L'exploitation
cinématographique à l'heure du numérique
En quelques
années, s'est jouée en Europe, sur le modèle américain, une transformation
majeure dans le monde de la projection du cinéma en salle, la numérisation du parc
annonçant même la fin de la bobine 35mm. Cette évolution apporte, par
définition, son lot de changements et le passage d'un support qui a été
l'unique référence pendant près de cent ans à un autre, suscite nombre de
questions à la fois culturelles, artistiques (1), économiques, et
'pataphysiques. Cette première partie s’attellera à déterminer les acteurs de
la numérisation et à comprendre certains des systèmes mis en place par ceux-ci.
Les termes
techniques en rouge trouvent leurs définitions dans l'encart situé à la fin du
texte.
Le deuxième
souffle ?
Depuis Avatar,
tout le monde s'en doutait un peu, il allait falloir évoluer, et les quelques
néo-luddistes chagrins doutant encore n'ont qu'à
tendre un instant l'oreille du côté des marchands d'avenir pour se convaincre
de leur archaïsme rétrograde. En Belgique, comme ailleurs, le passage total au
numérique dans l'exploitation cinématographique est une chose idéologiquement
acquise et quasiment actée en pratique puisque 85% des salles belges sont
aujourd'hui numérisées. Mais qu'est-ce que le format numérique au juste ?
Explication sommaire de ce système qui, en quelques années seulement, a
supplanté l’antédiluvien 35mm et ses kilomètres de bobines.
Présentation des forces en présence ou Autant en emporte le vent
Pour saisir les enjeux
et conséquences de l'exploitation numérique, il faut identifier les
« artisans » à la base de cette transformation. L'exploitation
numérique développée aux États-Unis avant d'arriver en Europe est un format
répondant à une norme. Celle-ci, dictée par le DCI (Digital Cinema
initiatives) et validée ensuite par l'ISO (l'organisme
international de normalisation), est à l'heure actuelle le seul système
numérique employé par les producteurs et distributeurs à travers le monde. Il
est important de comprendre qu'il s'agit là d'un monopole auquel il semble
économiquement très difficile (mais pas impossible - voir dossier prochain)
d'opposer une alternative viable. Deux géants de l'électronique, ont répondu
aux nombreuses exigences du Compliance Test Plan,
(passionnant document technique dont les 556 pages d'impératifs normatifs sont
disponibles ici dans la langue de Buster Keaton) et se
partage aujourd'hui le copieux gâteau de la numérisation des salles au niveau
mondial. Texas instruments, leader du marché avec le système de DLP cinema, et Sony (qui est donc à la fois examinateur et examiné)
avec le SXRD
répondent donc notamment aux impératifs de résolution colorimétrie et
contraste, requis par le DCI. La technologie Texas est employée par les
fabricants de projecteur Barco Christie et NEC, tandis que Sony exploite lui
même le SXRD.
Apports
pratiques théoriques et limites du modèle proposé ou Le mécano de la
générale
Une économie
conséquente
Tout comme
il est financièrement plus facile de tourner un film en numérique (les caméras
HD notamment ayant ouvert la voie à une pratique aussi large que diverse du
cinéma amateur), la fabrication d'une copie en numérique est bien moins
onéreuse que la version 35mm. Là où une copie pellicule coûtait environ 1000
euros, une copie sur DCP (disque dur) en coûte
200.
Cette
réduction des coûts devrait notamment permettre la plus large diffusion de
certains films pour lesquels les distributeurs auraient eu tendance à limiter,
de prime abord, le nombre de copies et donc les risques d'échecs commerciaux.
Dans le même ordre d'idées, ces économies substantielles semblent, dans
bien des cas, être destinées à gonfler les nouveaux budgets que sont la 3D, les
effets spéciaux et le cross-média.
La facilité
de diffusion
D'un format
physique plus réduit, le DCP est par conséquent plus simple à transporter. On
vante l'attrait écologique de la dématérialisation des films, à l'avantage de
ces lourdes bobines à trimbaler. L'étape suivante annoncée étant la
distribution via Internet ou par satellite, déjà effective dans quelques complexes.
La qualité
du support et sa sécurité
Une copie
DCP est théoriquement par définition toujours la même : le fichier numérique
remplaçant la bobine parfois usée, griffée, cassable, etc...
De plus, les promoteurs du numérique vantent un système d'encryptage ultra
perfectionné de type militaire (chouette !) prévenant ainsi des risques de
piratage, oubliant cependant un peu vite que les codes, aussi militaires
soient-ils, sont par définition toujours décryptables, et, a priori, plus
simples à copier en tout cas qu'une copie 35.
En pratique,
le support numérique n'a donc rien d'absolu. Qui a déjà possédé un ordinateur
est forcément conscient des aléas de l'informatique. Les problèmes d'encodage
via le système KDM et autres complications
techniques sont monnaie courante dans nombre de salles numérisées. La durée de
vie d'un disque dur n'est pas plus longue qu'une bobine 35 mm bien au
contraire, et les problèmes de conservation des films sont pour l'heure sans
réponse.
1K, 2k, 4k,
etcetera...
La constante
évolution des formats est aussi un facteur à propos duquel les exploitants
n'ont aucune assurance, mais toutes les raisons de s'inquiéter. Les projecteurs
installés en 1K et 2K
non évolutifs avant 2010 sont déjà obsolètes. La durée de vie théorique d'un
projecteur est de 5 à 10 ans, mais vu le nombre de projecteurs récents ayant
déjà été changés, cela semble être une estimation plutôt optimiste. Le format
2K équipe aujourd'hui la quasi totalité des salles belges, il est évolutif en 4K si tant est que l'exploitant y ajoute une
carte pour la modique somme de... 8.000 euros. Les solutions proposées
actuellement ne s'affichent clairement pas dans la durée. L'exploitant pourrait
même, à l'aire du tout miniature, se poser quelques questions quant à
l'imposante taille du projecteur D-cinema
l'obligeant bien souvent à se séparer de son matériel 35mm faute de place en
cabine (2).
