http://www.larevuedesressources.org/noam-chomsky-un-monde-en-soulevement-ou-un-nouvel-age-des-tenebres,2329.html
Noam
Chomsky : un Monde en soulèvement ou un Nouvel Âge des ténèbres ?
Pour le
livre OCCUPY - cliquer sur les chiffres
(2/2) : Extrait présenté par TomDispatch. (1/2) : Entretien Chomsky / Flanders.
mardi 15 mai
2012, par Noam Chomsky, Tom Engelhardt, Louise
Desrenards (traduction), Régis
Poulet (traduction)
Cet article
est le second volet du diptyque de La RdR dédié à
l’ouvrage de Noam Chomsky Occupy,
publié aux éditions Zuccotti Park Press,
en avril 2012. Il s’agit ici d’un extrait présenté et publié par Tom Engelhardt, dans son blog TomDispach.com, après les
manifestations du premier mai sous l’égide et à l’appel du mouvement Occupy, aux États-Unis. Célébration dédiée aux luttes pour
la première fois dans ce pays, où la journée de solidarité internationale était
pourtant née de la répression de la Commune de Chicago en 1887 [1]...
« Nous sommes une nation dont les dirigeants poursuivent des politiques
qui culminent au « suicide » économique, dit Chomsky. Mais il y a les
lueurs vacillantes du possible. ». Ainsi commence, sur la remarque de
Laura Flanders citant l’auteur, son entretien avec
celui-ci : Noam Chomsky : sur le
suicide économique de l’Amérique, que l’on peut lire ici, dans la revue. Citation à propos de laquelle nous
évoquions un ouvrage de Didi-Hubermann et son
commentaire par Marie Baudry, reprenant la référence explicite du livre qu’elle
commente aux Thèses sur la philosophie de l’histoire de Walter
Benjamin : il faut « organiser le pessimisme ». On pourrait considérer
que Chomsky dans une filiation du scepticisme, renvoie une vision philosophique
singulière du collectif, à la fois pragmatique et didactique : la patience
et la mémoire seraient le recours activiste pour l’organisation du pessimisme
face au pire : l’organisation du pessimisme comme composante organique,
structure même, de la résistance populaire sous la forme de l’innovation de
l’organisation sociale. Laboratoire ouvert du renouvellement de la société pour
tous. Le monde renouvelé dans la dialectique, ou même le dualisme, de son
propre changement. Non l’utopie mais le passage à l’acte d’autonomie
quotidienne à plusieurs, et faire en sorte que cela reste possible dans un
environnement dont ce n’est pas l’usage dominant. Édification de la pensée
sociale du savoir-faire critique à travers l’expérience matérielle durable de
celui-ci, comme actualité du bonheur. Ou le camp de rétention général.
Don’t trust the corporate media ! OWS (2011)
Source encognitive.com
Si vous
aviez suivi les protestations du Premier Mai à New York sur les principaux
canaux médiatiques vous auriez pu à peine vous rendre compte que toutefois
elles avaient lieu. Récits généralement gommés, minimalistes, centrés sur
quelques arrestations, et barre placée à des « centaines » de manifestants dans les rues, ou
peut-être, si un journaliste se sentit particulièrement généreux, à de vagues « milliers ». J’ai fait mon propre décompte sur la
dimension approximative des protestations d’Occupy ce
jour là. J’ai quitté Union Square dans la soirée en direction du périmètre de
Wall Street. J’ai remonté la manifestation jusqu’au bout à contre-courant, le
calcul de deux ou trois mille protestataires lâchement assimilés à un groupe
est monté à 15.000 personnes avec une évaluation de conservateur. Ce n’était
peut-être pas la manifestation du millénaire, mais d’un volume non négligeable
pour Occupy, organisation sans structures solides
mais fortement située, qui avait été poussée (littéralement) hors de ses camps
de Zuccotti Park et d’autres endroits dans le pays,
ou même cognée, en vue d’être oubliée.
