’exigence dans nos négociations, de mener la
grève jusqu’à la victoire et de résister économiquement le temps qui sera
nécessaire pour gagner », souligne Amaia Munoa, secrétaire générale
adjointe. L’argent est investi pour acheter des locaux syndicaux dans des
centres-ville, locaux qui peuvent être revendus à bon prix si besoin. Son
montant global est tenu secret. Car le syndicat compte sur cette épée de
Damoclès pour impressionner le patronat. Et ça fonctionne.
Les conventions collectives en vigueur dans les provinces basques sont en
général plus avantageuses pour les salariés que les conventions collectives
nationales. « Quand, depuis 40 ans, tu montres ta capacité à tenir des
grèves de plusieurs semaines, de plusieurs mois ou même de plusieurs années, au
moment de négocier sur les salaires ou la réduction du temps de travail, tu
bénéficies d’un tout autre rapport de force », sourit Txetx
Etcheverry. Quand un conflit social se conclut favorablement, ce sont tous les
salariés qui en profitent, car la crainte a changé de camp.
Un syndicalisme de contre-pouvoir
De quoi faire réfléchir les autres grandes organisations syndicales
européennes. En France, seule la CFDT s’est dotée d’une « caisse nationale d’action syndicale », représentant quand
même 137 millions d’euros. Reste à savoir quelles revendications ou quel
conflit stratégique ce magot soutiendra. Pendant le mouvement sur les
retraites, à l’automne, face à l’afflux de dons pour soutenir les secteurs en
grève, la question de créer de telles caisses a également fait débat, au sein de la CGT ou de l’Union syndicale Solidaires. Sans autre
résultat pour l’instant. Comme si le mouvement syndical hexagonal ne voulait
pas se donner les moyens d’inverser le cours des dégradations sociales.
L’originalité du « syndicalisme de contre-pouvoir » expérimenté
par ELA ne s’arrête pas là. Il s’inscrit pleinement dans le mouvement
altermondialiste, participant aux différents forums sociaux mondiaux. Il a mené
campagne au sein de ses fédérations pour inciter ses adhérents à limiter
l’utilisation de la voiture, en privilégiant la marche, le vélo ou les
transports collectifs pour se rendre au travail. Et, ne tombant pas dans le
piège du chantage à l’emploi, se permet même de s’opposer à de grands chantiers
de construction jugés insoutenables. « La planète a ses limites, si
nous ne le prenons pas en compte, si nous ne commençons pas à changer les
choses, alors, c’est sûr, on perdra des emplois et nos conditions de travail
iront en s’empirant », explique Mikel Noval, du syndicat. Un discours
et des pratiques que l’on aimerait voir franchir les Pyrénées.
Ivan du Roy
Pour plus d’informations, voir aussi le site de la Fondation Manu Robles-Aranguiz (en français),
créé par ELA, et la vidéo (en français) présentant le syndicat].