Statistique et fabrique d’un discours d’État : les
chômeurs « fraudeurs »
Par Agone le lundi 7 mai
2012, 09:26 - Inactualités
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Le 8 mars 2012, Nicolas Sarkozy, président de la
République et candidat déclaré à sa succession, est interviewé, lors d’une
émission matinale très populaire, par Jean-Jacques Bourdin sur la radio RMC. Il
n’y cesse, comme dans la plupart de ses apparitions médiatiques, de mobiliser
des statistiques dites « officielles ».
Les chiffres
permettent au candidat-président de raconter l’histoire suivante : certes,
le chômage a augmenté (« 17 % ») depuis 2007 en France, mais
bien moins que dans d’autres pays européens (« 281 % en
Espagne ») – ce qui atteste de l’efficacité du président
« protecteur ». Mais s’il y a beaucoup de chômeurs
(« 2,8 millions ») ou de titulaires du RSA (« 1,8 millions
de foyers »), c’est parce que certains ne veulent pas travailler
(« 500 000 offres d’emploi non satisfaites ») ou se former
(seulement « 10 % de chômeurs en formation ») et profitent du
système d’indemnisation et de prise en charge (« la fraude ») qui
coûte cher aux Français (« 35 milliards d’euros » pour la
formation ; « 10 milliards » pour le RSA).
Les Français
sont donc, pour une partie d’entre eux, responsables de leur situation. Et le
Président-candidat ne peut laisser passer ces « abus ». C’est son
devoir de s'opposer aux corps intermédiaires – qui profitent eux aussi du
système (« les organisations socioprofessionnelles ») – en
s’adressant directement aux Français (« le référendum »). Il s’agira
d’imposer la fermeté contre les fraudeurs et les profiteurs en les obligeants à
travailler et à se former.
Cette grille
de lecture du chômage de masse et sa mise en scène médiatique ne sont pas
nouvelles ni le seul fait du Président-candidat. Des récits de ce type se sont
imposés, au-delà de la droite, parmi les élites bureaucratiques depuis
1995 [1].
De la manipulation des chiffres à la manipulation
symbolique du monde social
À quoi
servent les chiffres dans ces discours ? D’abord, ils permettent de
qualifier le bilan du Président en s’appuyant sur le discours de la science et
de la raison. Ensuite, le langage statistique est le principal (voire unique)
moyen pour le candidat de parler de chômeurs, qu’il ne croise jamais ;
mais, en revanche, sur lesquels il peut agir. Enfin, il opère ce que Pierre
Bourdieu appelle une « manipulation symbolique du monde social ». Par
le langage statistique, Nicolas Sarkozy pastiche des figures ou catégories
typiques : les « chômeurs volontaires », les
« fraudeurs », les « fainéants » et les « bons »
chômeurs, ceux qui cherchent « vraiment » un travail. Le
Président-candidat se risque à redéfinir la catégorie de « chômeur »
(qui s’était imposée au sortir de la Seconde Guerre mondiale). Le
« chômeur » n’est plus celui qui n’a pas d’« emploi »
– c’est-à-dire un travail, à temps plein, en contrat à durée indéterminée (ou
déterminé) – mais celui qui n’est pas en « activité », terme qui
englobe des situations qui vont de « petits jobs » à des
« travaux d’intérêt collectif », le plus souvent à temps partiel, et
qui ne permettent pas de survivre sans aides sociales. La frontière n’est donc
plus ici entre chômeurs et salariés mais entre ceux « qui restent chez eux »
et ceux « qui ont une activité », entre les « fraudeurs »
et les « honnêtes » chômeurs et salariés.
Les chiffres
constituent ici la principale ressource du Président-candidat pour imposer sa
vision du problème du chômage. La formule « 2,8 millions de chômeurs mais
500 000 offres d’emploi non satisfaites » construit une chaîne
logique : il y a des chômeurs qui ne veulent pas prendre les emplois
disponibles. Cette équation produit un effet de retournement : les
chômeurs ne sont pas au chômage parce qu’il n’y pas d’emplois – par exemple du
fait de la crise et de la faible croissance économique – mais parce qu’ils ne
veulent pas travailler. Elle introduit le discours de dénonciation de la
« culture de l’assistanat », des « abus » et de la
« fraude ».