Si vous
aviez vérifié dans The Nation ou Mother Jones, vous auriez obtenu
une idée plus précise de ce qui se passait. Pourtant, est-ce que le grand
mouvement de protestation de notre moment américain (sur une planète tout de
même en plein bouleversement) ne méritait pas mieux ce jour-là ? Et
indépendamment de ce que vous avez lu dans le flux principal, voici ce que vous
n’en auriez rien su : ce pays est de plus en plus un camp en arme et ces
marcheurs, remarquablement détendus et paisibles, se dirigeaient parmi une concentration
de policiers suffocante, dont on resterait interloqué.
Des flics
patrouillaient en scooters sur les rives de la manifestation, qui était
contenue par les habituelles barrières métalliques. Les hélicoptères de la police au ras
des toits nous bourdonnaient aux oreilles. La police réussit à changer la route
même des marcheurs à mi-chemin, et le taux de participation de la police — j’ai
évalué jusqu’à 75 flics, par trois rangées à certains coins de rue, qui ne
faisaient rien d’autre que des heures supplémentaires, — était de loin peu
désavantageux.
Bien que les
manifestants d’Occupy aient entonné « À qui les
rues ? Nos rues ! » [2],
ce ne fut jamais le cas. Les rues appartiennent à la
police. Si cela est la démocratie et la liberté de dissidence comme valeurs
essentielles constamment vantées au monde par les officiels américains :
pincez-moi — je rêve ! Je serais même surpris que ceci soit globalement
légal. En revanche, pour ce qui est de la légalité, c’est résolument non. De
sorte que n’importe quelle marche dominicale sous le soleil se retrouve
emprisonnée et ses manifestants réduits à un auditoire captif. Lorsque des
jeunes franchissent les barrières et les cordons serrés de flics et filent dans
toutes les directions, ça ressemble vraiment à une évasion.
Le fait est
que, dans un pays dont les forces de sécurité sont blindées des orteils
jusqu’aux dents et de la frontière mexicaine jusqu’à Union Square, on sent
bien, derrière n’importe quel groupe de manifestants, le malaise des puissants
qui confine à la peur. Rien de surprenant. La « reprise » se joue sur
le fil du rasoir. Si jamais la zone euro s’affaiblit puis s’effondre, si la bulle
immobilière chinoise éclate, si le Golfe persique s’embrase, vous pouvez
toujours vous accrocher. Comme Bloomberg à New York, de nombreux maires ont
envoyé leurs paramilitaires (avec le coup de main du Ministère de la Sécurité
Intérieure) pour se débarrasser des fauteurs de troubles. Le seul problème
c’est que la réalité de leurs problèmes est si profonde que lorsque le prochain
« moment » viendra, Occupy aura eu l’air
d’une ballade au parc (ce dont ce mouvement s’inspire à bien des égards).
Pendant ce temps, les rues tombent de plus en plus dans des mains surarmées.
Les Américains dénoncent le flou dans l’application obsessionnelle des lois
relatives au « terrorisme » depuis le 9/11.
Si vous
voulez avoir une idée de ce qui se trame derrière tous les drones, les hélicoptères,
les chars et même les mini-drones sous-marins de la police, ce qui sous tend ce
délicat moment-clef, lisez l’entretien que Noam
Chomsky a accordé à TomDispatch. Il s’agit d’un
extrait de son dernier livre, Occupy, pour lequel
nous remercions son éditeur Zuccotti Park Press.
___
Ploutonomie et Précariat
Sur l’histoire de l’économie des USA en déclin
par Noam Chomsky
Le mouvement
Occupy a connu un développement extrêmement excitant.
En fait, sans précédent. Jamais quelque chose de tel à quoi je pourrais penser
n’a existé. Si les associations et les promesses que le mouvement a établies
peuvent être soutenues à travers la période longue et sombre qui arrive — parce
que la victoire ne viendra pas rapidement — il pourrait s’avérer un moment
considérable dans l’histoire américaine.
