Pourquoi je n'irai PAS voter en mai

Lorsque j’ai découvert le slogan de la Gay Pride de Paris en 2011 (pour mémoire : « En 2011 je marche, en 2012 je vote ») je n’ai pas pu réprimer une certaine nausée. Les LGBT s’y mettaient aussi avec le manque de nuance et d’intelligence (voir d’humour) qui caractérise depuis quelque temps cette communauté dans laquelle je ne me reconnais plus. Si même les "Barbies" de la politique que sont devenus les gays et les lesbiennes (les autres décorent depuis longtemps) se rangeaient sous la bannière de l’aveuglement démocratique, la question était réglée : le débat n’aurait pas lieu. On aurait pu espérer un brin d’ironie « Voter c’est gay », une tournure interrogative « Et si vous alliez voter ? » ou même un début de commencement d’embryon de réflexion du style « Je m’engage en politique/ la démocratie c’est nous (aussi) » ou que sais-je encore. Non ! Un bon vieux présent de l’indicatif, un impératif catégorique par le truchement de la première personne du singulier, du massif, du binaire, du pragmatique. La réflexion sur le vote, la démocratie, la citoyenneté, c’était bon pour des indignés mal fagotés et autres objecteurs de croissance. Les consommateurs méritants, citoyens de seconde zone appliqués et reconnaissants que sont les LGBT se contenteront d’aller voter.

par Nicolas Johan LePort Letexier - Samedi 18 février 2012

30 ans, universitaire, activiste et charcutier traiteur, il fait ce qu'il peut en espérant revenir au plus vite à la littérature, à la poésie et au tricot.

Lorsque j’ai découvert le slogan de la Gay Pride de Paris en 2011 (pour mémoire : « En 2011 je marche, en 2012 je vote ») je n’ai pas pu réprimer une certaine nausée. Les LGBT s’y mettaient aussi avec le manque de nuance et d’intelligence (voir d’humour) qui caractérise depuis quelque temps cette communauté dans laquelle je ne me reconnais plus. Si même les "Barbies" de la politique que sont devenus les gays et les lesbiennes (les autres décorent depuis longtemps) se rangeaient sous la bannière de l’aveuglement démocratique, la question était réglée : le débat n’aurait pas lieu. On aurait pu espérer un brin d’ironie « Voter c’est gay », une tournure interrogative « Et si vous alliez voter ? » ou même un début de commencement d’embryon de réflexion du style « Je m’engage en politique/ la démocratie c’est nous (aussi) » ou que sais-je encore. Non ! Un bon vieux présent de l’indicatif, un impératif catégorique par le truchement de la première personne du singulier, du massif, du binaire, du pragmatique. La réflexion sur le vote, la démocratie, la citoyenneté, c’était bon pour des indignés mal fagotés et autres objecteurs de croissance. Les consommateurs méritants, citoyens de seconde zone appliqués et reconnaissants que sont les LGBT se contenteront d’aller voter.

Après tout, tant mieux pour eux et pour leurs « représentants » encartés. Seulement voilà, pauvre pédé que je suis, cette question me taraude pourtant depuis des mois. Des mois que j’espère trouver une réponse qui me pousse à ne pas rompre avec le sacro-saint devoir démocratique du vote. Mais j’ai beau scruter les programmes : pas d’espoir d’une réforme électorale qui donne au vote blanc un véritable pouvoir, pas de candidat qui me semble répondre aux enjeux. Vote utile, vote de contestation, vote de barrage, vote de bonne conscience et finalement vote qui légitime un système auquel je ne crois pas : « A voté ! » Merci bien mon bon monsieur, rentrez chez vous et à la prochaine fois.

Cette fois-ci, c’est décidé, par amour de la démocratie, par respect pour le droit de vote : je n’irai pas voter.

 

 

Aux urnes citoyens !

 

Il y avait le petit couplet « morale républicaine », puis il y a eu les grands refrains « conscience populaire », ensuite la peur de l’expérience 2002 (dont nos politiques jouent à présent avec le plus complet cynisme, ayant visiblement trouvé la parfaite équation pour transformer le deuxième tour en plébiscite !). Il ne manquait plus que la menace de sanction dont l’argumentaire du CRAN nous donne la justification la plus surréaliste.