Depuis quand
ce chiffre des « offres d’emploi non satisfaites » est-il diffusé
dans les médias ? Suivant une recension de la presse écrite, il s’est
d’abord diffusé au début des années 2000 par la voix du Medef : en pleine
renégociation sur l’indemnisation des chômeurs, les responsables patronaux
dénoncent le système de prise en charge des chômeurs, qui ne les
« inciterait » pas à chercher (et reprendre) un emploi. La preuve par
les chiffres : 800 000 offres d’emploi seraient alors non pourvues.
Le patronat propose donc un accompagnement plus coercitif des chômeurs, avec
des sanctions systématiques (diminution puis suppression des indemnités) contre
ceux qui ne recherchent pas « activement » un emploi. Cette catégorie
statistique est ensuite reprise, entre 2002 et 2004, par le ministre des
Affaires sociales François Fillon. Le chiffre sert alors à légitimer le
renforcement du suivi et du contrôle par l’ANPE – à partir de 2005, les
chômeurs sont convoqués tous les mois – mais aussi le développement des
opérateurs privés de placements qui concurrencent l’ANPE. Enfin, le chiffrage
est remobilisé par Nicolas Sarkozy après son élection, en 2008 : il s’agit
d’une part de justifier le durcissement des politiques d’accueil des étrangers
– les emplois vacants doivent aller aux Français ; et, d’autre part, de
promouvoir de nouvelles réformes des politiques de gestion du chômage en
imposant des sanctions aux chômeurs qui refuseraient plus de deux offres
d’emplois « raisonnables ».
Comment le
chiffre des « offres d’emplois non satisfaites » est-il fabriqué ?
Si ce chiffre est bien produit par une administration d’État, le Pôle Emploi,
en revanche, il ne fait l’objet d’aucune « publication officielle »
d'administrations de la statistique publique comme l’INSEE ou la DARES (service
statistique du ministère du Travail). Parce que ces institutions ont jusqu’ici
considéré qu’il était peu fiable. Ce chiffre est issu de la différence entre
les offres d’emplois recueillies et les offres d’emplois dites
« satisfaites », celles où l’employeur a pourvu l’offre et l’a
signalé à Pôle Emploi [2]. En 2010, Le résultat
était de 440 000 offres d’emploi non satisfaites – ce qui est proche du
chiffre cité par Nicolas Sarkozy.
Si le
chiffre est approximativement « bon », l’équation « une offre
d’emploi non satisfaite est égale à un emploi laissé vacant » est en
revanche très fragile. Premièrement, il n’y a pas toujours une offre pour un
emploi, mais parfois deux offres. Le même emploi peut ainsi faire l’objet d’une
offre sous forme de CDD et d’un contrat d’intérim. Deuxièmement, une offre ne
veut pas toujours dire un emploi à pourvoir : beaucoup d’entreprises,
notamment dans les secteurs à forte rotation, déposent des offres pour se
constituer un portefeuille de candidatures et de CV. Troisièmement, une
« offre d’emploi non satisfaite » ne signifie pas nécessairement que
l’emploi n’a pas été pourvu. « La satisfaction » de l’offre repose
sur une déclaration volontaire de l’employeur. Mais il peut avoir pourvu
l’emploi par d’autres canaux que Pôle Emploi (bouche à oreille et réseaux
informels, petite annonce dans la presse, etc.) sans que cette dernière ne le
sache. De même, l’entreprise peut simplement renoncer à sa procédure de
recrutement sans retirer l’offre (le contrôle de Pôle Emploi est faible). Bref,
l’« offre d’emploi non satisfaite » n’est que rarement synonyme
d’« emploi » qui n’a pas trouvé preneur.
Au final, la
chaîne logique « offres d’emploi non satisfaites = emplois vacants =
chômeurs qui ne veulent pas travailler » relève surtout de la manipulation
statistique. Le chiffre permet en effet de donner corps à la figure du
« chômeur volontaire » pourtant quasi inexistante dans la
réalité [3].
