Le 27 avril 2010
Libertés Numériques
Florent
Latrive
http://owni.fr/2010/04/27/acta-traite-secret-sur-l%e2%80%99immateriel/
lors que plusieurs pays ont signé l’Acta en début de mois, nous revenons sur les ambitions de ce traité commercial anti-contrefaçon jusqu’ici
négocié dans le plus grand secret. Si le “secret” a été
(quelque peu) levé, il semble nécessaire de démontrer à quel point ACTA “porte un projet politique d’une grande clarté”. C’est
ce qu’a fait Florent Latrive, dans un article publié
dans l’édition du Monde diplomatique du mois de mars 2010. Sans doute l’une des meilleures synthèses sur le sujet.
Un négociateur
européen n’acceptant de répondre à nos questions qu’à la condition expresse de
demeurer anonyme ; un lobbyiste américain refusant de nous transmettre des ébauches
d’un texte en cours de discussion car il a signé un accord de non-divulgation ;
nos demandes officielles auprès de la
Commission européenne rejetées — « Cela mettrait en péril les relations économiques
internationales de l’Union » : le secret entoure le tout dernier traité
international en faveur des multinationales de la pharmacie et des industries
culturelles.
L’Accord
commercial anti-contrefaçon (ACAC) — surtout connu sous sa dénomination
anglaise : Anti-Counterfeiting Trade Agreement (ACTA)
— fait l’objet de négociations depuis déjà plus de trois ans, en dehors de
toute instance multilatérale officielle (1). Il touche à
la liberté d’expression, à la santé, à la surveillance d’Internet, et à l’organisation
du commerce mondial.
Officiellement,
le texte vise à renforcer la lutte contre les produits contrefaits.
Cela implique le renforcement des contrôles aux frontières ou l’augmentation
des peines, au risque de rendre « difficile le transit international
de médicaments génériques à bas coûts pour les pays en développement »,
selon Mme Alexandra Heumber, de Médecins sans frontières
(MSF). Ou de transformer les intermédiaires techniques d’Internet —
fournisseurs d’accès et hébergeurs — en factionnaires du droit d’auteur,
fermant les accès des internautes ou filtrant
des sites en dehors de tout contrôle judiciaire. « Les règles de l’ACTA et,
plus généralement, de la propriété intellectuelle ont un impact énorme sur nos
vies quotidiennes. Culture, éducation, santé ou communication : peu de domaines
ne seront pas touchés par ces nouvelles règles », s’inquiète l’universitaire
canadien Michael Geist, qui en offre sur son blog un
résumé (2).
La « stratégie de Dracula »
Les opposants à ce traité tentent d’appliquer la « stratégie de Dracula » (lire « Le précédent de l’AMI ») sur un document complexe, secret et pourtant essentiel : l’exposer avant qu’il ne soit ratifié par les pays qui le négocient, puis l’imposer aux Parlements nationaux au nom des engagements pris.
« Ce
qui les pousse au secret, c’est la volonté de contourner les opinions publiques
», estime M. Jérémie Zimmerman, porte-parole du collectif La Quadrature du
Net. Pour Mme Heumber, il est « inacceptable que
beaucoup de pays ne soient pas autour de la table et que la société civile, qui
pourrait être concernée, ne soit pas consultée ». Plus inquiétant encore :
certaines ébauches du texte ont été remises à des organisations représentant le
cinéma et la musique ou les multinationales pharmaceutiques, toutes militantes
d’un durcissement du copyright et des brevets.
« J’ai
eu accès à certains documents du texte de l’AC-TA », confirme
ainsi l’avocat Steven Metalitz, qui suit ce dossier
pour l’International Intellectual Property
Alliance (IIPA), un lobby qui représente à Washington les grands noms du
divertissement — Motion Picture Association of America
(MPAA) pour le cinéma, Business Software Alliance (BSA) pour les logiciels ou Recording Industry Association of
America (RIAA) pour la musique.
Le juriste, comme tous ceux qui ont été mis dans la confidence, a signé un accord très strict de non-divulgation. « Nous n’avons rien à cacher, c’est la pratique habituelle dans les négociations commerciales internationales, se défend un négociateur européen qui — bien sûr — a requis l’anonymat avant de nous parler. Nous nous réunissons régulièrement avec des organisations non gouvernementales [ONG], des représentants de
l’industrie — dont certains sont inquiets, comme
les télécoms. Ce n’est pas exactement un secret. »
Plusieurs
députés européens ont demandé à consulter ces documents. Sans succès. «
Les négociations sont confidentielles. Quelques acteurs de
la société civile et des lobbies sont dans le secret, mais sur quels critères
sont-ils choisis ?, proteste l’élue Europe Ecologie Sandrine Bélier. Démocratiquement,
c’est dangereux. »
Un projet politique
Technique
sur le contenu et flou sur les contours, l’ACTA
porte néanmoins un projet politique d’une grande clarté. L’accord anti-contrefaçon
représente le dernier avatar d’une évolution du droit international en faveur d’une
protection accrue de la propriété intellectuelle, au détriment des grands équilibres
historiques du droit d’auteur et des brevets, dont le principe, rappelons-le,
est de favoriser inventeurs et artistes, de lutter contre le secret industriel
et d’assurer la protection des consommateurs.