Le fait que
le mouvement Occupy soit sans précédent est
particulièrement approprié. Après tout, c’est l’ère durant depuis les années
1970 qui se trouve sans précédent, et qui a marqué un tournant majeur dans
l’histoire américaine. Pendant des siècles, depuis que le pays existait, ce fut
une société en développement, et pas toujours par de jolis chemins. C’est une
autre histoire, mais le progrès général allait vers la richesse,
l’industrialisation, le développement, et l’espoir. Il y avait une espérance
assez immuable qu’il en allât ainsi. Ce fut aussi le cas dans les moments très
sombres.
Je suis
juste assez vieux pour me souvenir de la Grande dépression. Après les toutes
premières années, au milieu des années 1930 — même si la situation était
objectivement beaucoup plus sévère qu’elle ne l’est aujourd’hui, — l’esprit
était néanmoins différent. « Nous allons nous en sortir » faisait
sens, même parmi les gens sans emploi, y compris nombre de mes proches :
« ça va aller mieux ».
Il y avait
le syndicat du travail militant qui continuait à organiser, particulièrement le
CIO (Congress of Industrial
Organizations) [3].
On en venait au point des grèves sur le tas, qui effrayaient le monde des
affaires — vous pouviez le voir dans la Presse d’affaires de l’époque, — parce
qu’une grève sur le tas est juste l’étape qui précède la reprise de l’usine
pour la faire tourner par vous-même. Par ailleurs, l’idée de prise de contrôle
par les travailleurs est tout à fait quelque chose à l’ordre du jour
aujourd’hui, et nous devrions le garder à l’esprit. En outre, la législation du
New Deal commença à intervenir en tant que résultat de la pression populaire.
Malgré les moments difficiles, il y avait un sentiment qu’en quelque
sorte : « nous allons en sortir ».
C’est tout à
fait différent maintenant. Pour beaucoup de personnes aux États-Unis, il y a
une acception pénétrante de l’impossibilité, parfois le désespoir. Je pense que
c’est tout à fait nouveau dans l’histoire américaine. Et ce fait a une base
objective.
Sur la
classe ouvrière
Dans les
années 1930, les travailleurs sans travail pouvaient anticiper que leurs
emplois reviendraient. Si vous êtes un travailleur dans l’industrie
manufacturière aujourd’hui — le niveau actuel du chômage y est à peu près le
même que pendant la Dépression — et si les tendances actuelles persistent, ces
emplois ne reviendront pas.
Le
changement a eu lieu dans les années 1970. Il ya beaucoup de raisons à cela.
L’un des facteurs sous-jacents, discuté principalement par l’historien
économique Robert Brenner, fut la baisse du taux de profit dans le secteur
manufacturier. Il y a eu d’autres facteurs. Ceci a conduit à des changements
majeurs dans l’économie — un renversement de plusieurs centaines d’années de
progrès du côté de l’industrialisation et du développement qui s’est transformé
en processus de développement personnel et de désindustrialisation. Bien sûr,
la production manufacturière continua d’être très rentable outremer ; mais
ce ne fut pas bon pour la force de travail.
Avec cela
est venu un changement important de l’économie de l’entreprise productive — qui
produit les choses dont les gens ont besoin ou qu’ils pourraient utiliser — à
la manipulation financière. La financiérisation de l’économie
a vraiment décollé à ce moment-là.
Sur les
banques
Avant les
années 1970 les banques étaient des banques. Elles faisaient ce que des banques
étaient supposées faire dans une économie capitaliste d’État : par
exemple, elles prenaient les fonds inutilisés de votre compte bancaire pour les
transférer à des objets potentiellement utiles, comme aider une famille à
acheter une maison ou envoyer un enfant au collège. Cela changea dramatiquement
dans les années 1970. Jusque-là, depuis la Grande Dépression, il n’y avait eu
aucune crise financière. Les années 1950 et les années 1960 avaient été une
période d’énorme croissance, les plus hautes dans l’histoire américaine, et
peut-être dans l’histoire économique. Et c’était égalitaire. Le un cinquième du
plus bas faisait aussi bien que le un cinquième du plus haut. Des tas des gens
évoluaient dans des styles de vie raisonnables — appelés ici « la classe
moyenne » et dans d’autres pays « la classe ouvrière », — et
c’était une réalité ; et les années 1960 l’accélérèrent. L’activisme de
ces années, après une décennie assez morne, civilisa vraiment le pays dans
toutes sortes de voies inaliénables.