La fabrique des chiffres d’État
Qu’est-ce
qui rend possible la diffusion de cette catégorisation des chômeurs ? Si
ce discours et l’expertise statistique sur laquelle il prétend s’appuyer ont
fait l’objet d’une critique de la part des associations de chômeurs, des
statisticiens publics et de certains journalistes spécialisés, en revanche,
aucun haut fonctionnaire ou dirigeant gouvernemental ne les a contestés.
En la
matière, l'État dispose du monopole sur les catégorisations et classements
« officiels » : ce sont les hauts fonctionnaires des ministères
– et notamment ceux issus du corps des administrateurs de l’INSEE – qui
labellisent les catégories statistiques. Ce sont eux qui choisissent de donner
de l’importance à certaines séries statistiques en les publiant et en les
communiquant au gouvernement et à la presse. Ils font aussi le choix de
« durcir » une statistique en en rappelant (ou non) sa fiabilité
(marges d’erreur, conditions de productions). Ils produisent ainsi, plus ou
moins, des vérités État. La fabrication des chiffres n’est pas le produit d’un
processus démocratique mais le fruit d’une décision où les hauts fonctionnaires
sont en position de force. L’État est dépositaire du pouvoir symbolique de
faire connaître certains problèmes mais aussi (voire surtout) à rendre
invisible d’autres « visions des divisions ». Par exemple l’obstruction
de ces administrateurs à produire et diffuser des indicateurs de précarité tels
que « l’emploi inadéquat », comme le demandait le collectif
« les Autres Chiffres du Chômage » en 2007.
Monopole de
la catégorisation, l’État dispose aussi de celui de la diffusion des chiffres
« officiels ». Comment s’opère la division du travail de commentaire
sur les chiffres ? Si les services de l’État publient les statistiques –
par le biais de documents et d’un calendrier très codifiés –, en revanche, les
responsables gouvernementaux s’octroient un monopole du commentaire sur le
commentaire des statisticiens. Autrement dit, ce sont eux qui communiquent
auprès de la presse. Rares sont les expressions des statisticiens publics dans
les médias. Les responsables gouvernementaux peuvent alors tout à fait, comme
le Président dans sa campagne, jouer sur le sens et l’interprétation des
données.
Ce partage
des rôles ne va pas sans tension lorsque les agents de l’État considèrent
que le gouvernement « instrumentalise » les chiffres. En 2007, les
statisticiens du ministère du Travail s’étaient mobilisés (manifestations,
grève) contre le gouvernement, accusé de communiquer sur la baisse du chômage
alors qu'ils avaient démontré la fragilité de ces données. Leur autonomie et
leur indépendance vis-à-vis du pouvoir politique est un enjeu d’autant plus
crucial qu’il est une condition de la reconnaissance des chiffres qu’ils
produisent et donc de leur légitimité.
Dans le même
temps, ces différents services – et spécialement les hauts fonctionnaires qui
sont à leur tête – sont engagés dans des luttes pour renforcer leur position
(augmentation des crédits et des moyens, extension de leur domaine
d’intervention, etc.). La reprise des chiffres officiels dans le débat public
peut devenir un atout dans cette compétition, sous la forme d'échanges de bons
procédés entre hauts fonctionnaires et gouvernement. Par exemple, depuis le
milieu des années 2000, les hauts fonctionnaires du ministère du Travail et de
Pôle Emploi laissent le gouvernement communiquer sur les chiffres du chômage
alors même que ceux-ci ne sont pas encore publiés. Dans le jargon
administratif, cette pratique est qualifiée de « ruptures
d’embargo », qui permet aux ministres d’anticiper la sortie officielle des
chiffres et donc de maîtriser leur mise en récit avant tout autre acteur du
débat public.
L'invention des « chômeurs volontaires »
En plus de
politiser les chiffres, les hauts fonctionnaires participent à formuler les
grilles de lecture des problèmes sociaux. Ainsi la figure des « chômeurs
volontaires » a-t-elle d'abord été produite par une série d’experts.
Jusqu’au début des années 1990, le chômage de masse reste expliqué
principalement par une faible croissance économique. Ce qu'il faut corriger par
une politique de créations d’emplois publics ou privés subventionnés, voire par
un partage du travail.
