Du non-engagement

par Philippe Coussin-Grudzinski - Vendredi 04 novembre 2011

Diplômé du CELSA et d'autres institutions prestigieuses de la République, Philippe C.-Grudzinski, 24 ans, est vénère d'être au chômage. Pour compléter ce tableau de looser, il écrit des romans, fatalement autofictionnels, mais n'a pas encore d'éditeur. Il étudiera toutes vos propositions très sérieusement, y compris s'il s'agit de recel, de trafic de drogue ou de proxénétisme, parce que faut bien vivre, ma pauv' Lucette. 



Cela faisait longtemps que je n’avais pas ressenti le besoin d’écrire pour Minorités. J’ai pensé à un article sur la culture de la fête, mais je l’aurais sans doute conclu en disant qu’en France, ce n’est pas vraiment une culture très développée, sauf dans les chouilles, parce que non, je n’ai jamais pris mon pied dans aucun club de la capitale, sauf quand j’y étais invité et que la soirée ne me coûtait pas l’équivalent d’un billet d’opéra au quinzième rang de Bastille. Comme mon foie n’est pas certain de supporter un reportage dans les chouilles et comme ça fait un bail que je me dis que j’écris ici par opportunisme, sans vraiment parler des minorités, j’ai décidé d’écrire, encore, sur moi, mais pas moi au Berghain, ni moi regardant True Blood, non, moi et mon non-engagement civique de vingtenaire homo, ni honteux ni fier de l’être.

Parce que récemment, dans Minorités, j’ai lu beaucoup, beaucoup, beaucoup de sujets sur le coming-out, je me suis demandé pourquoi je ne les lisais qu’à moitié, pourquoi ça ne m’intéressait pas vraiment, et puis j’en suis arrivé à cette conclusion : je ne suis absolument pas engagé, je m’émeus quand je regarde un reportage sur les Indignés ou quand je lis que la Gay Pride est interdite à Moscou, mais pas plus que ça, une fois la dépêche AFP lue, je l’oublie et me ressers une tasse de thé chocolat/épices de chez Kusmi, du thé de bourgeois, du thé de connasse qui ne se pose pas vraiment de questions sur le monde mais qui vote à gauche. Pour l’instant.

Je me souviens, quand, il y a six mois, Didier m’a proposé d’écrire pour Minorités, j’avais ressenti un mélange d’excitation et de peur, j’avais pris la précaution de le prévenir : je ne suis militant en rien, je gueule comme des millions de gens, mais je ne fais rien. Pourtant, quand j’entends des amis me raconter qu’en 2011, leurs parents les ont jeté de chez eux quand ils ont avoué, oui, avoué, comme un crime, leur homosexualité, ça me file des frissons. À chaque fois, je ne peux pas m’empêcher de penser que dans le coming-out, il y a un aveu. Alors qu’il n’y a rien à avouer. Est-ce qu’un hétéro prend des précautions quand il présente sa copine? Non, il dit simplement : « Je vous présente Jessica. » et basta, Marie-Jacqueline est vaguement jalouse de la taille de guêpe de Jessica, Jean-Claude félicite son rejeton, sous entendant « Bravo mon fils, tu dois te régaler la bite, et en plus, elle est pas conne, Jessica. ». Mais personne n’a rien à avouer.

 Alors que j’écris ces lignes, je me dis que rien que de penser comme ça, c’est avoir eu beaucoup de chance. Et ça me dégoute de parler de chance alors que ça devrait être la norme. Ça devrait être la norme d’avoir des parents qui sont heureux quand on leur présente l’homme de sa vie. Ça devrait être la norme que les beaux-parents se connaissent entre eux. Ça devrait être la norme qu’on parte en vacances chez les uns et chez les autres, c’est ce qu’on appelle la famille. Et ça devrait parler aux plus conservateurs, cette bonne vieille valeur refuge qu’est la famille. Mais non, pour les plus conservateurs (et pas que), un homo n’a pas de famille, un homo passe son temps à partouzer, un jour, il chope le sida, puis défonce le déficit de la Sécu à défaut de défoncer des culs. Du coup, quand je raconte que ça fera six ans bientôt, on me demande si nos parents se connaissent, je dis « oui », on me demande si ça se passe bien, je dis « oui », on me dit que j’ai de la chance, qu’ils sont ouverts, tolérants, alors que cette tolérance devrait être suffisamment courante pour ne pas avoir à être relevée.

