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L’utopie réalisée de
la Commune
Changer la
politique, instaurer l’égalité entre hommes et femmes, inventer un nouveau mode
de gouvernement, faire participer les citoyens... : répétés jusqu’à saturation
au point de sembler vides de sens, ces mots d’ordre furent longtemps appuyés
par les forces du mouvement ouvrier. En 1871, le peuple parisien insurgé leur
donnait une signification concrète.
par Christophe Voilliot,
décembre 2011
A l’occasion
de ses 140 ans, la Commune de Paris est de nouveau
sortie de l’oubli. La mairie de la capitale a organisé des expositions,
des conférences, des visites guidées, et l’on a vu fleurir les publications.
Dans ce type de commémoration, le souvenir de la Commune tend néanmoins à
s’effacer devant les images de la Semaine sanglante et des derniers combats.
Comme si la fumée de l’incendie allumé par Adolphe Thiers et les versaillais
recouvrait les réalisations concrètes et les espoirs de l’insurrection parisienne.
Au révisionnisme induit par le pittoresque photographique (1)
et par tous ceux qui ne retiennent de cet épisode que « la profanation de la brique et du
mortier (2) », selon la formule cinglante de Marx, il faut rappeler
ce qui a été accompli au cours de ces soixante-douze journées qui virent les
Parisiens mettre en pratique l’idée d’un gouvernement du peuple par lui-même et
se transformer en force militaire capable de lutter à armes égales contre des
soldats de métier.
La Commune
est née d’une double crainte : celle de l’entrée des troupes prussiennes
dans Paris et celle d’une réaction monarchique consécutive aux élections
législatives de février 1871. « Les prolétaires de la capitale, au milieu des
défaillances et des trahisons des classes gouvernantes, ont compris que l’heure
était arrivée pour eux de sauver la situation en prenant en main la direction
des affaires publiques (3) », annonce un communiqué le 21 mars. Animés d’une
passion démocratique, du souvenir du droit à l’insurrection proclamé par la Constitution
de 1793 et d’une ferme volonté de résoudre la question sociale, différents
groupes issus du peuple parisien vont inventer au jour le jour une forme
institutionnelle inédite.
Au-delà des
mesures d’urgence rendues nécessaires par la situation économique et sanitaire
déplorable dans laquelle se trouvait la population laborieuse (distribution de
« bons de pain », ouverture de « fourneaux économiques » et de « marmites » pour nourrir la population, interdiction des expulsions locatives, remise
générale des loyers dus depuis le terme d’octobre 1870, liquidation du
mont-de-piété, prolongation du moratoire sur les effets de commerce afin
d’éviter la faillite des boutiquiers incapables d’honorer leurs dettes), la
Commune s’est emparée de tous les aspects de la vie de la cité. Un rapide
inventaire de ses réalisations permet d’en prendre la mesure.
En matière
de représentation, tout d’abord. La Commune de Paris doit sa légitimité
première à l’élection de ses membres, le 26 mars. Jamais depuis la
Révolution française l’accent n’avait été autant mis sur le caractère impératif
et révocable des mandats : « C’est un devoir et une satisfaction pour nous de vous
tenir au courant des affaires publiques et de vous communiquer nos impressions (4) », indiquent ainsi les élus du 17e arrondissement à
leurs électeurs.
Les
étrangers sont inclus dans ce processus. Nombre d’entre eux ont combattu aux
côtés des troupes françaises après la proclamation de la IIIe République,
le 4 septembre 1870 : Garibaldi et ses « chemises rouges », mais aussi des Belges, des Polonais, des Russes, etc. A propos de
l’élection de l’ouvrier bijoutier Léo Frankel, né en
Hongrie, la commission des élections explique : « Considérant que le drapeau de la
Commune est celui de la république universelle ; considérant que toute cité a le
droit de donner le titre de citoyen aux étrangers qui la servent, (...) la commission est d’avis
que les étrangers peuvent être admis (5). »
Les femmes
jouent également un rôle déterminant dans la Commune de Paris. Si le temps a
sans doute manqué pour leur accorder le droit de vote et vaincre les
résistances des vieux « républicains » et des socialistes proudhoniens, la Commune a
néanmoins montré que l’émancipation du peuple et celle des femmes formaient un
seul et même combat. La distinction de sexe est ainsi remise en cause par
l’Union des femmes pour la défense de Paris, dirigée par Elisabeth Dmitrieff et Nathalie Le Mel, car elle est « créée et maintenue par le besoin de
l’antagonisme sur lequel reposent les privilèges des classes gouvernementales (6) ». Là encore, ces proclamations ne sont pas restées à
l’état de principe : des ateliers coopératifs féminins furent mis en
place, l’union libre légalisée et les enfants nés hors mariage reconnus au même
titre que les autres. La prostitution fut interdite et stigmatisée comme « l’exploitation commerciale de
créatures humaines par d’autres créatures humaines ».
