नमस्ते भारत (Bonjour, Inde)

Il y a des jours où tout va mal. Et il y en a d’autres où l’on se sent complètement en harmonie avec soi-même. Ça ne m’était pas arrivé depuis longtemps. Bien sûr, j’aime Paris et j’aime ce que je fais, je n’ai pas à me plaindre de ma liberté, énorme dans mon travail, qui appelle cependant des sacrifices parfois drastiques au niveau du revenu. Mais il a fallu qu’à nouveau, mon entourage professionnel claque des doigts pour que je me retrouve expédié à Mumbai en Inde pour trois semaines.

 

filet
Nasha Gagnebin

par Nasha Gagnebin - Jeudi 08 décembre 2011

De nationalité suisse, il s'engage à 18 ans en politique. Détenteur d'un MA Cinéma et Sciences politiques, il rejoint Paris cette même année, milite au sein d'un parti français et obtient un MFA en Réalisation cinématographique. Travaillant dans l'audiovisuel, il est râleur professionnel, militant à ses heures.  

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Il y a des jours où tout va mal. Et il y en a d’autres où l’on se sent complètement en harmonie avec soi-même. Ça ne m’était pas arrivé depuis longtemps. Bien sûr, j’aime Paris et j’aime ce que je fais, je n’ai pas à me plaindre de ma liberté, énorme dans mon travail, qui appelle cependant des sacrifices parfois drastiques au niveau du revenu. Mais il a fallu qu’à nouveau, mon entourage professionnel claque des doigts pour que je me retrouve expédié à Mumbai en Inde pour trois semaines.

 

L

a dernière fois que j’étais venu en Inde c’était en nonante-deux, j’avais alors juste dix ans. C’était une occasion spéciale et mes parents avaient demandé quelques semaines de plus à l’Inspection scolaire pour pouvoir me garder deux semaines avec eux pour le voyage. On célébrait nos dix ans d’adoption et on était parti de Suisse, en famille, sous la neige pour arriver dans un pays qui ne m’attirait pas. 

J’avais fait tout mon possible pour ne pas devoir venir. J’avais dit que je voulais avoir des bonnes notes à l’école pour me permettre de venir avec la famille. J’avais dit que je n’allais manger que des frites et des pâtes, j’avais dit, et j’avais dit... Mes parents avaient très certainement bien compris qu’à l’époque, je n’avais juste pas envie d’y aller, que j’avais mon confort suisse, que l’Inde pour moi c’était où j’étais né, mais absolument pas là où je devais être. Le destin avait décidé que je sois suisse, c’était chose faite. Pourquoi y retourner alors ? Pour y faire quoi ? Suffoquer sous 40C dans ma ville de naissance, Patna, une poubelle géante, un taudis à toit ouvert, où les ordures et les odeurs pestilentielles sont légion ? Pour aller faire une photo sur le lit où ma mère biologique m’avait donné vie après avoir lutté pendant neuf mois pour me mettre au monde et ce contre l’avis de sa religion, de sa caste, des coutumes familiales et de sa famille tout entière qui avait tenté de la faire avorter en lui frappant sur le ventre car elle m’avait eu avec l’homme qu’elle aimait et non l’homme que ses parents lui avaient attitré ? « Nasha ». Elle m’a donné le nom de Nasha. Je me souviens sous cette chaleur du Rajasthan, des hommes indiens cachés à l’ombre de ce soleil flinguant, demander à mon père quel était mon prénom. « Nasha ». Un éclat de rire. Et l’un d’entre eux faisant le signe universel pour dire « bourré » en faisant tourner son poing devant son nez. Ma mère biologique m’avait donné le nom de l’ivresse. De l’ivresse pour quoi ? Alors que mes sœurs avaient des noms bien plus poétiques tels que « Fleur de Lotus » et « Goutte de vie », elle m’avait appelé « Ivresse » ! Je la détestais un peu plus. J’étais vexé.