 

Puisque nous sommes si nombreux à constater que la démocratie est malade, pourquoi faut-il absolument qu’elle soit malade de ses électeurs et non de ses élus ?

 

Pourquoi réduire, avec de plus en plus d’acharnement, la vie démocratique au vote ? Suis-je le seul à sentir pointer un jeu de dupes, à me voir en alibi citoyen dans une mascarade qui ne s’embarrasse même plus des formes de respect les plus élémentaires de ses fondamentaux. Je me souviens d’un référendum balayé d’un revers de manche et justifié par une toute nouvelle légitimité électorale. Je vois la Grèce et l’Italie dirigées par des gouvernements non élus. Je constate que la commission européenne voit ses pouvoirs accrus sans que personne ne s’indigne de son caractère totalement anti-démocratique. En France, l’accord entre les Verts et le PS semble aller de soi. Le problème viendrait des électeurs quand les élus se refilent des circonscriptions comme des cadeaux Bonux avec force communications et congratulations ? Un titre me revenait en mémoire en songeant à écrire ce texte : La haine de la démocratie de Jacques Rancière publié en 2005.  J’ai fini par le dénicher en occasion et loin d’adhérer à toutes ses thèses, j’y retrouve, exprimés clairement, les intuitions, les réflexions et les débats qui m’interpellent :

 

« Nous ne vivons pas dans des démocraties. (…) Nous vivons dans des états de droits oligarchiques, c'est-à-dire dans des états où le pouvoir de l’oligarchie est limité par la double reconnaissance de la souveraineté populaire et des libertés individuelles. (…) Ces libertés ne sont pas des dons des oligarques. Elles ont été gagnées par l’action démocratique et elles ne gardent leur effectivité que par cette action. (…) L’ « ignorance » reprochée au peuple est simplement son manque de foi. De fait, la foi historique a changé de camp. Elle semble aujourd’hui l’apanage des gouvernants et de leurs experts. C’est qu’elle seconde leur compulsion la plus profonde, la compulsion naturelle au gouvernement oligarchique : la compulsion à se débarrasser du peuple et de la politique. En se déclarant simples gestionnaires des retombées locales de la nécessité historique mondiale, nos gouvernements s’appliquent à expulser le supplément démocratique. En inventant des institutions supra-étatiques qui ne sont pas elles-mêmes des Etats, qui ne sont comptables devant aucun peuple, ils réalisent la fin immanente de leur pratique même : dépolitiser les affaires politiques, les placer en des lieux qui soient des non-lieux, qui ne laissent pas d’espace à l’invention démocratique de lieux polémiques. »

 

 

Comment puis-je sortir de cette impasse où l’exercice, de ma responsabilité démocratique par le vote, légitime une oligarchie que je considère aujourd’hui comme anti-démocratique?

 

Je sais parfaitement que des gens sont morts et continuent de mourir pour pouvoir avoir le droit de voter. Mais pour quel droit meurent-ils ou sont-ils morts ? Pour le droit de choisir, pour celui d’avoir des représentants qui puissent exercer un véritable pouvoir politique. Sont-ils morts, se battent-ils pour pouvoir élire des « représentants » qui se contentent de proposer une gestion des répercussions sociales d’intérêts oligarchiques ou l’organisation d’un Etat de droit facilitant ces mêmes intérêts ? Voter, c’est donner sa voix, c’est investir un autre - homme, femme ou parti - d’une part de nos responsabilités de citoyen, c’est offrir la légitimité démocratique à nos élus. Parce que j’estime que ce n’est pas rien, parce que je sais que certains y ont sacrifié leur existence, parce que je constate que les répercussions pour les peuples sont immenses ; je ne peux accepter d’aller voter au moins pire, d’aller voter pour sortir ce pays de l’ère « Nicolas Sarkozy » ou pour faire barrage au Front National.

