Conditions de travail
Par , (22 décembre 2011)
Ça emballe à la chaîne dans les entrepôts du premier site d’e-commerce, Amazon.fr. À chaque clic et commande de cadeaux de Noël, des milliers d’employés, majoritairement des intérimaires, s’activent sur les plateformes logistiques. Des « lutins de Noël » très surveillés, payés au Smic, soumis à des cadences épuisantes, que ce soit aux États-Unis ou en France. Pour le plus grand profit du père Noël milliardaire, Jeff Bezos.
« Ils tuent les gens mentalement et physiquement. » Cette phrase lâchée par un ex-magasinier vise directement l’enseigne Amazon, cette vaste librairie en ligne incontournable pour tout internaute en quête de livre… et de cadeaux de Noël. En septembre 2011, The Morning Call, quotidien de Pennsylvanie, a publié une enquête détaillée sur les conditions de travail dans les entrepôts Amazon de la Lehigh Valley. On y découvre des rythmes inhumains avec une vitesse redoublée d’un jour à l’autre, par une température qui dépasse les 40 °C. Dans ces entrepôts, on a beau croire être un employé modèle, ne jamais être malade ni arriver en retard, on peut quand même être licencié au bout de quelques mois. « Je pouvais seulement atteindre une certaine fréquence et je ne pouvais pas aller plus vite, témoigne un ancien salarié cinquantenaire. Quand ils m’ont annoncé que j’étais viré au bout de sept mois, ça a été brutal. » Les expéditions très rapides dont se targue Amazon ont leur revers de médaille.
Aux cadences infernales s’ajoutent des conditions de travail éprouvantes. À tel point que des auxiliaires médicaux ont été recrutés par Amazon aux États-Unis. Durant les fortes chaleurs d’été, ils se tiennent à proximité des entrepôts de manière à intervenir en cas d’évanouissement ou de malaise d’un employé, relate l’enquête du Morning Call. À peine sortis sur des brancards ou en chaise roulante, les malheureux employés croisent les nouveaux candidats prêts à reprendre leur travail, n’importe quand. « Je ne me suis jamais senti traité comme de la merde dans aucun entrepôt autant que dans celui-là ! Ils peuvent le faire car il n’y a pas d’autre job dans la région », raconte Elmer Goris qui a passé un an dans l’entrepôt de Lehigh Valley. Payés 11 ou 12 dollars de l’heure, les travailleurs d’Amazon peuvent faire l’objet de licenciements « exemplaires » instantanés en étant ramenés à la porte sous les yeux des collègues. Beaucoup de travailleurs évoquent la pire expérience de travail qu’ils aient vécue.
« Have fun » en emballant des cartons à la chaîne
En France, avec plus de 9 millions de « visiteurs » par mois, Amazon est le premier site de commerce en ligne, devant eBay ou le site de la Fnac, selon la Fédération du e-commerce et de la vente à distance (Fevad). La plus grande plateforme logistique française de l’entreprise (70 000 m2) se trouve à Saran, en périphérie d’Orléans. En cette veille de fêtes, les cadences y redoublent. Ses effectifs – 400 salariés – sont multipliés par cinq. « Ces dernières semaines, pour faire face aux commandes de fin d’année, ce sont plus de 1 500 intérimaires qui affluent, parfois de loin, en 3x8 et le week-end », témoigne un correspondant du journal Lutte ouvrière. « La plupart des agences d’intérim de l’agglomération orléanaise affichent sur leur vitrine "Urgent : conditionnement" , jusqu’à Pôle emploi qui joue les rabatteurs. Le tract de bienvenue promet une bonne ambiance, le "have fun", pour "vivre au mieux l’expérience Amazon". »
Y travailler réserve quelques surprises. Comme ces fouilles corporelles effectuées par des agents de sécurité, dont le salarié n’a pas été informé, et que des représentants du personnel (syndiqués à la CGT) jugent « abusives ». Comme le vidage obligatoire des casiers réservés aux salariés avant une certaine heure. Dommage pour l’employé qui retrouve ses effets personnels en vrac dans le vestiaire. Des vestiaires placés sous vidéosurveillance. Comme certaines dispositions inscrites dans le contrat de travail mais rédigées… en anglais. Comme le travail de nuit, sans aucune prévention en matière de sécurité des conditions de travail [1]. Et difficile d’y exercer la liberté syndicale.