 

D’ailleurs, quelques semaines plus tard, après avoir roulé ma bosse à Udaipur en face du Palace ou James Bond séduisait encore et toujours, après avoir visité le Taj Mahal qui change de couleur toutes les heures avec le soleil qui le caresse, après avoir vu Madras, Pondichéry, après avoir passé une semaine de détente à boire des jus de noix de coco fraîchement tombées des cocotiers bordant les plages paradisiaques de sable blanc de Trivandrum, après avoir vu les reliques de Marco Polo à Goa, j’étais assis sur un lit à Patna, le lit même où ma mère m’avait donné vie dix ans plus tôt. Mon père me demanda de m’y mettre afin de prendre une photo. Sourire figé, pas très convaincu de ce que je devais faire là.

 

J’ai fermé la porte de l’Inde au moment où l’hôtesse d’Air India a joint ses mains pour m’accueillir à bord de l’avion à 5h du matin direction Genève en me disant « Namasté », mot que j’avais entendu mille milliard de fois et que je voulais juste ne plus entendre. J’avais voulu crever sous 42 C d’un soleil assassin, j’avais voulu crever de ses bols de riz blanc après avoir été malade, j’avais voulu quitter ce pays crade où les cadavres jonchaient le sol devant la State Bank of India à Delhi, où les vitres, contenant de la poussière d’or, se faisaient les adjuvants de rayons agressifs qui m’éblouissaient et qui donnaient à ces corps morts devant mes yeux une odeur ahurissante et insoutenable. Welcome to India – Namasté Bahrat. J’avais voulu fermer les yeux sur ces mains agressées par la lèpre en passant la porte des arrivées de l’Aéroport à Delhi. J’avais voulu juste ne pas avoir dû monter dans ce foutu avion d’Air India, où l’on m’a servi du curry, de monter dans ces foutus avions d’Indian Airlines, où l’on m’a servi du curry, de manger à côté de mon père qui suait, brave, goûtant au « not too spicy curry » vraiment trop épicé. Mon père, rien que pour ça, c’est mon héro.

 

Je me souviens que pendant des années, je n’ai plus jamais voulu entendre parler de l’Inde. La moindre épice me rappelant « Bharat » me repoussait de mon assiette que je devais intégralement manger car « ailleurs, il y a des enfants qui n’ont pas à manger». Il suffisait d’avoir un poster de l’Inde pour que je détourne mes yeux de l’image, que je glisse un autre livre sur la couverture d’un bouquin qui parlait d’elle, et d’éteindre la radio dès qu’un son de sitar venait défoncer en violant les ondes moyennes et les plus courtes.

 

 

239

 

Les années passèrent. Il y eut l’école secondaire, le gymnase, l’université. Lors de la première semaine d’Université, je devais rencontrer Jo Millar, cette femme ayant avec son mari fait adopter plus de 500 enfants indiens entre 1980 et 1995 en Suisse. Elle me demanda de venir à Genève à l’Hôtel Watson. Comme j’avais 21 ans, âge symbolique de la majorité en Inde, elle voulait me remettre mon dossier d’adoption. Je savais déjà tout. Mes parents m’avaient montré les papiers, les factures – j’ai cette chance de savoir, contrairement à d’autres, que ma valeur personnelle est passée d’environ 1000 €  - écrits sur la facture - à plusieurs millions d’euros. Une évolution à faire frémir les banquiers de la BCE. Voir la facture de mon adoption ne m’a jamais choqué. Tout se paie, rien n’est gratuit, et seuls les aficionados des bisounours ou Sarkozy et sa clique de guignols pensent, quand ça les arrangent, que l’argent a encore une odeur.