Quand les
années 1970 arrivèrent, il y eut des changements subits et aigus :
désindustrialisation, délocalisation de la production et passage aux
institutions financières — qui grandirent énormément. Je devrais dire que dans
les années 1950 et les années 1960 il y eut aussi le développement de ce qui
devint, plusieurs décennies après, l’économie des hautes technologies (high-tech) :
ordinateurs, Internet, la révolution des technologies de l’information (IT Revolution) — considérablement déployées dans le secteur
d’État.
Les
développements qui eurent lieu pendant les années 1970 firent ressortir un
cercle vicieux. Celui-ci mena à concentrer de plus en plus de richesse entre
les mains du secteur financier. Ce qui ne profite pas à l’économie — lui nuit
probablement ainsi qu’à la société — pour autant mena vraiment à une
concentration énorme de la valeur.
Sur la
monnaie et la politique
La
concentration de la richesse rapporte la concentration du pouvoir politique. Et
la concentration du pouvoir politique donne lieu à une législation qui augmente
et accélère le cycle. Le projet de loi, essentiellement bipartite, entraîne de
nouvelles politiques fiscales et des modifications des taxes, ainsi que des
règles de gouvernance d’entreprise et la déréglementation. A côté de cela une
forte hausse dans les coûts des élections a commencé, qui pousse et même plus
profondément les partis politiques dans les poches du secteur d’entreprise.
Les partis
se sont dissous de nombreuses façons. L’usage était que si une personne au
Congrès attendait une position comme la chaire du comité, elle ou il l’obtenait
principalement par le service et l’ancienneté. En deux ou trois ans, pour
passer en avant, il fallut commencer par mettre de l’argent dans les coffres du
parti, — un sujet étudié principalement par Tom Ferguson. Cela a juste conduit
encore plus profondément le système entier dans les poches du secteur
d’entreprise (de plus en plus le secteur financier).
Il a
toujours existé un fossé entre la politique publique et la volonté publique,
simplement il a grandi en proportion astronomique. En fait, on peut le voir dès
maintenant. Jetez un regard au grand sujet sur lequel tout le monde se
concentre à Washington : le déficit. Pour le grand public, à juste titre,
le déficit n’est pas considéré comme un gros problème. Et ce n’est pas vraiment
un gros problème. La question est celle du chômage. Il y a une commission du
déficit, mais aucune commission du chômage. Autant que le déficit le concerne,
le public a des opinions. Jetez un coup d’oeil aux
sondages. Le public appuie massivement des impôts plus élevés sur les riches,
impôts qui ont fortement diminué dans cette période de stagnation et de déclin,
et la préservation des prestations sociales qui furent limitées.
Le résultat
de la commission du déficit va probablement être à l’opposé. Les mouvements Occupy pourraient fournir une base de masse pour essayer
d’éviter ce qui équivaudrait à un poignard planté dans le cœur du pays.
Ploutonomie et précariat
Pour
l’ensemble de la population -– les 99% dans l’image du mouvement Occupy -– ça a été assez dur, et cela pourrait empirer.
Cela pourrait être une période de déclin irréversible. Pour les 1% et même
moins -– les 01% — cela va très bien. Plus riches et plus puissants que jamais,
ils contrôlent le système politique, au mépris de la communauté. Et si cela
peut continuer pour eux, pourquoi pas, bien sûr ?
Prenez, par
exemple, Citigroup. Pendant des décennies, Citigroup a été l’une des sociétés bancaires
d’investissement les plus corrompues, plusieurs fois renflouée par le
contribuable dès le début des années Reagan et cela continue. Je ne vais pas pourfendre
la corruption, mais c’est assez étonnant.
