Le 19 octobre 2011
Libertés Numériques
Guillaume
Ledit
n nouveau traité international menace de transformer en profondeur la législation sur le droit d’auteur. Le premier octobre, les États-Unis,
l’Australie, le Canada, le Japon, la Corée du Sud, la
Nouvelle-Zélande, Singapour et le Maroc ont signé l’Anti-conterfeinting trade agreement
(Acta). Cet accord commercial vise à lutter contre la contrefaçon à l’échelle mondiale en renforçant les législations ayant
trait à la propriété intellectuelle des États signataires. Comme le montre
notre chronologie, l’Acta fait débat. Vision maximaliste du droit d’auteur[en], volonté des pays industrialisés de sécuriser un
monopole historique, réaction aux évolutions des usages sur Internet, lobbying
intensif des industries culturelles, mise en place de mesures liberticides: les
questions posées par le traité sont nombreuses.
La ratification de l’accord par l’Union Européenne
prendra du temps, et passera nécessairement par un vote des parlements
nationaux ainsi qu’au Parlement euro-péen. Plusieurs
dates circulent, mais l’on s’accorde à dire qu’il aura lieu début 2012. Le tout
devra avoir lieu avant le 1er mai 2013.
Pour
faire le point sur la situation, OWNI a contacté deux députés européennes,
publiquement opposées au traité, Marietje Schaake (Groupe Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe)
et Catherine Trautmann
(Groupe de l’Alliance progressiste des so-cialistes
et démocrates au parlement européen).
Acta,
une menace pour les libertés?
Membre de la commission des affaires étrangères et de celle du commerce international, Marietje Schaake a longuement travaillé sur le traité:
Après avoir attentivement étudié l’impact de ce
prétendu traité commercial sur le Digital Agenda, j’en suis arrivé à la
conclusion que l’Acta peut avoir un effet négatif sur l’innovation et sur les
droits fondamentaux des citoyens européens. Ce ne sont pas seulement les
sanctions qui me posent problème, c’est aussi le renforcement des pouvoirs de l’industrie
concernant les services innovants et les partenariats public-privé1.
Selon
elle, les sites Internet ou les fournisseurs d’ac-cès
“pourraient avoir besoin de mettre en place des systèmes
de surveillance automatique des comportements de leurs utilisateurs”
pour aboutir à une forme de “privatisaton
de la loi”.
Catherine Trautmann souligne
de son côté que l’Acta s’apparente à une Hadopi “deuxième génération”:
Dans sa formule initiale (la version finale
a été atténuée), plutôt que de monter une usine à gaz, une sorte de Hadopi mondiale, l’idée sous-jacente d’Acta en matière
d’Internet semblait plutôt de faire pression directement sur les intermédiaires
(FAI, hébergeurs), en rabotant le principe de “safe harbor” (la présomption de non-responsabilité des
intermédiaires techniques vis-à-vis du contenu qu’ils transportent).
Le
Parlement européen comme dernier recours?
Si Marietje Schaake rappelle qu’ “un seul vote contre Acta au niveau des États-membres
pourrait bloquer le traité pour toute l’Europe”, elle précise également
que “le Parlement et le Conseil européens voteront l’Acta
dans quelques mois. Il est impossible de prévoir le résultat du vote. Il y a un
lobbying féroce en faveur comme contre le traité, qui témoigne de son
importance.”
Catherine Trautmann précise:
Dans la négociation, la Commission Européenne a
traité de tout ce qui concernait le champ du droit de l’Union mais ce sont les Étatsmembres, via la Présidence tournante du Conseil, qui
ont négocié tout ce qui n’en dépendait pas, c’est-à-dire en particulier le
volet pénal, rattaché à un accord “commercial”, ce qui pose question.
L’ancienne
maire de Strasbourg explique néanmoins que le vote du Parlement est imprévisible:
“notre assemblée s’est exprimée à plusieurs reprises au
cours de ce feuilleton, pas toujours dans le même sens d’ailleurs, mais en tout
cas toujours de façon très nuancée. Difficile
de dire comment cela se traduira sur un vote oui/non!”
A la
question de savoir si un accord comme Acta menace l’acquis communautaire2, Marietje
Schaake nous fait savoir que “quelques travaux de recherche [PDF,en] approfondis indiquent
que l’Acta n’est pas conforme. Les aspects pénaux sont sans aucun doute en
dehors de la compétence de toute régulation européenne”.
Avant de poursuivre:
En compilant les différents aspects du traité, on
s’aperçoit que l’Acta constitue un autre outil qui étend les droits de l’industrie,
et boule-verse ainsi de façon significative
l’équilibre fragile du copyright.
Catherine
Trautmann souligne la “polémique importante entre
experts” sur le sujet, notamment sur “le
volet pénal de l’accord”:
En fait, il est possible que le texte “pris dans son ensemble” soit conforme, mais là n’est pas la question. Car il faut nous poser la question de la finalité d’un accord dont les principaux pays visés (les “contrefacteurs”) ne sont pas parties (et n’ont aucune intention de le devenir). En outre, souhaitons-nous vraiment donner un signal ac-centuant une approche répressive qui a démontré son injustice et son inefficacité dans les 10 dernières années?
Printed withjoliprint
“Le traité Acta n’est pas la
solution”
Si acta
ne répond pas aux défis majeurs posés par l’évolution
de la propriété intellectuelle, d’autres solutions existent. Marietje Schaake insiste sur la nécessité
d’une “confiance
retrouvée entre les deux parties”, car “les
consommateurs perdent confiance en l’industrie
culturelle” :
Le traité Acta n’est pas la solution. Il a été négocié
en secret avec les principaux acteurs du monde industriel mis autour de la
table. Les parlements ont été largement contournés, ainsi que le processus démocratique.
Par conséquent, les citoyens vont davantage perdre confiance
en l’industrie culturelle. De nouvelles façons techno-logiques
de contourner les dispositions de l’Acta pourraient en être le résultat, au
lieu d’efforts pour créer un marché européen du numérique viable, dans lequel
les offres légales peuvent être négociées, éradiquant ainsi le besoin d’un
encadrement juridique draconien.
Catherine
Trautmann, quant à elle, rappelle que “la propriété intellectuelle est
un compromis entre un in-venteur ou un auteur, et la
société. Ce compromis doit réaliser l’équilibre entre innovation et circulation
des idées”. Elle souligne également l’idée que “les mesures répressives visant les utilisateurs ne répondent
pas à cette problématique. Il faut en règle générale éviter les mesures
techniques qui ne font qu’alimenter une ‘course aux armements’ dans l’anonymisation
et le cryptage, lesquels peuvent avoir des effets collatéraux très dommageables”.
Sa conclusion est sans appel:
L’idéal serait d’envisager une réforme du droit d’auteur qui soit en
phase avec la réalité des usages d’internet, doublée d’une réflexion
sur les mécanismes commerciaux (offre légale) ou fiscaux
(licence globale) permettant d’assurer
un revenu décent aux auteurs, dans un cadre
renouvelé (une “chaîne de valeur” qui leur soit plus favorable). De plus en
plus de gens, y-com-pris au sein de l’Organisation
mondiale pour la propriété intellectuelle (OMPI), y sont favorables. Mais c’est un ouvrage ardu,
impliquant une multitude de secteurs, et qui demandera une volonté politique
forte pour l’initier. Cette dernière semble encore absente à l’échelle de l’Europe.
illustrations
CC Flickr par European Parliament
1. public-private
partnerships [↩]
2. ensemble du corpus juridique communautaire, c’est-à-dire à la
somme des droits et obligations juridiques qui lient les États-membres [↩]