 

Elle me tendit des papiers. Je les avais tous vus. Puis elle me montra un vieux papier vert qui avait jauni, une décision de justice d’une haute Cour de New Delhi. Un numéro écrit : 239. Elle me demanda : « C’est un grand chiffre n’est-ce pas ? » Sans trop quoi savoir répondre je hochai la tête. Elle continua : « En fait, pas vraiment. Imagine l’Inde. Un milliard d’habitants. Ce sont les chiffres officiels. Mais il y en a plus. La moitié a moins de 21 ans. Et sur ces 500 millions de personnes, environ la moitié est pauvre et n’aura jamais accès à l’administration ni n’aura de papier. En 1981, tu es devenu la 239ème personne reconnue par l’État parmi ces 250.000.000 de personnes, à devenir quelqu’un, à recevoir des papiers. Si un jour tu en as marre de la vie, que tu penses que tout est foutu, souviens-toi. Tu as gagné déjà deux fois au loto la meilleure place possible et inimaginable. »

 

Je rentrai à Lausanne avec ce chiffre en tête. 239/250.000.000. Et je me rendais compte en regardant mes premières 21 années que c’était vrai, je n’avais eu que de la chance. Pour tout. Même si je crois qu’on se donne aussi la chance qu’on veut bien se donner. Mais parfois, le destin donne un « petit » coup de pouce bien non négligeable.

 

Arrivé à la maison, j’ouvris mon carnet d’offre des cours. Ils allaient commencer dans moins de trois jours et je n’avais toujours pas choisi les cours que je voulais suivre en cinéma. J’entourai d’un stylo rouge les leçons qui seraient données sur « Bollywood », ce mot-valise entre « Bombay » et « Hollywood ». Bollywood n’étant pas connu, ou seulement par certains « occidentaux » estimant que « ça chante et ça danse » et que « c’est kitsch ». Tout en rappelant que le dictionnaire explique que « kitsch » signifie… de mauvais goût.

 

Petit à petit, je me suis ouvert à l’Inde. À son cinéma, à sa politique. Allant jusqu’à écrire à la présidente de l’Indian National Congres, le parti fondé par Gandhi, lorsque ce dernier remporta les élections en 2004 après des années sous le règne du BJP, parti nationaliste hindou. L’Inde avait voté. Certes, elle avait voté sur quatre mois. La corruption, et tout le reste avait aussi dû jouer son rôle. Mais contrairement aux USA, on n’avait pas passé des semaines à vérifier des petits trous floridiens. Et les perdants s’étaient retirés. Jusqu’à ce jour, ce mastodonte qu’est l’Inde reste pour moi la preuve intangible que c’est une démocratie, certes imparfaite, mais que lorsque l’Inde vote, elle vote vraiment. Russie et autres peuvent aller se rhabiller.

 

L’Inde avait choisi un parti de gauche, séculier, anti-castes. Un parti avec à sa tête une immigrée italienne catholique, Sonia Gandhi, qui avait nommé après un Président musulman une femme Présidente de la caste des Intouchables. Et avait mis en place un Premier Ministre Sikh. L’Inde à ce pouvoir étrange d’être complexe et simple à la fois, mais si elle a ses castes et un archaïsme bien ancré, la France à sa France d’en Haut et sa France d’en bas. Et jusqu’à présent, la France n’a toujours pas eu de femme, et encore moins de femmes venant de la France d’en Bas, Présidente. Voilà, ça, c’est dit.

 

 

Mumbai – 2011

 

Je suis monté dans l’avion, et j’ai joint mes mains pour dire « Namasté ». J’ai bien évidemment gardé mon passeport rouge à croix blanche dans ma main jusqu’à mon siège. Pour bien montrer que oui je suis comme eux, mais non, je n’ai pas leur nationalité. La peur est là. Non pas de monter dans un avion, mais d’en ressortir dans un monde crade, sale, chaud, puant.

 

« Fellow nationals, Welcome Home. And for our international travelers, Welcome to India ». L’avion est posé. En neuf heures, j’ai rangé mon passeport suisse dans mon sac, et j’ai gardé mon petit livret ressemblant à un passeport indien sur lequel il est écrit « Overseas Citizen of India ». L’Inde ne reconnaît pas la double nationalité, mais dès qu’elle a mis en place la possibilité de revenir et de sortir à vie du pays, d’y acquérir des propriétés, d’y vivre et d’y travailler sans aucune formalité, j’ai sauté sur l’occasion en 2009 et ai demandé mon demi passeport.