Un permis de travail à points
En décembre 2009, une soixantaine de salariés de l’immense entrepôt de Saran débraient. « Les managers mettaient une pression énorme sur tous les services pour que nous ne fassions pas grève, par exemple en plaçant des cadres à côté des badgeuses », souligne à l’époque Sébastien Boissenet, délégué syndical FO chez Amazon. Rassemblés devant l’entrepôt, ils dénoncent des conditions de travail « déplorables ». Alors qu’ils n’ont que 23 minutes de pause sur 7 heures de travail, les grévistes demandent 10 minutes supplémentaires et une hausse de salaire de 4,8 %, quand l’immense majorité ne gagne pas plus que le Smic. Devant la difficulté de mobiliser les intérimaires, qui peuvent être licenciés du jour au lendemain, la grève prendra rapidement fin sans que la direction n’ait rien concédé. Depuis ce mouvement de grève, FO n’y a plus de représentant, et la section CGT, que Basta ! a tenté de contacter en vain, semble récente. « Non, nous n’avons pas de section chez Amazon », répond de son côté la fédération CFDT du commerce.
Les conditions de travail des entrepôts Amazon ne paraissent donc guère avoir évolué depuis l’enquête menée au Royaume-Uni par le Sunday Times en 2008, dans laquelle un entrepôt de la firme, à Bedfordshire, était épinglé. La journaliste Claire Newell était parvenue à se faire recruter comme intérimaire. Dans son enquête, elle décrit un système disciplinaire à points totalement aberrant. Une absence – même justifiée par un certificat médical ! –, le manque de rapidité au travail ou l’infraction à une règle de sécurité entraînent le retrait d’un point. Avec ce système, également en vigueur aux États-Unis, le salarié est mis à la porte quand le total de points devient nul. Pour regagner des points, Amazon propose un système de primes sur objectif : l’encadrement décide d’un niveau de productivité à atteindre – emballer un certain nombre de colis en un temps donné, par exemple – pour toucher un bonus de quelques dizaines d’euros. Des objectifs pour l’essentiel « inatteignables », selon Claire Nowell, ce que démentait la direction.
Le fondateur d’Amazon gagne 1 251 fois le Smic
À Bedfordshire comme à Lehigh Valley, les mêmes cadences infernales rythment les journées des travailleurs. Jusqu’à 140 consoles emballées à l’heure par employé. En période de Noël, les employés travaillent 7 jours sur 7, et estiment parcourir entre 15 et 20 km par jour pour transporter les produits à expédier d’un bout de l’entrepôt à l’autre. Le tout sous le regard suspicieux de managers. La journaliste infiltrée rapporte que même l’autorisation du supérieur hiérarchique est nécessaire pour pouvoir se rendre aux toilettes. Sans surprise, peu de citoyens anglais acceptent de telles conditions de travail. La plupart des manutentionnaires sont donc des ressortissants de pays d’Europe de l’Est, qui espèrent ainsi obtenir une prolongation de leur permis de séjour. Extrêmement précarisés, ces employés sont à peu près dépourvus de tout moyen de faire entendre leurs revendications.
Quant au fondateur d’Amazon, l’états-unien Jeff Bezos, tout va bien pour lui. Selon le magazine Forbes, il est la 30e plus grande fortune mondiale avec 19,1 milliards de dollars et un revenu annuel de plus d’1,6 million. Soit ce que gagnera un salarié français du groupe après 104 ans de bons et loyaux services au Smic. Cette masse invisible, retranchée dans des entrepôts placés sous vidéosurveillance, est pourtant juste derrière nos écrans. Il suffit de quelques clics pour que des hommes et des femmes bien réels enregistrent et assurent la préparation et la livraison de nos commandes. Des mains dont le mouvement continu est placé sous le sourire indéfectible du logo Amazon. Joyeux Noël !
Sophie Chapelle et Ivan du Roy
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[1] Ces différents aspects sont pointés du doigt par les animateurs de la section CGT d’Amazon à Saran.