 J'ai eu de la chance

 Tout ça pour dire que si je ne me suis jamais engagé, c’est parce que j’ai eu de la chance. De la chance. Ça me fait froid dans le dos. Mais c’est aussi parce que je trouve certaines pratiques du militantisme homo discutables, comme faire publiquement l'outing de quelqu’un qui n’a rien demandé, comme s’il y avait quelque chose à dénoncer. Le truc, c’est que je peux tout à fait comprendre ceux qui ne parlent pas de leur sexualité parce qu’ils considèrent que ça ne regarde qu’eux, c’est un choix intellectuel, mais quand ce choix est stratégique, pour ne pas saper une carrière, pour continuer à jouer le rôle qu’on vous a donné, droit dans vos bottes, comme en politique, dans les médias, la chanson, le cinéma, mais aussi dans l’armée, le sport, la santé, bref, partout, je me dis que c’est franchement dégueulasse.

 Parce que se nier stratégiquement, par opportunisme ou même simplement pour survivre en milieu hostile, c’est participer à cette société conservatrice qui reste homophobe, quoi qu’on en dise : pour moi, une société dans laquelle des gens sont fiers d’avoir un ami homo, qu’ils exposent allègrement parce qu’il est bien habillé, fin et cultivé (forcément, sinon à quoi bon avoir un ami homo), c’est une société homophobe. Et puisqu’on parle de minorités, j’en profite pour ajouter que dire black au lieu de noir, c’est un début de racisme, comme s’il fallait rendre cool – cool - le noir en l’appelant black, comme si ça passait mieux en anglais. Vous n’avez qu’à voir la gueule des gens à qui vous direz « un grand noir » au lieu d’ « un grand black », ils vous feront passer pour un mec pas cool, voire raciste, et il y aura un malaise. Et vous pouvez essayer avec arabe à la place de beur, ça marche aussi. Juif à la place de feuj, idem.

 Vous allez me dire que je suis un intégriste qui voit de l’homophobie et du racisme partout, mais je me pose la question, toujours, quand on parle d’une affaire antisémite, de Siné à Galliano : pourquoi ces affaires font autant de boucan alors que les agressions homophobes doivent se contenter de trois lignes ? Parce qu’une attaque contre des Juifs est plus grave qu’une attaque contre des homosexuels ? On dirait que c’est ça, parce que quand je mets racisme, homophobie et antisémitisme sur le même plan, il y a toujours quelqu’un pour me répondre « Non mais c’est pas pareil. » Mais bordel, d’où c’est pas pareil ? D’où c’est moins grave d’agresser un homo qu’un juif ? Vous pouvez remplacer homo par arabe, ça marche aussi. Et ne me parlez pas des Noirs, des Arabes et des Juifs homophobes, là, ça m’échappe totalement : ça m’échappe de comprendre comment des minorités régulièrement victimes du rejet de la société peuvent elles-mêmes rejeter d’autres minorités, fussent-elles seulement sexuelles.

 Interdiction de la Gay Pride dans beaucoup trop d’États, peine de mort pour homosexualité dans beaucoup trop d’États, enfants virés de chez leurs parents, y compris en France, y compris en ville, y compris en 2011, déséquilibre du traitement de l’information concernant les minorités, y compris dans des médias dits de gauche : suffisamment de raisons pour m’engager, pour reprendre le flambeau de mon ami Didier. Sauf que non, sauf qu’au lieu de ça, ces images des folles furieuses intégristes reviennent dans ma tête, comme les plumes, les drag-queens et les torses huilés à la télé les jours de Gay Pride, comme ces romans dont on vante la subversion alors que de subversif il n’y a souvent que les gang-bangs, comme cette manie de s’appeler au féminin, alors que ce n’est pas parce que certains homos prennent du plaisir à se faire enculer que ça modifie leur genre et qu’ils se sentent subitement femme. Toutes ces images, tous ces détails ne me donnent pas envie, et ne me permettent pas de me lancer sereinement dans l’engagement. Alors qu’il en a fallu un sacré nombre, de folles furieuses avec des plumes dans le cul, pour faire bouger les choses depuis cinquante ans.

 Majorité silencieuse dans la minorité, ou minorité dans la minorité, je me dis que je n’ai aucune envie de ressembler à un de ces homos consommateurs de produits homos, de salles de sport homos, de voyages homos, qui finit par s’acheter un appart’ dans le Marais en croyant participer ainsi à la vie d’une communauté alors qu’il participe simplement à la hausse des prix dans le quartier. Alors, pour éviter de devenir un de ceux là, pour éviter de me résigner dans ma révolte, pour éviter de gueuler sans rien faire, j’ai décidé de m’engager à ma manière : écrire ici, là, mais surtout, écrire ce texte. Parce que mine de rien, prendre mon Mac et écrire, pour moi, c’est déjà le début de quelque chose. Peut-être faudra-t-il que je rencontre une personnalité suffisamment brillante et suffisamment honnête pour m’entraîner plus loin dans l’engagement, mais, malheureusement, pour l’instant, quand je regarde l’horizon, il est infiniment vide.


Philippe Coussin-Grudzinski (sur feu le site minorites.org)