En 2005, Citigroup s’est fait connaître grâce à une brochure pour
investisseurs intitulée « Ploutonomie :
Achat de luxe, explications des déséquilibres mondiaux ». Les
investisseurs étaient exhortés à mettre de l’argent dans un « Indice de ploutonomie ». La brochure affirmant que « Le
Monde est scindé en deux blocs — la Ploutonomie et le
reste ».
La ploutonomie se réfère aux riches, à ceux qui achètent des
produits de luxe et ainsi de suite, et c’est là que se font les profits. Ils
ont affirmé que leur indice de ploutonomie permettait
de surpasser le marché boursier. De la même façon que le reste, nous l’avons
laissé aller à la dérive. Nous n’en avons pas besoin. Ils doivent être là pour
assurer l’existence d’un état puissant qui saura nous protéger et nous sortir
du pétrin, mais ils n’ont assurément aucune autre fonction. « Précariat » est le nom qu’on leur donne parfois de nos
jours — des gens qui ont une existence précaire en marge de la société. Sauf que
ce n’est plus la marge. C’est désormais une partie très importante de la
société, aux États-Unis voire ailleurs. Et cela passe pour une bonne chose.
Ainsi, par
exemple, Alan Greenspan, le président de la Fed, au moment où il était encore
« Saint Alan » — et qu’il était salué par la profession comme l’un
des plus grands économistes de tous les temps (c’était avant le krach dont il
était en grande partie responsable) — témoignant au Congrès durant les années
Clinton, y expliqua les merveilles de la grande économie qu’il supervisait. Il
affirmait que la majeure part de ces succès tenait surtout à ce qu’il appelle
« l’insécurité croissante des travailleurs ». Si les travailleurs
sont vulnérables, s’ils font partie du précariat et
mènent des existences précaires, ils ne vont pas revendiquer, ils ne vont pas
réclamer de meilleurs salaires et n’auront pas de meilleures prestations. On
peut les virer si on n’en a pas besoin. Et c’est ce qu’on appelle une économie
« saine » du point de vue technique. Et c’est ce dont on lui sut
grandement gré, ce pourquoi il suscita l’admiration.
Ainsi le
monde est-il bien scindé entre une ploutonomie et un précariat — le 1% et les 99% selon l’image du mouvement Occupy. Les chiffres ne sont pas adéquats, mais l’image est
bonne. Désormais, la ploutonomie est là où se font
les profits des entreprises et des transactions et cela pourrait continuer
ainsi.
Si c’est le
cas, alors l’inversion historique qui commença dans les années 1970 pourrait
devenir irréversible. C’est vers cela que nous nous dirigeons. Et le mouvement Occupy est la première, véritable et importante réaction
populaire qui pourrait permettre d’éviter cela. Mais il ne faut pas se le
cacher, ce sera un combat long et difficile. Il ne s’agit pas de gagner demain.
Il faut créer des structures durables qui permettront, en traversant les temps
difficiles, de remporter d’importantes victoires. Et il y a beaucoup de choses
à faire.
Vers une
reprise en main par les travailleurs
J’ai déjà
dit que, dans les années 1930, un des modes d’action les plus efficaces était
la grève sit-down. La raison en est
simple : il s’agit de l’ultime étape avant de prendre le contrôle d’une
industrie.
Pendant les
années 1970, alors que la récession s’installait, on put assister à
d’importants événements. En 1977, U.S. Steel a décidé
de fermer une de ses principales installations à Youngstown, en Ohio. Au lieu
de simplement s’en aller, la main-d’œuvre et la communauté ont décidé de se
réunir et de les acheter à la compagnie, de les remettre en état de marche et
d’en faire une installation dirigée par les travailleurs et autogérée. Ils
n’ont pas gagné. Mais ils auraient pu vaincre s’ils avaient eu un soutien
populaire plus grand. C’est un sujet que Gar Alperovitz et Staughton Lynd, l’avocat des travailleurs et de la communauté, ont
discuté en détail [4].
