Rencontre 29/10/2011 à 11h04
Richard Stallman : « Avec Hadopi, la France n'est pas un pays libre »
Martin
Untersinger
Journaliste et étudiant (et
inversement)
L'informaticien et activiste Richard Stallman est le père du logiciel libre. Ses combats : le respect de la vie privée et les libertés informatiques. Entretien.
Richard Stallman à l'université de Calgary, au Canada, en février 2009 (D'Arcy Norman/Flickr/CC)
L'utilisation des données personnelles de ses abonnés par Facebook, le long combat contre la loi Hadopi, le rôle des réseaux sociaux lors de révolutions arabes... Les batailles pour les libertés numériques et le respect de la vie privée sur Internet ont marqué l'actualité cette année.
Ce combat, l'informaticien et activiste Richard Stallman l'a commencé il y a trente ans, en inventant les logiciels libres : libres d'être copiés, examinés, distribués et modifiés.
A 58 ans, l'Américain incarne le visage alternatif, libertaire et anarchiste de l'informatique. Electron libre et trublion insaisissable, vu comme un messie par certains, comme un doux illuminé par d'autres, il est en tout cas une des voix les plus écoutées dans le monde de l'informatique.
Que pensez-vous de la loi Hadopi ?
La loi Hadopi relève de la guerre contre le partage. Les éditeurs veulent imposer leur système : le partage direct entre les gens est l'ennemi de leur pouvoir. Ils sont disposés à éliminer tous les obstacles, même les principes fondamentaux de la justice, comme par exemple le principe « aucune punition sans vrai procès ».
Ils ont modifié l'Hadopi pour introduire un faux procès, qui ne peut rien faire sauf vérifier qu'il y a une accusation. C'est une mesure injuste.
« Voter pour celui qui supprimera Hadopi »
S'il fallait donner un conseil au (futur) président de la République en matière de libertés numériques ?
Il faut voter pour un candidat qui s'est déclaré en faveur de la suppression d'Hadopi et de la Dadvsi. Ils ont choisi un nom imprononçable en espérant qu'on l'oublie, mais c'est une autre mesure injuste dans la guerre contre le partage, qui a pénalisé la seule possession des programmes libres capables de rompre les menottes numériques.
Dans les autres pays, ils ont interdit la distribution ou parfois seulement la distribution commerciale de ces programmes, mais seule la France punit de prison la seule possession de ce programme.
Quelles menaces fait peser Facebook sur la liberté des utilisateurs ?
On peut faire le contraste entre Facebook et les logiciels libres. Avec les logiciels, il y a deux possibilités :
soit les utilisateurs ont le contrôle du programme,
soit le programme a le contrôle des utilisateurs. Et quelqu'un a le contrôle de ce programme : son développeur, son propriétaire... lequel a donc du pouvoir sur ses utilisateurs.
Les utilisateurs méritent toujours d'avoir le contrôle du programme qu'ils utilisent, individuellement et collectivement.
Quelles sont les conséquences pratiques de cette perte de liberté ?
Le logiciel « privateur » [généralement, les logiciels édités par des entreprises. Ils sont aussi appelés logiciels propriétaires, ndlr] impose un système de colonisation numérique.
Ccomme n'importe quel système colonial, il pratique la stratégie du « diviser et dominer ». On peut voir la division des utilisateurs dans l'interdiction de redistribuer des copies du programme, et on peut voir la domination dans l'impuissance des utilisateurs, qui ne peuvent pas changer le programme parce qu'ils n'ont pas accès au code source [l'ensemble des instructions rédigées en langage informatique qui font fonctionner le logiciel].
Les programmes privateurs cachent souvent des fonctionnalités malveillantes. Windows a des fonctionnalités de surveillance, mais c'est aussi le cas de Flash Player, l'iPhone, le Kindle d'Amazon...
Il y a aussi des portes dérobées [fonctionnalités cachées dans un programme, ndlr] : Windows en a une, par laquelle Microsoft a le pouvoir d'imposer des changements de logiciel. Microsoft est tout puissant sur les machines dans lesquelles Windows tourne.
Concrètement, ça peut faire quoi ?
Regarder, supprimer ou altérer n'importe quoi. Sans pouvoir voir le code source, on ne sait pas de quoi est capable cette porte dérobée, on ne sait pas si elle est universelle.