 

Beaucoup autour de moi sont dans les mêmes questionnements. Pour la première fois, j’entends une amie, prof d’Histoire/Géo, enseignante passionnée d’éducation civique, annoncer que si le deuxième tour oppose Nicolas Sarkozy à Marine Le Pen, elle ne se déplacera pas. Une fois, pas deux. Un ami, engagé au Modem, défend à présent avec acharnement une mobilisation par le vote blanc. Tous, nous cherchons des solutions. En écrivant que je n’irai pas voter, je  voudrais dévoiler le mensonge si pratique des observateurs expérimentés, qui transforment à chaque élection le nombre croissant des abstentionnistes en la non-expression de l’inertie de crétins ignorants et inconscients.

 

Mettons les pieds dans le plat démocratique. OUI, Messieurs, Dames : l’abstention peut être un acte politique. Tout comme la désertion peut être un acte héroïque sauvant l’honneur d’une nation. OUI, je n’irai pas voter et, comme d’autres, ce sera par amour de la démocratie, pour défendre le sens et l’efficience de ce droit si chèrement acquis.

 

 

Retrouver le goût, la force et l’inventivité démocratiques.

 

Dans l’un de ses essais sur la photographie L’Amérique à travers le miroir obscur, Susan Sontag écrit des lignes qui me semblent pouvoir s’adapter parfaitement à la vie politique actuelle. Au dévoilement de l’arbitraire des tabous érigés elle adjoint cette constatation :

 

« Mais notre capacité à avaler des doses croissantes de grotesque, sous forme d’images (animées et fixes) et de textes, se paye cher. A la longue, ce n’est pas une libération qu’éprouve la personnalité, mais un amoindrissement ; une pseudo-familiarité avec l’horreur renforce l’aliénation, en diminuant la capacité à réagir dans la vie réelle. »

 

Effectivement, nous avons avalé des doses inimaginables de grotesque politique. On nous a éclairé jusqu’à la nausée sur l’oligarchie régnante, ses affaires, ses comptes, ses petits arrangements entre amis. Ma génération, plus qu’aucune autre, est née, a grandi dans le grand déballage médiatique d’une transparence à postériori (quand tout est déjà couvert par la prescription de préférence) sur des pratiques dont on ne sait plus si le Persan de Montesquieu en aurait été dégouté ou admiratif, tant elles allient complexité et pusillanimité. Le quinquennat qui s’achève nous aura, en la matière, achevé. Crise économique et réalité démographique fournissent en plus le cadre parfait pour que se développe un sentiment d’inutilité de l’engagement, d’étrangeté totale à ce monde démocratique dont nous nous accrochons vainement aux quelques droits qu’il nous offre encore en les considérant de plus en plus comme des privilèges périssables, des cadeaux de l’histoire que nous devons chérir avant que les grands (les élus par nous) ne nous les enlèvent pour notre bien.

 

Je ne sais pas si « le cœur des gays penche à Droite » (question visiblement très à la mode si même Europe 1 et Les Inrocks en viennent à se la poser), mais j’ai fait le même Voyage au bout de la droite que Gaël Brustier et Jean-Philippe Huelin dans leur livre intéressant et didactique publié l’année dernière aux éditions Mille et une Nuits. C’est toute la vie politique qui tend à devenir hémiplégique. La question n’est pas tant de savoir si les gays se tournent vers la droite ou l’extrême droite que de constater que sans alternative au capitaliste libéral, c’est toute la vie politique qui tend à devenir un débat n’opposant plus que des sensibilités de gestion différentes, la gauche faisant à peine figure d’arbitre entre la droite et l’extrême droite. Ils ont gagné le combat des idées et voudraient nous assigner au simulacre du vote comme des esclaves volontaires, forgeant leurs propres chaines dans l’illusion précaire d’une libération dont ils assurent l’impossibilité. Ils ont réussi à nous faire croire qu’ils incarnaient la réalité et que nous n’étions que la part du rêve. Ils nous ont confisqué le terme même de pragmatisme, se sont accaparé la ‘praxis’ en nous laissant la coquille vide de la pratique démocratique à travers le vote.