Ce fut une
victoire partielle puisque, malgré la défaite, cela a stimulé d’autres efforts.
Ainsi maintenant, dans tout l’Ohio, et ailleurs, peut-on trouver des centaines,
peut-être des milliers d’usines — parfois pas si petites que ça – détenues par
les travailleurs et la communauté et qui pourraient être dirigées par les
travailleurs eux-mêmes. Et c’est la base d’une véritable révolution. C’est
comme ça que ça arrive.
Il y a
environ un an s’est passé quelque chose de semblable dans l’une des banlieues
de Boston. Une multinationale a décidé de fermer une entreprise rentable et
fonctionnelle qui opérait dans certaines fabrications high-tech. D’évidence,
ils estimaient le profit insuffisant. Les ouvriers et le syndicat ont proposé
de l’acheter, d’en prendre le contrôle et de la gérer eux-mêmes. La
multinationale a néanmoins choisi de la fermer, probablement pour des raisons
de conscience de classe. Je ne crois pas qu’ils désirent que de telles choses
arrivent. S’il y avait eu un soutien populaire suffisant, s’il y avait eu une
sorte de mouvement Occupy, qui eût pu être impliqué,
ils auraient pu réussir.
Et il y a
d’autres choses en cours comme ça. En fait, certaines sont importantes. Il n’y
a pas si longtemps, le président Obama a repris le
contrôle de l’industrie automobile, qui avait été essentiellement détenue par
la communauté. Et il y avait un certain nombre de choses qui auraient pu être
faites. L’une a été faite : la rétablir de façon à ce qu’elle puisse être
rendue à la propriété, ou à une propriété similaire, et continuer sur la voie
traditionnelle.
L’autre
possibilité était de la remettre à la main-d’œuvre — qui en était de toute
façon propriétaire — de la convertir en une industrie détenue et gérée par ses
travailleurs et constituant un système industriel majeur qui représente une
importante part de l’économie, et de lui faire produire ce dont les gens ont
besoin. Et il y a tant de choses dont nous avons besoin.
Nous savons
ou devrions tous savoir que les États-Unis sont très en retard dans le domaine
du transport à grande vitesse, et que c’est très grave. Cela affecte non
seulement la vie des gens mais aussi l’économie. A cet égard, voici une
anecdote personnelle. Voici quelques mois, j’ai donné des conférences en France
et il m’a fallu prendre le train d’Avignon, dans le sud de la France, à
l’aéroport Charles-de-Gaulle à Paris, à savoir la distance entre Washington,
DC, et Boston. Cela prit deux heures. J’ignore s’il vous
est jamais arrivé de prendre le train entre Washington et Boston, mais il roule
aussi vite qu’il y a soixante ans quand mon épouse et moi l’avions emprunté
pour la première fois. C’est scandaleux.
On pourrait
faire comme en Europe, ici. Ils avaient la capacité de le faire, la
main-d’œuvre qualifiée nécessaire. Il aurait fallu un peu de soutien populaire,
mais cela aurait pu apporter un changement majeur dans l’économie.
Rien que
pour rendre tout cela encore plus surréel, alors que cette option était
écartée, l’administration Obama a envoyé son
secrétaire des transports en Espagne pour obtenir des contrats afin de
développer des trains à grande vitesse aux États-Unis, lesquels auraient pu
être faits précisément dans la « Ceinture de rouille [5] »,
dont les usines ferment. Rien ne s’oppose économiquement à ce que cela se
fasse. Si ce ne sont des raisons de classe qui illustrent l’absence de
mobilisation politique populaire. De semblables choses continuent.
Le
changement climatique et les armes nucléaires
Je suis
resté sur des questions intérieures, mais dans l’arène internationale, deux
évolutions dangereuses étendent leur ombre sur tout ce dont nous avons parlé.
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, de réelles menaces pèsent
sur la survie ad hoc des espèces.
Nous
traînons la première depuis 1945. C’est une sorte de miracle que nous y ayons
échappé. Il s’agit de la menace des armes nucléaires et de la guerre nucléaire.