 

J’ai rangé le Rouge à Croix blanche, j’ai gardé le Bleu aux Lions dorés. Il fait chaud. Il fait nuit, il est déjà tard. J’ai une file spéciale pour entrer en Inde à la douane, je ne suis pas dans la file des Indiens ni dans la file des Internationaux. Mais j’ai une file qui m’est réservée. Pas de question à la douane. Pas de check sur Interpol pour voir si je ne viens pas malmener la sécurité intérieure de la France en tant que sale étranger, ni la Suisse en tant que terroriste ayant falsifié des papiers officiels.

 

Et surtout, je ne suis plus en Minorité.

 

Je sors de l’aéroport et quitte cet air conditionné. La chaleur me frappe le visage. Elle m’étouffe mais étrangement, je n’ai jamais autant bien respiré depuis bien longtemps. Je monte dans un taxi. La poussière est partout, l’odeur est la même et revient, incroyablement, frapper mon esprit, en s’infiltrant dans mon nez, dans ma peau, dans mes yeux. Comme vingt ans plus tôt, je retrouve l’exacte même odeur qu’on ne retrouve qu’en Inde. Je descends la fenêtre du taxi pour la respirer encore mieux. Elle m’est familière. Elle m’est douce. Elle me dit bienvenue. Et je prends le message comme si c’était toutes mes racines que je revenais de planter en deux secondes dans cette terre.

 

À l’hôtel, on me demande mes papiers. Je tends ma Croix Blanche et mes Lions Dorés. On me rend ma Croix Blanche, on me garde mes Lions Dorés. On m’invite dans ma chambre. J’y dépose mes sacs et ressort afin de ressentir cette odeur que je venais de quitter et qui me manquait déjà. Je suis là, dans une rue qui ne paie pas de mine et je vois les rickshaws klaxonner, même à une heure du matin. La terre et la poussière recouvrent mes chaussures comme pour me dire encore une fois, bienvenue à la maison, comme si la terre accueillait mes pieds en guise de racines.

 

Le lendemain, la chaleur est écrasante. Le soleil de plomb. J’ai rendez-vous pour des formalités pour mon film tout au nord de la ville à Lokhandwala. Le rickshaw klaxonne. Si un véhicule ne klaxonne pas, c’est que le véhicule est à la casse. Il n’y a aucun respect des règles de circulation, on passe au rouge, on klaxonne juste pour dire qu’on roule. On roule avec une seule voiture à 30 mètres devant soi, on klaxonne.

 

Une fois tout terminé, je décide de marcher jusqu’à la mer d’Arabie. J’avais vu qu’il y avait une plage de sable blanc et de palmiers, Juhu Beach, lieu de villégiature de Mumbai. Je marche et je longe des taudis où les odeurs se battent entre elles, l’odeur de la pourriture chassant celle de la nourriture la plus exquise, rechassée par celle de la mort. Les affiches de cinéma sont placardées à côté des poubelles, elles sont placardées sur les immeubles, elles remplacent nos publicités. Les temples hindous et hôtels religieux jouxtent des croix de pierre portant les quatre lettres INRI alors que devant cette croix, une femme en burqa porte à l’oreille un smart phone dernier cri tout en causant avec une Indienne en sari portant un point rouge sur son front.

 

Il me semblait que les tensions interreligieuses étaient fortes, je n’en n’ai pas l’impression. J’entends le Muezzin chanter tous les soirs depuis son Minaret, cette musique est douce et plaisante. Elle se fait recouvrir par le dernier hit de Bollywood, puisque finalement, celui qui travaille à Bollywood c’est comme celui qui travaille pour Dieu. Les enfants portent des uniformes et des sacs à dos carrés, les filles ont toutes des couettes et ces gamins sont tellement mignons qu’on aimerait juste les prendre avec soi tant ils sont chous.

 

Les affiches de cinéma doivent faire concurrence à d’autres affiches portant des couleurs et des logos des partis politiques. La démocratie est bien là, la multitude d’affiches politiques en témoignent. Mais dans les rues, mes lunettes de soleil et mes chaussures portées à l’occidental invitent toutes les personnes qui me croisent à me dévisager de haut en bas, s’arrêtant cinq secondes sur mon piercing au nez et mes baskets. On me parle en Hindi tout en sachant que je ne vais rien comprendre. Je viens d’ici, mais je ne suis pas d’ici. Pourtant, aucun problème de ce côté-là, tout est très clair.

