Dans les couloirs d’un centre de détention

« Mes voisins sont de drôles de types »

Le 1er mai 2011, on dénombrait 64 584 détenus en France, un record. Envers — enfer ? — du système social, l’institution pénitentiaire enregistre le durcissement des politiques punitives. Derrière les hauts murs ronronne une mécanique d’élimination.

par Jean-Marc Rouillan, juin 2011

Dans les centres de détention, on croise toutes sortes de gueules cassées, des rachitiques du bulbe et des tarzans du biscoto, des fatigués de la tête et des overdosés de la pilule, des gueulards incurables et des accidentés de la vie. Quels que soient l’heure et le lieu, on n’est jamais déçu. Une ambiance de Barnum tragique. Mais pour accomplir quelle mission dantesque se sont-ils donné rendez-vous ?

Oui, mes voisins sont de drôles de types. Par exemple le Sourd, qui était « gamelleur ». Jusqu’au moment où quelqu’un qui ne l’aimait pas l’a découpé en tranches pareilles au rôti que le Sourd nous avait servi. Dans son passé, le Sourd avait été ouvrier dans une usine sidérurgique ardennaise près de Chooz. Jusqu’au jour où la maladie a bouffé la bande-son de son film intime. Personne n’a jamais compris ses explications. Mes voisins sont atteints de pathologies dont on ne peut retenir le nom. Des trucs certainement inconnus dehors.

A quelques portes de la mienne loge un aveugle. Sur l’interminable coursive, il agite devant lui une canne blanche. Ce qui ne le protégera pas d’une porte ouverte à son passage par un voisin. Les « clonks » de son crâne contre les obstacles résonnent jusqu’au rez-de-chaussée. Tous les dimanches matin, il descend son orgue à la chapelle pour accompagner les sermons du curé. « Jésus revient... Jésus revient... parmi les siens... » Ma compassion pour lui a cessé le jour où un gars a lâché : « Pour glisser ses mains sous les jupes des gamines, il n’avait pas besoin de canne ! » Souvent l’aveugle est accompagné par un poisson-pilote qui tire sur ses jambes difformes avec deux béquilles argentées. Le poisson-pilote gratte la guitare aux réunions apostoliques du club de prière. « Jésus revient... Jésus revient... parmi les siens... »

Par beau temps, le matin, un boiteux joue au golf sur la pelouse en bas de ma fenêtre. Il s’est fabriqué des clubs avec des manches à balai. C’est un grand maigre qui parle peu. Jusqu’à l’épidémie de grippe aviaire, il faisait quotidiennement des tours dans la cour pour récolter une moisson de plumes de pies et de goélands — mais ses codétenus ont menacé de l’immoler sur l’autel de la santé publique...

Sur la coursive loge un genre de « club ménager ». Le tueur profane assassine en effet le plus souvent à l’aide d’ustensiles de cuisine. Du couteau à la broche. Plus rare, la fourchette est en revanche très utilisée en prison. Tefal est un jeune débonnaire d’une vingtaine d’années. Persécuté par la nouvelle femme de son père, il l’occit d’un coup de poêle... D’où son surnom.

L’un de mes voisins m’a longtemps semblé n’avoir pas sa place avec les autres. Le genre de personnalité qui ne fait pas de vieux os entre ces murs. Un étudiant blondinet, discret et poli, qui garde ses yeux bleus et tristes loin des prunelles chargées de trop de prison et de vices. Personne ne sait pourquoi ce brave garçon a passé son bébé au micro-ondes. Un autre, dit Frigo, ne congelait pas ses commissions mais ses maîtresses, découpées et rangées dans des sacs dûment étiquetés : « côtelettes de Monique », « gigot de Ginette », « épaule de Jeannine »...

Brigade de papis débonnaires

Un lecteur de mes œuvres littéraires me prend un jour par le bras. « Il faut que tu voies ça !, dit-il avec des airs d’employé de syndicat d’initiative. Un jour, peut-être, tu le raconteras… » Le compère me guide jusque sous un porche. Des courants d’air trimbalent des détritus d’un bout à l’autre du sol de ciment. Une odeur de pisse se mêle au parfum citron vert des produits de nettoyage industriel. Le long des murs et sous l’escalier, des grappes d’hommes tanguent. Les pas, les gestes, les discussions, tout semblait contrarié. Des visages transformés, dans un autre espace-temps. Je n’en reconnaissais aucun. D’où sortaient-ils ?

Le haut-parleur appelle à la libération. « Distribution des médicaments, distribution des médicaments... » Du fond du couloir surgit un chariot poussé par deux infirmières encadrées par une solide escorte de matons. Le message résonne jusqu’aux plus lointains couloirs. « Distribution des médicaments, distribution des médicaments… » De tous les bâtiments on surgit, dévale les escaliers, piétine les jardins. Une marée de bouches baveuses, de regards vides, de pupilles décolorées. La foule des grabataires avant l’âge nous oblige à refluer à l’abri le long d’un mur.

Un gros bonhomme voûté nous frôle, enveloppé dans une énorme veste de sport, il semble jouer dans le remake d’un vieux film de zombies. Devant lui, entre ses deux mains jointes, il serre le sachet en papier kraft qui protège ses pilules. Mon guide fait les présentations : « C’est le mec de l’affaire d’Outreau. » Un physique idéal pour le rôle.

A la traîne, une brigade de papis débonnaires font glisser leurs charentaises. Parmi eux, le jardinier du centre psychiatrique. (Derrière une baie vitrée du couloir central, par une après-midi d’été, j’avais suivi son travail minutieux dans une cour interdite aux autres prisonniers. D’une main alerte, il sculptait une explosion spectaculaire de coloris et de formes florales. Les vieux locataires des prisons de sécurité sont particulièrement sensibles à ces visions. Et puis, en bleu de travail et la tête dans une casquette à carreaux, le jardinier interprétait sans effort un de ces authentiques grands-pères de ma jeunesse, qu’on croisait dans les villages ou dans les jardinets de la banlieue toulousaine.)

Quand mes voisins croisent les trottoirs dehors, sans doute font-ils très peur. Et cette peur est raisonnable. Après une décennie (ou plus) de coups de bâton, mes voisins n’ont plus en tête que l’image de la vengeance. On sait bien pourtant qu’ils ne sont que de pauvres malheureux, ivres de coups du destin et de mauvaises boissons. Les vagabonds et autres « Roms » terrorisent de même. Les préjugés font craindre davantage le différent que le semblable. L’ébène que l’albâtre. Le pauvre que le riche. Et le malheur de ceux-là effraie plus que la soumission des tortionnaires décervelés. D’ailleurs, combien tiennent aujourd’hui les tortionnaires pour des criminels par raison d’Etat ?

L’histoire et les tribunaux obligent à se poser la question. Combien, à la fin des années 1950, si on leur avait donné le choix, auraient hésité à se réfugier dans un casernement de parachutistes à Alger plutôt que de s’endormir au milieu d’un campement de (choisissez votre paria préféré) ? Combien se seraient sentis protégés ? Libres ?... Et très, très éloignés des criminels ?

Jean-Marc Rouillan

Ecrivain. Auteur de Paul des Epinettes et moi. Sur la maladie et la mort en prison, Agone, Marseille, 2010.