Au-delà
des discours, le durcissement de ces règles entérine une division
internationale du travail qui can-tonne le Sud à l’agriculture
et à l’industrie, cependant que le Nord conserve la haute main sur la créativité
et la valeur ajoutée : accessoires de mode dessinés à Paris et produits en
Tunisie ; ordinateurs conçus dans la Silicon Valley et fabriqués en Asie. Avec de stricts contrôles aux
frontières et sur le Net pour empêcher les « faux » d’inonder les marchés — et
tant pis si, au passage, ces mesures drastiques bloquent les copies légitimes,
médicaments génériques ou partages d’œuvres entre internautes à titre privé.
Pour
l’un des négociateurs européens de l’ACTA, « il est clair que l’Europe ne
peut concurrencer les autres pays sur les prix, mais elle a la créativité, la
qualité, la culture, l’innovation ». Or rien de plus facile que de
dupliquer à l’infini un film
sur DVD, de reproduire un modèle de chaussure ou de fabriquer la copie
identique d’un médicament sorti d’un laboratoire des pays développés. «
Toutes ces choses sont protégées par la propriété intellectuelle et relativement
facilement détournées ou volées, poursuit le négociateur. La propriété
intellectuelle est un élément de la compétitivité euro-péenne
et elle doit être protégée dans les pays tiers. »
Cette
logique imprègne la stratégie de Lisbonne, adoptée par l’Union en
2000, tout comme les efforts américains. « C’est de l’impérialisme sans
excuse, estime M. James Love, le directeur de l’ONG américaine Knowledge Ecology International
(KEI). Les responsables politiques nient l’importance de l’accès à la
connaissance et de la liberté d’utiliser la connaissance pour le développement —
y compris dans les pays riches. » Et oublient au passage que la plupart des
pays aujourd’hui développés ont longtemps appliqué des politiques non
restrictives sur les brevets et le droit d’auteur afin
de soutenir leur propre développement. Lequel s’inspirait du savoir et de la
culture puisés chez d’autres (3)… C’est le
cas de la Suisse, copieuse de la chimie allemande au XIXe siècle, avant de se
muer en défenseur acharné de ses propres brevets. Ou des Etats-Unis, qui n’ont
pas reconnu le copyright sur les œuvres anglaises, majoritaires avant 1891,
offrant ainsi aux éditeurs locaux des revenus faciles issus de leur libre
copie.
Cette
stratégie mise en œuvre dans les années 1980 a été progressivement adoptée par
tous les pays développés, convaincus que l’immatériel — le savoir, la
connaissance, la culture — formerait la nouvelle frontière de la propriété et
du capitalisme. Le droit d’auteur (et le copyright) s’accroît alors, au détriment
du domaine public.
Destinés
à octroyer à l’inventeur un monopole temporaire sur des techniques
essentiellement industrielles afin de récompenser
l’innovation, les brevets sont désormais accordés bien plus généreusement à des
découvertes triviales, à des programmes informatiques ou à des mécanismes
biologiques.
Une
fois la propriété intellectuelle enracinée chez eux, les pays développés ont
pratiqué l’exportation législative, notamment à travers les accords sur les
aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (Adpic), négociés en 1994 dans le cadre de l’Organisation
mondiale du commerce (OMC). Conséquence, les génériques, qui permettent de
fortement diminuer le prix des médicaments anti-VIH dans les pays du Sud, se
trouvent bloqués par les brevets. Un pays comme l’Inde, qui avait fondé son
industrie chimique et pharmaceutique sur la reproduction de substances mises au
point à l’étranger, connut alors un renversement complet de modèle.
Médicaments
bloqués en douane
Avec l’ACTA,
il s’agit de relever encore ces « standards », selon l’expression du négociateur
de l’Union européenne, afin de renforcer la«
compétitivité » des pays du Nord. Mais, de l’avis des opposants, les barrières
qu’ils introduisent sont déjà trop élevées, et l’accord en négociation ne fera
qu’accroître les déséquilibres. MSF s’inquiète ainsi du pouvoir de contrôle aux
frontières qui serait accordé via l’ACTA. En 2008, plusieurs navires en
provenance d’Inde et à destination de pays pauvres ont été bloqués en douane.
Ils transportaient dans leurs soutes des médicaments génériques, copies tout à
fait légales dans le pays d’origine et dans celui d’arrivée. Mais pas en
Europe, où transitaient les bateaux et où les règles en matière de brevets sont
plus strictes. Résultat ? Plusieurs semaines de retard et des protestations officielles de New Delhi.