 

Partout je dois montrer mes Lions Dorés. Et partout la même réaction : « Film Director ? » Grand sourire, et les portes s’ouvrent. Les prix sont cassés. L’hôtel est moins cher. Le taxi ne veut pas me faire payer le tarif plein. Il faut manger chaque fois que l’on rencontre quelqu’un chez lui, même si on a déjà mangé dix minutes auparavant. Les distances sont énormes, mais le taxi pour deux heures de voyage ne coûte que quelques euros et ne dépasse pas le nombre à deux chiffres.

 

Le troisième jour, je décide de me rendre dans le sud de la Ville de Mumbai. J’y vais en train, évidemment bondé. Je n’ai pas pris une première classe comme tout le monde m’a dit de faire. Au Café Léopold, je me rends compte qu’il y a un énorme trou de balle dans le mur à 10 centimètres de mon coude. Je me souviens des attentats d’il y a exactement trois ans et qui s’étaient déroulés sur plusieurs jours mettant la ville à feu et à sang et faisant ressurgir la crainte de violences interreligieuses comme en nonante-deux / nonante-trois. Arrivé devant le Palace Taj Mahal, je me rends sur l’esplanade du « Gateway of India », arche érigée pour l’arrivée de la Reine Victoria.

 

 

Besser im Heim bleiben

 

Je demande à un couple de touristes de prendre une photo de moi. Elle fait signe du visage qu’elle ne veut rien et détourne la tête. J’entends d’autres membres du groupe parler allemand. Je lui répète en anglais que je ne veux pas faire de photo d’elle, mais que je voudrais qu’elle me prenne en photo. Elle continue de secouer la tête sans même écouter puisque si elle parle allemand, la guide leur parle en anglais. Elle m’agace cette connasse. Je la regarde et lui parle en allemand. Je lui dis qu’elle est une idiote de touriste et qu’elle devrait au moins écouter avant de secouer sa tête comme une vache pour le coup absolument pas sacrée. Elle regarde son mari, interloquée qu’un « local » puisse lui parler dans sa langue. J’enlève mes lunettes et je les regarde bien dans les yeux. Je leur dis « Merci, gros idiots d’Allemands » dans la langue de Goethe et je me retourne vers la guide qui veut bien m’écouter et prend quelques photos de moi avec un sourire bienveillant. D’un coin de l’œil, je vois ces deux crétins d’Allemands s’interroger encore et encore et se demander pourquoi je leur ai parlé en allemand. L’homme hausse les épaules avec un regard qui voulait dire qu’il s’excusait et qu’il n’avait pas compris. Il fallait voir qu’il ne voulait pas entendre, ni comprendre. « Besser im Heim bleiben» que je leur lance en secouant la tête et en quittant le groupe. L’Allemand fait pencher sa tête comme les Indiens qui disent non alors qu’ils disent oui dans ce hochement presque circulaire, comme si leur tête allait tomber.  

 

Ce qui m’énerva le plus n’était pas qu’ils ne voulurent pas prendre de photo. Mais c’était leur incroyable débilité de touristes qui avaient payé un tour organisé et qui devaient être le genre à ne pas vouloir prendre de photos quand on le leur demandait, mais qui en prendraient bien volontiers une fois amenés par bus climatisé dans un des multiples bidonvilles de Mumbai.  

 

À ce moment précis, je ne me suis plus du tout senti suisse, ni européen, et encore moins occidental. Ce mépris affiché par ces gens envers une population locale, puisqu’ils m'ont pris pour un local, m’a dégoûté.

