vive l'individu dissident !

LEMONDE | 24.09.11 | 13h58  •  Mis à jour le 26.09.11 | 09h51

Depuis quelques années, une obsession s'est emparée de notre vie intellectuelle : le néolibéralisme. Reprise de livre en livre, de tribune en tribune, l'idée selon laquelle l'enjeu essentiel de notre temps serait de dénoncer l'invasion des logiques néolibérales ne cesse de s'imposer.

Le néolibéralisme, nous affirme-t-on en effet, transformerait le fonctionnement du monde contemporain. Il redéfinirait, bien sûr, les règles de l'économie. Mais plus grave, il bousculerait l'organisation traditionnelle de la société. C'est tout l'ordre social qui serait ébranlé par cette irrésistible lame de fond, et toutes les institutions sur lesquelles il repose (l'Etat, l'école, la famille, le droit, etc.) qui s'en trouveraient affectées : réfléchir sur ce qui se passe aujourd'hui, établir le diagnostic de notre présent, ce serait donc nécessairement devoir se pencher sur ces mutations, afin d'en évaluer les dangers et de forger des instruments pour leur résister.

On aurait pu espérer que tant d'attention portée à un même sujet donne naissance à une production particulièrement riche et inventive sur le plan des idées. Hélas ! Nous assistons plutôt à une uniformisation et à une limitation de la vie intellectuelle.

De la droite (Marcel Gauchet) à la gauche pseudo-révolutionnaire (Alain Badiou), de la gauche conservatrice (autour de la revue Esprit ou de la République des idées de Pierre Rosanvallon) à celle qui se présente comme radicale (autour d'Antonio Negri et de la revue Multitudes), on voit fleurir des analyses quasi superposables, qui mobilisent les mêmes perceptions, les mêmes grilles de lecture.

Et au coeur de ce concert unanime où le réflexe tient lieu de pensée, on trouve, bien sûr, une dénonciation de l'individualisme. Le néolibéralisme instaurerait le règne du moi, de l'égoïsme, du repli sur soi. Il fabriquerait un néosujet, l'homo oeconomicus, qui n'aurait aucun sens de la communauté, du collectif et ne se considérerait plus comme membre d'un groupe qui le dépasse : privilégiant toujours son intérêt particulier, il n'accepterait plus de se soumettre aux exigences indispensables pour faire ou refaire société (les normes ou les valeurs partagées, la réciprocité). Le sens du "social", de l'"institution commune", du "vivre ensemble" lui serait étranger : aujourd'hui, le "nous " serait subordonné au "je".

Dans ce portrait apocalyptique de nos sociétés que tant d'auteurs se plaisent à brosser, la critique des ravages du néolibéralisme économique passe vite au second plan. Car ce qui est ici constitué comme l'enjeu principal, pour ne pas dire unique, c'est la remise en cause des carcans collectifs qui enserraient et dirigeaient les actions individuelles.

La logique du marché et de la satisfaction particulière se développerait au détriment de l'obéissance à la morale, à la religion, à l'Etat, à la politique, etc. Ces instances régulatrices perdraient leur force prescriptrice. Et cette insoumission généralisée aux principes supérieurs aurait des conséquences désastreuses.

D'une part, elle provoquerait une crise du "lien social" (la désaffiliation), du soin mutuel (le"care") et le délitement des solidarités. Mais surtout, elle engendrerait une multiplication des mouvements minoritaires, ces phénomènes pathologiques au sein desquels les individus réclament des droits (on pourrait appeler cela... la démocratie) et où ils expriment leur refus de s'aliéner au monde du "symbole" et de la "loi" au nom de leur désir.

Dernier échantillon en date de cette litanie : l'ouvrage La Société des égaux (Seuil, 428 p., 22,50 euros), où Pierre Rosanvallon prétend que le néolibéralisme engendrerait une "décomposition des démocraties-sociétés" ! L'individu néolibéral ne serait plus un "citoyen". Ce serait un "consommateur", et, par conséquent, un être "diminué", "a-social", qui ne se définirait plus dans un lien avec autrui.

Et si cette désinscription par rapport à l'ordre des obligations sociales a pu être perçue, un moment, comme émancipatrice, elle déboucherait au final sur un démantèlement des institutions collectives : l'accroissement des marges de liberté individuelle aurait été payé au prix d'une "communautarisation des singularités" et d'une "destruction du monde commun".

Loin d'être originale, cette manière de voir constitue en fait, depuis plusieurs années, l'évidence partagée dans tous les secteurs de l'espace intellectuel et politique (ce qui nous imposerait d'ailleurs de nous pencher sur un phénomène curieux : pourquoi des auteurs - ou, du moins des individus qui se pensent comme tels - se succèdent dans l'espace public pour écrire ce qu'il est déjà possible de lire partout ailleurs et dire des choses mille fois dites et redites ?). On pourrait citer les écrits du sociologue Luc Boltanski.

