Le Monde diplo
par Serge Halimi, mai 2012
Le changement, c’est maintenant… Encouragé par sa victoire électorale, le chef de l’Etat impose sa volonté au gouverneur de la banque centrale, institue un contrôle des changes et annonce qu’il va nationaliser un secteur-clé de l’économie bradé au privé treize ans plus tôt. Deux membres du gouvernement, nommés par décret à la tête de la grande entreprise redevenue publique, en chassent séance tenante les anciens patrons. La Commission européenne mais aussi le Wall Street Journal et le Financial Times (« un acte mesquin de piraterie économique ») laissent éclater leur colère. L’hebdomadaire The Economist recommande même que le pays « pirate » soit exclu du G20 et que ses citoyens (qui ont mal voté) ne puissent plus voyager à l’étranger sans visa.
L’Etat dont il est question n’est pas situé sur le Vieux Continent. Il s’agit de l’Argentine. « Nous sommes le seul pays en Amérique latine, et je dirais dans le monde, qui ne contrôle pas ses ressources naturelles », a justifié la présidente Cristina Kirchner, le 16 avril dernier, au moment de nationaliser l’essentiel des avoirs de la multinationale espagnole Repsol, jusque-là actionnaire majoritaire de la compagnie pétrolière argentine YPF. La propriété publique des ressources stratégiques est moins universelle que Mme Kirchner ne le suggère — Total, BP, Exxon, etc., sont des sociétés privées —, mais elle renvoie à d’autres combats : la nationalisation de l’Anglo-Iranian Oil Company par Mohammad Mossadegh en Iran en 1951, celle du canal de Suez par Gamal Abdel Nasser en Egypte en 1956, celle des actifs algériens d’Elf et de Total par Houari Boumediene en 1971, la mise sous séquestre de l’entreprise Ioukos par M. Vladimir Poutine en Russie à partir de 2003. Sans oublier, à la même époque, la prise en main de Petróleos de Venezuela SA (PDVSA) par M. Hugo Chávez.
Le gouvernement de Buenos Aires reproche aux anciens propriétaires d’YPF d’avoir distribué à ses actionnaires 90 % des profits réalisés par l’entreprise. Faute d’investissements, la production nationale de pétrole a baissé de 20 % depuis 2004, et les importations énergétiques ont été multipliées par vingt. Une situation d’autant plus fâcheuse que l’Argentine, instruite par une expérience douloureuse, ne veut plus dépendre de créanciers étrangers (et encore moins du Fonds monétaire international) pour équilibrer ses comptes.
Bien accueillie par son peuple, l’audace du gouvernement argentin lui vaut des demandes d’indemnisations extravagantes, des menaces de boycott commercial et les plus sombres prophéties. Mais Buenos Aires se souvient des oiseaux de mauvais augure. En 2001, quand l’Argentine, exsangue, cessa de rembourser sa dette puis dévalua sa monnaie, on lui prédit une crise de la balance des paiements et la faillite économique (1). Depuis, ses comptes extérieurs sont devenus excédentaires, sa production a augmenté de 90 %, le chômage et la pauvreté ont reculé (2). Plutôt que de se solidariser avec les actionnaires de la multinationale espagnole, l’Europe gagnerait à s’inspirer du volontarisme politique argentin.
Serge Halimi