Mais bientôt
se substitue une autre explication, promue par le patronat et le ministère des
Finances : le marché du travail serait trop « rigide » en France
et les chômeurs trop peu incités à reprendre un emploi. La solution au chômage
doit alors résider : d’une part dans la flexibilisation du marché du
travail (remise en cause du SMIC et exonération de cotisations sociales,
assouplissement des règles de licenciement) ; d’autre part dans un effort
pour faciliter la rencontre (le matching)
entre l’offre et la demande de travail. Ces préconisations s’appuient notamment
sur la mise en avant d’un volume important d’emplois vacants, d’offres d’emploi
non satisfaites, ou de « tensions » et de problèmes de recrutement
sur le marché du travail (des constats douteux, comme on l'a vu). Ces rapports
officiels mettent l’accent sur la nécessité d’accroître la mobilité et la
rotation des chômeurs sur le marché du travail : ils justifient des
mesures pour accroître l’incitation au travail par un « accompagnement
personnalisé » – ce qui signifie entre autres une augmentation des
contrôles sur les demandeurs d’emploi.
La
conversion des sommets de l’État à une approche néo-libérale
du problème du chômage (encourager le bon fonctionnement du marché du travail
en facilitant l’adéquation entre « offre » et « demande »
de travail) correspond aussi à une transformation des personnels à la tête des
administrations. Alors que le recrutement des hauts fonctionnaires en charge
des politiques d’emploi, notamment au ministère du Travail ou à l’ANPE, puisait
dans un vivier d'experts venus du catholicisme social et de la deuxième gauche
ou s’appuyait sur des économistes keynésiens et hétérodoxes, à la fin des
années 1990, les nouveaux hauts fonctionnaires de ces administrations sont
passés par le ministère des Finances, le FMI ou l’OCDE, où se sont imposés des
économistes libéraux. Ces experts, sans nécessairement parler de
« fraudes », mobilisent les concepts de l’économie classique – le
chômeur comme acteur économiquement rationnel (homo oeconomicus)
– pour diffuser la figure du « chômeur volontaire » – c’est-à-dire
qui n’est pas « incité » à travailler.
Cette
reformulation du « problème » du chômage trouve sa traduction chiffrée
dans la mise en avant des statistiques des emplois non pourvus et
symétriquement dans la redéfinition de la catégorie statistique du chômage. En
effet, en 2007, l’INSEE a modifié son interprétation de la définition du
chômage au sens du BIT 4. Alors que, jusque-là, l’Institut défendait le
principe selon lequel les demandeurs d’emploi inscrits à Pôle Emploi sont
considérés comme « recherchant » un emploi et donc comme des
« chômeurs », on insiste désormais sur la déclaration des actes de
recherche d’emploi (réponse à des petites annonces, envoi de CV, etc.). Cette
modification permet d'exclure de la catégorie de chômeur environ 200 000
personnes, diminuant d’un peu moins d’un point le taux de chômage. En insistant
donc sur les démarches de recherche d’emploi, la nouvelle définition tend à
faire disparaître des comptages ceux qui, pour de nombreuses raisons, ne se
montreraient pas « actifs » dans leur recherche d’emploi.
Les récits
du Président-candidat sont déjà solidifiés dans les discours bureaucratiques,
mis en forme par les chiffres « officiels » qui leur donnent vie.
Nicolas Sarkozy n’a plus qu’à retraduire la vulgate économique dans un discours
moral et politique : le chômeur qui n'a pas été « incité » à
travailler devient un « fraudeur ».
Étienne Penissat
Une première
version de ce texte est parue sur Mediapart le 10 avril 2012.
——
Chercheur au CNRS (CERAPS, Lille 2), membre du comité de lecture de la revue Agone,
il coordonne le numéro 50 « Réprimer & domestiquer : stratégies
patronales » (à paraître en janvier 2013).
Notes
[1] Lire Vincent Dubois, « La
promotion du contrôle : retour sur la construction politique de la fraude
sociale comme problème public ».
[2] Cf. la note du collectif ACDC.
[3] Seuls 2 % des chômeurs
interrogés déclarent ne pas vouloir travailler à l’avenir, essentiellement pour
des raisons de santé (DARES, « La question financière : une
préoccupation importante des actifs sans être perçue comme le principal frein
au retour à l’emploi », Premières Informations. Premières Synthèses, juin
2008, n°24.1).