 

Mais je suis pédé, c'est-à-dire un délinquant dans plus de 70 Etats à travers le monde. Je ne peux pas oublier que le prix de mes amours face à la morale, à la répression, au consensus majoritaire et parfois démocratique de la haine est, pour la majorité de mes frères et sœurs homos, la mort, la prison ou le secret. Ma peau noire est particulièrement sensible aux chaines et se souvient presque malgré elle de ce qu’est l’espoir du choix, de la liberté, de l’avènement au statut d’individu, de citoyen. Je suis métisse, fruit du mélange, résultat de la diversité. Tout ce qui me compose ne peut que s’opposer à ces formes de totalitarisme, à l’absence de véritables débats. Avec Philippe Pignarre et Isabelles Stengers, dans leur magnifique ouvrage La sorcellerie capitaliste (La Découverte/Poche), je me souviens du cri de Seattle en 1999 : « Un autre monde est possible ! ».  Il sera effectivement bien difficile de reprendre la main sur des actes dont on nous dénie la valeur même : les indignés sont des gamins qui ne veulent pas rentrer dans la réalité politique, les objecteurs de croissance des traîtres au devoir de la consommation, les altermondialistes de doux rêveurs inconscients ou déserteurs de la grande guerre économique, les abstentionnistes seront bientôt des délinquants. La machine se croit aussi implacable que la logique qui l’anime. Pourtant, lorsqu’on aura allègrement joué avec la démocratie, qu’on aura réduit totalement l’activité démocratique des peuples au simple fait d’aller voter, qu’on aura décrédibilisé ce système jusqu’à rendre les politiques aussi insignifiants que la politique elle-même, quel choix restera-t-il ? Vers qui se tourneront ceux qui voteront encore ?

 

 

Wake Up !

 

Mais puisque rien n’est acquis pour une éternité qui n’existe pas : nous n’avons rien perdu ! Nous avons tout à faire, tout à penser, à partager, à construire. Minorités décrivait la souffrance de beaucoup dans l'article Les gens sont en train de craquer (+ 20% de suicides sur les rails belges en 2011!), mais c’est l’impuissance organisée qui nous rend fous, qui nous pousse à désespérer, nous restreint à des dilemmes infernaux comme diraient Pignarre et Stengers. Eteindre nos télés (pour ceux qui l’ont encore !), ranger nos cartes bleues, faire circuler des livres, passer du temps avec les gens qu’on aime, organiser des soupes party, des cercles de tricots, redevenir citoyens à nos mesures, avec nos mots, nos moyens, c’est possible ! Créer des espaces démocratiques autour de la cheminée d’un copain, autour d’un thé dans un studio, c’est nécessaire ! Rien ne changera en mai, parce que la démocratie n’est plus là. Ils construisent nos espaces de désespérance et nous contraignent à y exister dans un demi-coma de peurs, de frustrations et de compulsions. Je ne suis pas un « meuble » dans la plantation mondialisée qu’ils se construisent. Nous ne l’étions pas du temps du code nègre, je ne le serai pas dans mon propre pays. D’autres font vivre l’idéal démocratique en occupant Wall Street, en organisant des communautés autonomes et intentionnelles, en créant des structures économiques équitables, solidaires et durables, en tentant de donner à leurs enfants le goût de rêver en acte pour l’avenir: voter n’est qu’un moyen. J’estime qu’on nous l’a confisqué. Je n’irai pas voter. Ce n’est ni un dogme applicable à tous, ni une injonction générale. C’est juste le résultat de ma réflexion, l’expression de ma dignité de citoyen, de ma liberté d’individu.

 

Depuis des mois, je travaille et je lis pour pouvoir, entre autres choses, donner à Minorités des textes qui seront tous politiques, à la mesure de la démocratie dont je rêve, à la mesure de celle que je vis. Écrire par, pour et avec les communautés que je porte, qui m’habitent et me nourrissent. S’abstenir de jouer avec leurs règles ce n’est pas renoncer, bien au contraire. Je n’irai pas voter et, comme beaucoup de ceux qui feront de même en mai, ça ne sera nullement pour aller pêcher ou voir un bon film. Ecrire et reprendre mon sac à dos. Lire, réfléchir, chercher des mots et tenter de leur donner une forme, aller à la rencontre de ces autres qui, ailleurs, font de même ou différemment. C’est ce que je sais faire, ce que je peux faire, ce que je fais et ferai pour construire réellement, pragmatiquement, la démocratie.



Notre sommeil les fait rêver ; ils ne sont qu’un cauchemar pour lequel nous ne sommes pas obligés d’aller voter.


Nicolas Johan LePort Letexier