 

Et puis ce fut le repos. Passant devant l’énorme statue en bronze de Gandhi, j’ai ressenti comme ce que l’on ressent quand on va dans un lieu emprunt d’histoire et de spiritualisme. Beaucoup de gens pensent que la spiritualité, c’est mauvais, spécialement en France. Je n’ai jamais imposé mon spiritualisme à quiconque, par contre on me rappelle souvent que leur athéisme est bien moins chiant que ma propre spiritualité, personnelle d’ailleurs. Respect et Tolérance. Gandhi avait réellement compris l’esprit de la Laïcité, de l’État séculier. Contrairement à ce que je vois en France où la Laïcité et l’État séculier ne sont brandis que lorsque l’on veut interdire quelque chose à ceux qui ne pourraient pas penser comme les autres.

 

Je reste cinq minutes, peut-être plus, au pied de cette immense statue, mon appareil de photo au cou. Deux policiers viennent se poster sur chacun de mes côtés. Je ne les vois pas tout de suite. Ils regardent avec moi en l’air. Je me rends soudainement compte qu’ils sont là et je me dis que peut-être je ne devais pas prendre de photos. Il n’en n’est rien. Ils me remontrent du doigt la statue et me disent « Big Man. For Us. For You. » Certains ont fait des grands pas pour l’Humanité sur la Lune, d’autres pleins de petits pas sur la Terre. Et c’est tout ce qui fait la différence…

 

Les premières sirènes que j’entends après plusieurs jours me font revenir à la réalité. Une escorte policière et militaire entoure un bus que tout le monde salue de la main. C’est l’équipe nationale de Cricket. Sarkozy et ses acolytes BlingBling peuvent aller se rhabiller. Deux pas plus tard, l’Indian Institute of Technology. Il n’y a que des filles devant l’entrée. L’Inde a évolué. Je l’avais quittée poisseuse et je la retrouve fière, plus ou moins moderne, tout le monde a un portable, Internet est partout. C’est la grande ville et bien sûr, la campagne, c’est autre chose. Tout comme en France d’ailleurs.

 

Je me pose le long d’une des multiples baies de la ville. Le ciel est rose. Des jeunes sont assis sur la jetée chantant des chants de films bollywoodiens. Ils sont heureux. L’Inde peut être pauvre. Et des destins tragiques jonchent son sol, tous les jours. Il n’en reste pas moins qu’elle peut être joyeuse, fière, grande, stable, démocratique, indomptable, économiquement bien plus puissante qu’on veut bien la penser. Elle doit probablement évoluer à une vitesse tellement incroyable qu’on ne doit même pas s’en rendre compte. On reste en Europe bloqué sur la Chine et son « communismocapitalisme », sa pseudo démocratie et l’on ne parle que de la Chine. Toujours la Chine. Encore la Chine. Finalement c’est très bien. On ne voit pas ce qu’on ne veut pas voir. Cela s’applique aussi à l’Inde. Mais un jour, ce pays ne sera plus minoritaire. Il sera majoritaire en termes de population, majoritaire au niveau de l’économie mondiale. Quand j’étais jeune, un de mes professeurs préférés nous avait dit « là où il y a des grues, la crise n’existe pas ». J’ai l’impression que Mumbai est hors de la crise. Que la Ville est un microcosme qui représente l’Inde alors qu’il est impossible de représenter l’Inde tant elle est un milliard de fois plus diverse que ce qu’on veut bien la penser.

 

Mon séjour commence et je suis chez moi. En un pas sur le tarmac, mes racines se sont accrochées à ce sol si rapidement que cela me fait un peu peur. Ma vie n’est pas ici, mais vie est ailleurs. Et si finalement je me trompais. Tout m’invite à rester. Tout me montre que je viens d’ici, que je suis d’ici, que j’appartiens à ici. Et finalement si l’on appartenait tous non pas à un lieu précis, mais bien n’importe ou, là où on se sent bien ?

 

Oui, il y a des jours où tout va mal. Et il y en a d’autres où l’on se sent complètement en harmonie avec soi-même. Depuis trois jours, je me sens bien. Tout simplement parce qu’en un instant, un pays m’a dit « Namasté ». Et que ce mot-là, je l’ai entendu, je l’ai respiré, je veux le garder. Et de répondre en retour « Namasté, Bhârat » avec Ivresse.


Nasha Gagnebin