Mais l'on se contentera ici de mentionner Alain Badiou. Car l'auteur de L'Hypothèse communiste (Nouvelles éditions Lignes, 2009) perçoit lui aussi la situation contemporaine comme marquée par une "commercialisation universelle", une "crispation identitaire", et une "dilution sociale ".

Et c'est la raison pour laquelle il appelle à ressusciter l'"idée communiste ", seule capable selon lui de favoriser le sentiment de chacun "d'appartenir à un même monde" et le "développement du même", contre la dynamique négative, car singularisante, des affirmations identitaires.

Evidemment, on ne peut que souscrire à l'objectif apparent de tous ces discours : dénoncer les effets désastreux du néolibéralisme. Mais derrière cette louable intention, se dissimule en fait un tout autre projet politique, particulièrement inquiétant, et même potentiellement dangereux.

Quelle est en effet la hantise qui traverse ce dispositif idéologique ? Ce sont moins les inégalités que ce qui est désigné comme l'"atomisation de la société" et la pluralité. Par conséquent, la volonté de reconstruire le "lien social", de redonner du sens à la vie en "commun " pourrait bien, sous couvert de s'en prendre au néolibéralisme, n'être qu'un effort réactionnaire pour annuler l'une des caractéristiques majeures des sociétés démocratiques : l'individualisation et la différenciation des modes de vie, et la prolifération des mobilisations minoritaires.

Dans les appels à restaurer le "vivreensemble" contre l'individualisme, les "valeurs collectives" contre l'"intérêt particulier", le goût de l'échange et des humanités contre la marchandisation se dissimulent des pulsions d'ordre, des aspirations autoritaires fort peu conformes à ce que l'on est en droit d'attendre d'une théorie radicale - et même, tout simplement de la gauche.

Illustration particulièrement symptomatique, l'ouvrage La Nouvelle Raison du monde (La Découverte, 2009), de Pierre Dardot et Christian Laval - qui coaniment, avec Antonio Negri, un séminaire intitulé "Du public au commun". Leur texte, qui vaut surtout comme incarnation idéale - typique du paradigme contemporain -, montre à quel point la critique du néolibéralisme tend à s'opérer au nom de fantasmes de régulation et d'encastrement particulièrement régressifs et effrayants.

Selon eux "l'affaiblissement de tout idéal porté par les institutions communes" donnerait naissance à une "désymbolisation" générale. La logique néolibérale détruirait les interdits qui structuraient le sujet. Elle générerait une crise des "voies normatives" et des transcendances "régulatrices".

Bref, tout se passe ici comme si la dangerosité du néolibéralisme résidait dans le fait que, à cause de lui, les individus étaient moins assujettis à la loi commune... et profitaient ainsi d'une possibilité plus grande de choisir la vie qu'ils veulent vivre ! On croirait lire du Benoît XVI : "Le rapport entre générations comme le rapport entre sexes, autrefois structurés et mis en récit par une culture qui distribuait les places différentes, sont devenus pour le moins incertains. Aucun principe éthique, aucun interdit, ne semble plus tenir face à l'exaltation d'un choix infini et illimité. Placé en état "d'apesanteur symbolique", le néosujet est obligé de se fonder lui-même, au nom du libre choix, pour se conduire dans la vie. Cette convocation au choix permanent, cette sollicitation de désirs supposés illimités fait du sujet un sujet flottant : un jour, il est invité à changer de voiture, un autre de partenaire, un autre d'identité, un autre encore de sexe, au gré du jeu de ses satisfactions et insatisfactions."

Elaborer une pensée de gauche aujourd'hui nécessiterait de tourner le dos à de telles incantations. Il nous faut fabriquer une nouvelle théorie critique, qui ne fonctionnerait pas comme une machine à dénoncer le matérialisme, l'individualisme, voire, tout simplement, la liberté, au point de faire l'éloge de l'ordre, de l'Etat, de la norme collective. Karl Marx s'en prenait, en son temps, à ce qu'il appelait la "critique précapitaliste du capitalisme".

Il nous faut aujourd'hui rompre avec la critique prélibérale du néolibéralisme. Ce qui nous imposerait de nous placer résolument du côté du désordre, de la dissidence, et donc de l'émancipation.


Geoffroy de Lagasnerie est chargé de cours à l'université Paris-I Panthéon- Sorbonne, il est auteur de "Sur la science des oeuvres. Questions à Pierre Bourdieu" (Cartouche, 126 p.,15 euros), "L'Empire de l'université.

Sur Bourdieu, les intellectuels et le journalisme" (Amsterdam, 2007) et "Logique de la création" (Fayard, 270 p., 18 euros).



Geoffroy de Lagasnerie, sociologue

Article paru dans l'édition du 25.09.11