La
séparation de l’Eglise et de l’Etat est quant à elle actée par un décret du
2 avril qui, dans la foulée, nationalise sous réserve d’inventaire les biens
des congrégations religieuses. De nombreuses églises parisiennes servirent de
lieu de réunion pour les clubs politiques, sans d’ailleurs que le culte soit
toujours interrompu. La Commune a exposé de la manière la plus nette qui soit
le principe de l’instruction laïque, gratuite et obligatoire. C’est l’« instruction intégrale » dont parle Edouard Vaillant, délégué à
l’enseignement, et qui était pour lui la « base de l’égalité sociale ». Une part importante de l’action des municipalités
devait être consacrée à l’éducation des filles et à l’enseignement
professionnel. Une école d’arts appliqués réservée aux filles sera ainsi
inaugurée le 13 mai. Dernier aspect, l’augmentation et l’égalisation, le
18 mai, du traitement des instituteurs et des institutrices, la commission
constatant que « les
exigences de la vie sont nombreuses et impérieuses pour la femme autant que
pour l’homme ».
Les
communards s’occupent aussi des arts. A l’initiative du peintre Gustave
Courbet, une Fédération des artistes de Paris est créée après une réunion
publique qui rassemble plus de quatre cents personnes le 13 avril. Selon
les termes de son manifeste, ce « gouvernement du monde des arts par les artistes » a pour mission « la conservation des trésors du
passé, le mise en œuvre et en lumière de tous les
éléments du présent, la régénération de l’avenir par l’enseignement (7) ». Par décret du 22 avril, la fédération se voit
attribuer les salles de spectacle non occupées et appartenant à la ville, « pour que soient organisées des
représentations au bénéfice des veuves, blessés, orphelins et nécessiteux de la
garde nationale ».
Par ses
avancées concrètes en matière d’organisation du travail, la Commune mérite
aussi le nom de révolution sociale. Citons l’interdiction du travail de nuit
pour les ouvriers boulangers, la suppression des amendes sur les salaires
(décret du 27 avril) et des bureaux de placement, véritables instruments
de contrôle social sous le Second Empire. La formule de l’association des
travailleurs était considérée comme le principe de base de l’organisation de la
production : il ne s’agissait pas de remettre en cause brutalement la
propriété privée, mais d’en finir avec l’exploitation ouvrière par la
participation collective à l’activité économique. Le décret du 16 avril
prévoyait à la fois l’appropriation temporaire des ateliers fermés et la
fixation par un jury arbitral des conditions financières d’une cession
ultérieure et définitive aux associations ouvrières. Afin que le salaire assure
« l’existence et la dignité » du travailleur (décret du 19 mai), les cahiers
des charges des entreprises en marché avec la ville devaient indiquer « les prix minimums du travail à la
journée ou à la façon » (décret du 13 mai) fixés par
une commission où les syndicats seraient représentés. Dans cette logique, le
salaire minimum aurait pu ensuite s’imposer à tous les employeurs.
Quant au
chantier judiciaire, il réclamait sans doute bien plus de temps que celui dont
bénéficia le délégué à la justice, Eugène Protot. Son
bilan est pourtant loin d’être négligeable : suppression de la vénalité
des offices et gratuité de la justice pour tous, y compris dans
l’accomplissement des actes relevant de la compétence des notaires (décret du
16 mai), élection des magistrats au suffrage universel. Concernant les
libertés publiques, le langage officiel — « Il importe que tous les
conspirateurs et les traîtres soient mis dans l’impossibilité de nuire, il
n’importe pas moins d’empêcher tout acte arbitraire ou attentatoire aux
libertés individuelles » (14 avril) — contraste
avec la réalité moins glorieuse des actes commis sous le couvert de l’« ex-préfecture de police », sans parler de l’exécution des otages entre le 23 et le
26 mai.
« Le cadavre est à terre mais l’idée
est debout » : ces mots de Victor Hugo reviennent
régulièrement sous les plumes célébrant l’héritage de la Commune de Paris. Une
autre citation, contemporaine des événements celle-là, illustre néanmoins
l’ambiguïté de cette position. Dans Le Rappel, en avril 1871, Hugo
s’écriait : « Je suis pour
la Commune en principe, et contre la Commune dans l’application (8). » L’enjeu présent est là : ne pas s’en tenir à des
principes, souvent formulés aujourd’hui sous la forme de droits (droit au
logement, droit au travail, etc.), mais passer à leur mise en application.
Christophe Voilliot
Maître de
conférences en science politique à l’université Paris-Ouest-Nanterre.
(1) Patrice de Moncan, Paris
incendié pendant la Commune - 1871, Les Editions du Mécène,
Paris, 2009.
(2) Karl Marx et Friedrich Engels, Inventer l’inconnu.
Textes et correspondance autour de la Commune, La Fabrique, Paris, 2008.
(3) Sauf indication contraire, toutes les citations qui
suivent sont extraites du Journal officiel de la Commune de Paris (rééd. 1997, Ressouvenances, 3 volumes, Œuvres-et-Valsery).
(4) Les Murailles politiques françaises, Le
Chevalier, Paris, 1874, tome 2.
(5) « Rapport
de la commission des élections », 30 mars 1871.
(6) Programme du 11 avril 1871, cité par Maïté Albistur et Daniel Armogathe, Histoire
du féminisme français, Des Femmes, Paris, 1977, tome 2.
(7) Cité par Gérald Dittmar, Histoire
de la Commune de Paris de 1871, Dittmar, Paris,
2008.
(8) Cité par Charles Rihs, La
Commune de Paris, sa structure et ses doctrines (1871), Droz, Genève, 1955.