Dans un logiciel libre, on peut aller voir s'il y a des fonctionnalités cachées, et les corriger. Même en connaissant une fonctionnalité malveillante dans un logiciel privateur, les utilisateurs restent impuissants.
Dans le logiciel libre, la communauté est capable de se protéger. Pas parfaitement, mais au moins, avoir le contrôle des programmes qu'ils utilisent est une forme de défense.
Facebook, c'est différent : Facebook n'est pas un logiciel, c'est un service. Tu ne peux pas avoir de copie de Facebook dans ton ordinateur. Tu ne peux pas avoir l'espoir d'avoir le contrôle : deux utilisateurs de Facebook ne peuvent pas avoir le contrôle de ce que fait Facebook en même temps. Les questions éthiques sont différentes.
Quels sont les dangers d'un service comme Facebook ?
Il y a deux abus qui peuvent être commis par ce service :
pour l'utiliser, il faut envoyer des données personnelles : le service peut abuser de ses données ;
le service peut aussi faire de la surveillance pour recueillir des données qu'on ne donne pas volontairement. C'est le même résultat que l'utilisation d'un logiciel privateur, mais par un autre chemin.
Le seul remède que je connaisse, c'est de ne pas utiliser ces services, de ne pas communiquer ses données.
Un réseau social éthique serait un réseau qui avertirait régulièrement ses utilisateurs de ne pas y mettre les données qu'ils ne voudraient pas voir devenir publiques.
« Utiliser les logiciels libres, pas si difficile »
Richard Stallman à Saint\-Etienne, en novembre 2008 (NicoBZH/Flickr/CC)
Pour l'utilisateur normal, c'est compliqué de changer de programme ou de le modifier !
Il y a beaucoup de personnes âgées qui ont déjà migré. Ce n'est pas si difficile, il ne faut pas exagérer la difficulté.
Les gens qui ne veulent pas changer exagèrent la difficulté pour avoir une excuse. Utiliser les logiciels libres n'exige pas l'étude du code source.
Si tu as envie, tu peux le faire, c'est ça la liberté, mais il ne s'agit pas d'un devoir ni d'une obligation que d'étudier le code source. On a aussi l'option d'utiliser le programme tel quel.
La bataille du logiciel libre oppose les entreprises et la liberté du peuple. Ça me rappelle un peu le mouvement des Indignés, notamment ceux d'Occupy Wall Street.
Notre lutte fait partie d'une lutte plus large qui est la lutte contre l'empire des entreprises. Le pouvoir injuste des entreprises est apparu dans les années 60 et 70 dans l'informatique. Mais à ce moment-là, les informaticiens étaient très peu nombreux, la question ne se posait pas encore.
Aujourd'hui, presque tout le monde utilise l'informatique et les logiciels privateurs. Si le logiciel n'est pas libre, ce sont les entreprises qui ont le contrôle et qui abusent de leur pouvoir.
La lutte que j'ai commencée en 1983 est un aspect de la grande lutte contre l'empire des entreprises. J'ai lancé cette lutte dans le domaine de l'informatique, d'autres l'ont lancée dans d'autres domaines.
D'un côté, Internet et l'informatique sont des outils de liberté d'expression et de création formidables, mais de plus en plus de choses nous fichent, nous privent de nos libertés. Dans quelle direction allons-nous aujourd'hui ?
Je crois que la direction générale est négative. Il y a vingt ans, elle était positive. La volonté des Etats a changé. Il y a quinze ans, la Chine a imposé la censure à Internet.
Et nous pensions évidemment que ce n'était pas une surprise qu'une dictature impose la censure, mais que les pays libres ne le feront jamais. Mais maintenant, des pays comme la France, l'Angleterre ou les Etats-Unis ont imposé de la censure ou sont en train de le faire.
Aujourd'hui, la France est un pays libre, « électroniquement » parlant ?
Avec la Dadvsi et l'Hadopi, la France n'est pas un pays libre. Dans un congrès, un représentant international des éditeurs de disque a déclaré qu'il trouvait la pédopornographie idéale comme moyen d'imposer la censure d'Internet.
Il faut résister à cette chasse aux sorcières. La censure est une injustice contre les droits de l'homme.