Ruptures d'anévrisme
Par Agnès Maillard le vendredi 4 mai 2012,
15:46
Le
capitalisme prospère sur le mythe de la classe moyenne : faire croire à un
prolo qu’en bossant toute sa vie pour acquérir son clapier, il a les mêmes
intérêts de classe qu’un rentier.
Il ne m'a
fallu que quelques rayons de soleil pour repartir à la rencontre du monde qui
marche, qui croit et qui espère. Des bouts de route et des embrassades, de
longues discussions sur l'état du monde, l'œil rivé sur le paysage de Gascogne
en trichromie printanière : le vert quasi irlandais des collines qui
ondulent jusqu'à la barrière bleu pâle des Pyrénées qui ourle un ciel de nuages
noirs et ventrus. Il y avait foule pour le premier mai finalement. Toujours les
mêmes, plus quelques autres, encore portés par l'élan d'une campagne électorale
qui s'est effondrée au soir du premier tour, rattrapé par la lourdeur d'une
époque, et qui les laissent un peu orphelins, un peu sans souffle et sans
avenir. Et puis, à chaque fois, un discours différent, des envies différentes,
des arguments différents, mais tous concentrés sur un seul but : me
convaincre de voter Hollande parce que l'idée de voir Sarkozy cinq ans de plus
leur est intolérable.
Le pire, dans tout ça, c'est que je ne suis même pas sûre qu'ils y croient plus
que moi. Nous sommes au bord de la falaise, scrutant l'abîme insondable qui
s'ouvre presque sous nos talons, le dos au mur qui se rapproche et ils veulent
bien faire :
Sauf que là, franchement, même avec un grand effort de concentration, je n'ai
pas assez la foi pour croire que cela va changer quoi que ce soit.
Le moins pire. Même pas. Le
saut de la foi. Qui va faire « plaf »
en arrivant en bas. Avec le petit bruit mouillé de la pastèque bien mûre qui
explose au sol.
Ce n'est plus un vote, c'est un référendum. Pour
ou contre Sarkozy.
Voilà
à quoi s'est réduite la démocratie. Voilà ce à quoi j'ai le devoir de
participer : pour ta purge libérale, pour ta politique de récession, tu
préfères que le véto soit sympa ou pas trop ?
Comme d'habitude depuis l'enterrement
de la volonté des peuples de 2005, la question ne porte plus jamais sur nos
choix de société, mais uniquement sur les modalités d'application du programme
unique de restriction massive d'accès aux ressources. Chacun étant, bien sûr,
persuadé qu'il arrivera à prendre bien moins cher que son voisin.
La seule chose notable, par rapport aux autres fois, c'est l'unanimité de la
résignation : tout le monde m'a l'air bien convaincu que nous n'avons plus
aucune manière d'échapper au grand rouleau compresseur, on accepte donc d'en
être réduit à choisir l'intensité et la brutalité avec lesquelles on va nous
faire mal. Tout en espérant qu'en choisissant bien, le coup tombera plus
souvent sur le dos du voisin. Plus personne n'espère que ça change. Plus
personne ne veut vraiment que ça change. Juste ne pas avoir trop mal. Juste un
petit serrage de ceinture en attendant que ça passe.
Sauf ceux qui n'ont plus rien à perdre, mais ceux-là, pour l'instant, sont
encore bien minoritaires, bien inaudibles, bien invisibles, bien méprisés par
tous les autres, tant des années de stigmatisation des perdants du capitalisme
ont bien porté leurs fruits pourris.
Quand j'y pense : que les plus riches aient réussi à désigner les plus
pauvres à la vindicte populaire en les présentant comme des privilégiés, des
profiteurs, des parasites ! Que les rentiers aient pu régurgiter sans
cesse leur amour immodéré pour la valeur travail, la grande valeur travail, à
laquelle ils prennent bien soin de ne jamais toucher. Que l'on ait pu nous
vendre le mythe de la France des proprios, un peu comme celui de la France des
entrepreneurs : tous rentiers, tous patrons, tous autoexploités,
tous soumis à la loi de la banque, de la dette et du moins-disant !
Et ensuite, ils font mine de ne pas comprendre le vote FN ! Un demi-siècle
qu'on marchandise tous les aspects de la vie humaine ! Un demi-siècle que
l'on clôture, que l'on possède, que l'on délimite par les barrières de
l'argent. Un demi-siècle, c'est ce qu'il leur a fallu pour que nous trouvions
tous totalement normal et indépassable l'idée que tout, absolument tout se vend
et s'achète. Y compris et surtout nos besoins primaires. Il n'y a plus de biens
communs, plus de bois où glaner de quoi se chauffer, plus de sources où
s'abreuver, plus de recoins où chier en paix. Tout appartient à quelqu'un. Ils
ont même commencé à prendre des
options sur des astéroïdes ! Comment justifier un droit de propriété
sur un bout d'astéroïde ? Comment justifier l'idée que l'eau, la ressource
la plus vitale, ne soit plus qu'une denrée, c'est-à-dire que son accès dépend
uniquement de notre accès à l'argent ? À qui appartient l'eau ? Y a-t-il
eu une OPA sur les nuages ?
Il faut de l'argent pour tout. L'argent est devenu le fluide du corps
social : ne pas en avoir, c'est mourir. Et ils n'ont eu de cesse de
raréfier l'argent. En créant des barrages, des retenues, des points
d'accumulation en aval desquels il devient de plus en plus dur de survivre. Et
cela devrait s'amplifier. Parce qu'ils vont fermer encore plus les robinets. Ils appellent
ça la nécessaire rigueur et ils sont tous d'accord pour nous l'infliger.
Des milliards d'euros en plus vont être retirés de la circulation : gel
des dépenses, coupes dans tous les dispositifs de redistribution, restrictions
salariales au menu, déconstruction du Droit du travail pour un rapport de
forces encore plus déséquilibré.
Le corps social se meurt de n'être plus correctement irrigué. Il est perclus
des anévrismes des plus riches et ils parlent d'une nouvelle saignée. Et ils
nous demandent de choisir l'outil qu'ils vont nous plonger dans l'artère! Nous
n'avons jamais été collectivement plus riches qu'en ce moment et jamais plus
convaincus que plus rien n'est possible : ni une bonne santé, ni une bonne
éducation, ni une bonne retraite, ni rien de ce qui fait une bonne vie !
Nous n'avons jamais été aussi riches et jamais nos imaginaires sociaux et
politiques n'ont été aussi pauvres, aussi réduits, aussi mesquins, aussi
médiocres.
Tout ceci n'est qu'un vaste mensonge, une sale mise en scène, la pire des revanches
de classe depuis le 19e siècle.
Il est l'heure de se réveiller.
Il est temps de se remettre à exiger.