Même problème pour un chargement de 49 kilos de molécules anti-VIH génériques destinées au Nigeria et financées par Unitaid — mécanisme international qui collecte des taxes sur les billets d’avion —, bloqués à l’aéroport de Schiphol (Pays-Bas) en février 2009. « On risque d’arriver à des situations similaires où le transit de médicaments génériques à travers le monde pour-rait être stoppé s’il y a suspicion de contrefaçon de brevets », remarque Mme Heumber.
Côté
internet, les inquiétudes portent sur la responsabilité des fournisseurs d’accès
(FAI) et des inter-médiaires techniques. Là aussi,
les Etats-Unis tentent d’obtenir un durcissement des règles en vigueur. La
recette ? Rendre les FAI responsables des infractions commises par leurs abonnés.
Et les inciter ainsi à filtrer, couper, bloquer, sans passer par l’autorité judiciaire,
quitte à ne pas se soucier trop de la réalité des piratages ainsi punis. Une
demande faite de longue date par les industries culturelles du monde entier et
que la France avait tenté de satisfaire avec la loi Hadopi
— mais dont les débats au Parlement européen, en 2009, rappelaient qu’elle
risque de porter atteinte à l’exercice de libertés fondamentales des citoyens (4).
L’innovation
malade du copyright
La
focalisation excessive sur le renforcement de droits de propriété sur l’immatériel
et l’augmentation du montant des dommages-intérêts prévus dans le cadre de l’ACTA
menacent de freiner l’innovation elle-même. Pour M. Love, l’octroi des brevets
s’effectue avec une telle prodigalité que, désormais, « personne ne peut
concevoir un logiciel complexe, un téléphone mobile, un appareil médical ou même
une nouvelle voiture sans enfreindre des brevets ». Rendre ces infractions
plus coûteuses risque de « geler l’innovation ». L’opposé des buts affichés.
Les États
impliqués dans ces négociations secrètes réfutent, bien entendu, toute idée de
viol des opinions publiques. « L’ACTA n’est pas une exception au pro-cessus démocratique — le but n’est pas de tromper les
Parlements européen ou nationaux », se défend le négociateur européen, qui
juge « fantaisiste de croire que l’on réussit ces choses-là en cachette ».
Ce n’est pourtant pas la première fois que ces mêmes gouvernements contournent l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), l’institution inter-nationale en théorie dédiée à ce type de discussions. A la fin des années 1990, le cadre de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT, ancêtre de l’OMC) lui avait été préféré pour engager les négociations sur les droits de propriété intellectuelle. Les pays
développés
avaient alors emporté la signature du Sud en échange de promesses sur l’ouverture
des marchés agricoles — un troc que l’OMPI ne permettait pas.
Depuis
quelques années, ces manœuvres ne suffisent
plus. Plusieurs tentatives pour « durcir » la pro-priété
intellectuelle ont échoué à l’OMPI, mais aussi à l’OMC. Sous la pression du Sud
et de certaines ONG, l’OMPI accepte désormais officiellement
de discuter d’autres modes de soutien à l’innovation, et envisage un traité sur
les exceptions et limitations au droit d’auteur. Le Brésil, l’Inde, l’Argentine
ou encore la Chine renâclent à renforcer des textes qu’ils jugent taillés sur
mesure pour les pays du Nord. « La simple inclusion dans l’agenda de l’OMC d’une
discussion sur la pro-priété intellectuelle était
bloquée par certains de nos partenaires », reconnaît le négociateur européen.
Toutes
les voies étant fermées, il ne reste alors que celle du traité ad hoc, négocié
secrètement par quelques dizaines d’Etats (dix plus l’Union européenne). La
stratégie est d’une efficacité redoutable : une
fois l’ACTA négocié en petit comité et loin des regards, il « suffira » de le transposer dans le droit national de
chaque signataire. Puis, quand les jeux seront faits, d’imposer la signature du
texte aux pays en développement par le jeu d’accords bilatéraux, en leur
faisant miroiter des concessions sur d’autres chapitres.
Un
traité de 1996 sur le droit d’auteur et Internet (5), négocié
dans le cadre de l’OMPI, montre la voie : trans-posé
en droit européen en 2001, il a été présenté au Parlement français en 2006. Les
députés avaient alors protesté, mais sans plus aucune marge de manœuvre, le
gouvernement faisant systématiquement valoir que les engagements internationaux
de la France ne pouvaient être trahis. Imparable. Sauf
à débattre de ce type d’accord en pleine lumière, et au moment où il en est
encore temps. Pour l’ACTA, c’est maintenant.
>
Article initialement publié dans l’édition du Monde diplomatique du mois de
mars et sur le site du Monde diplomatique