Bien qu’on en parle peu, cette menace s’accroît du fait de la politique menée
par cette administration et ses alliés. Et il faut faire quelque chose pour ça,
sinon nous sommes dans un sacré pétrin.
L’autre,
bien sûr, est la catastrophe écologique. Il n’est pratiquement pas un pays qui
n’essaie au moins de prendre des mesures pour essayer de l’enrayer. Les
États-Unis aussi prennent des mesures, surtout pour accélérer la menace. Non
seulement c’est le seul grand pays qui ne fait pas la moindre chose pour
protéger l’environnement, mais il n’est même pas monté dans le train. A
certains égards, il le tire vers l’arrière.
Et cela est
lié à un énorme système de propagande ouvertement revendiqué avec fierté par le
monde des affaires qui tient à convaincre les gens que le changement climatique
n’est qu’un canular. « Pourquoi écouter ces scientifiques ? »
Nous
retournons vraiment à un âge de ténèbres. Ce n’est pas une blague. Et si cela
arrive dans le pays le plus riche et le plus puissant de l’histoire, alors
cette catastrophe ne sera pas évitée — et dans une génération ou deux, toute
autre considération sera vaine. Il faut y faire quelque chose, et vite, en s’y
consacrant de façon durable.
Cela ne sera
certes pas aisé d’y parvenir. Il y aura des obstacles, des difficultés, des
épreuves, des échecs. C’est inévitable. Mais à moins que l’esprit de cette
année dernière, ici et partout dans le pays et dans le monde ne continue de
croître pour s’affirmer comme une force majeure dans le champ social et
politique, les chances d’avoir un futur convenable ne sont guère élevées.
Noam Chomsky
Source : Tomgram : Noam Chomsky, A Rebellious
World or a New Dark Age ? © Copyright 2012 Noam Chomsky.
Noam Chomsky is Institute Professor Emeritus in the MIT Department of Linguistics and
Philosophy. A TomDispatch regular, he is the author
of numerous best-selling political works, most recently, Hopes and Prospects,
Making the Future, and Occupy, published by Zuccotti
Park Press, from which this speech, given last October, is excerpted and
adapted. His web site is www.chomsky.info.
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Occupy, By Noam Chomsky, May 1 2012 ; Occupied
Media, Pamphlet Series, Zuccotti Park Press,
Brooklyn, NY. (accessible sur amazon.com)
P.-S.
Cet article
nous a été signalé grâce à la newsletter de la revue des textes actuels du
Libre : Reader
Supported News.
Notes
[1] Noam Chomsky a envoyé une
dédicace du premier mai au mouvement Occupy, cette
année 2012. On peut en lire une traduction dans le site www.criticalsecret.net
(suivre le lien).
[2] Si l’on ne craignait pas d’être infidèle au célèbre
slogan d’Occupy Wall Street, on pourrait proposer
comme traduction, de façon à rapprocher les deux mouvements, le slogan de la
CNT (Confédération Nationale du Travail) dans ses défilés : « Tout
est à nous, rien n’est à eux, tout ce qu’ils ont ils l’ont volé ! ».
[3] CIO, Fédération des syndicats de l’Industrie de 1835 à
1955 aux USA : voir la note 16 (suivre le lien) dans l’article Noam Chomsky : sur le suicide économique de
l’Amérique — La RdR.
[4] Voir Strategy and Program :
Two Essays toward a New American Socialism (Beacon, 1973).
[5] La Rust Belt
(« ceinture de la rouille ») était nommée jusque dans les années 1970
la Manufacturing Belt
(« ceinture des usines »). Celle-ci correspondait de longue date à
une zone de développement des industries lourdes. Lors de la guerre de
Sécession, lorsqu’on comparait le Nord industrialisé au Sud des plantations,
c’est de cette région dont il était déjà question. Malgré son déclin la Manufacturing Belt
réalise encore 40 % de la production industrielle du pays. Elle se
reconvertit quelque peu dans les nouvelles technologies.