Clauses de
confidentialité ou Liaisons secrètes
La
numérisation des salles s'est principalement faite en Belgique par le biais de
l'entreprise liégeoise XDC et du Français Ymagis de
deux Tiers investisseurs, ayant signés des
contrats avec les Majors du DCI. Très humbles quant à leur succès et leurs
manières de procéder, les deux entreprises ne dévoilent rien des rouages de
leur système de fonctionnement au public, et les exploitants signant un contrat
avec eux sont tous sous le coup d'une charte de confidentialité des plus
strictes. Les informations qui suivent sont donc le résultat d'un recoupement
de sources et toutes remarques ou objections quant à celles-ci seront les
bienvenues.
Les
exploitants indépendants ou Et pour quelques dollars de plus
La marche
forcée vers le tout numérique imposée par les Majors et les distributeurs à
leur suite entraîne, depuis plusieurs années, le déclin logique de la filière
argentique, conduisant, depuis quelques mois, les distributeurs à refuser de
distribuer des copies 35mm aux salles n'ayant pas les arrangements ou le poids
économique pour les exiger. Tous doivent donc impérativement s'équiper s'ils
veulent pouvoir projeter les films en sortie. Souci : un projecteur numérique
coûte au bas mot 60.000 euros, à quoi s'ajoutent les divers frais annexes de
mise au diapason de l'ensemble de la salle. Pour fonctionner, le matériel doit
être connecté à un serveur, relié en permanence à Internet, à quoi s'ajoutent
une librairie centralisée permettant la réception et le stockage des films sans
compter les divers travaux d'aménagement pour le son, la ventilation et
l'électricité. Si l'opération s'avère jouable pour les grands complexes de
cinéma, elle est en revanche beaucoup plus difficile, voire impossible pour les
exploitants de petite salle.
Tiers
investisseurs et VPF ou L'argent de poche
La solution
annoncée se trouve alors être les systèmes de Tiers investisseurs ou Tiers
collecteurs. Le Tiers investisseur est un organisme financier jouant le rôle
d'intermédiaire entre l'exploitant et le distributeur qui a pour but de
permettre l'équipement des salles en numérique. Pour se faire, il lève des
fonds auprès des banques afin de financer la majeure partie de l'onéreux
projecteur, les 20 à 30% restant étant à charge de l'exploitant tout comme
l'ensemble des autres travaux annexes. Il rembourse ensuite son investissement
via un système de VPF (Virtual Print Fee), économie réalisée par
les distributeurs sur la création des copies numériques moins chères à produire
que leurs prédécesseurs perforées. Celui-ci reverse alors une somme approchant
de la différence à l'exploitant lorsque celui-ci programme un de ses films en
1ère ou 2ème semaine de sortie, lui permettant, à termes, de rembourser son
matériel et en devenir propriétaire. Le Tiers collecteur quant à lui est une
variation de ce système de financement dans lequel c'est l'exploitant qui
emprunte directement aux banques (facile...) et se fait rembourser
mensuellement via les VPF. Si ces systèmes semblent, de prime abord, avantageux
pour l'exploitant qui n'a finalement « que » 30% de son projecteur à
payer, les impératifs relatifs à cet accord questionnent. En effet, Majors,
Tiers investisseurs, et autres banquiers n'ont pas tous l'altruisme comme but
premier, et si la numérisation des salles belges et européennes est également
la préoccupation des institutions politiques, le Marché impose ici sa loi d'une
manière aussi novatrice que liberticide.
Une
problématique au cas par cas ou Les uns et les autres
D'abord, les
exploitants ne présentent pas tous le même intérêt pour les distributeurs. Si
la majorité du parc national est aujourd'hui numérisée ou en passe de l'être,
il demeure actuellement 15% des écrans en Belgique. Ce sont principalement des
salles d'Art et Essai qui ne peuvent passer par le système VPF tel qu'il est
proposé actuellement et ce, pour une raison simple, ils n'intéressent pas, par
leur programmation et leur fréquentation, les Majors et Tiers investisseurs,
car le système mis en place ne leur permet pas d'engendrer des recettes
suffisantes à leurs yeux. Si l'on ne déplore, pour l'heure, aucune fermeture de
salle du fait du passage au numérique, nombre d'exploitants ont dû engager des
frais importants pour subsister à ce changement. La communauté flamande, et
plus récemment son pendant wallon, se sont penchés sur le problème et des
experts ont été mandatés pour déterminer une solution économiquement viable qui
se dirigerait vers une mutualisation des salles d'Art et Essai avec un apport
moindre du Tiers investisseur et une compensation sous forme d'aide des
pouvoirs publics. Les discussions sont toujours en cours...
Une
programmation soumise aux Majors ou La règle du jeu
De plus, le
système du Tiers investisseur dépossède l'exploitant de son matériel, celui-ci
ne devenant sa propriété qu'au terme de son remboursement. S'il est contraint
de passer les films du distributeur pour s'assurer les revenus VPF qui le lui
permettront, il lui est surtout interdit de programmer des films qui ne font
pas partie de ce système de financement (pour cela, le network
operating center ou NOC est fort pratique : système sensé assurer
diverses prestations de suivie, il assure également parfaitement son rôle de
mouchard, le Tiers investisseur gardant ainsi toujours un œil sur l'usage qui
est fait de sa machine). Ainsi, l'exploitant devra s'acquitter d'une amende à
chaque fois qu'il programmera un film en numérique qui n'est pas sous licence
VPF et qui ne rapporterait donc pas d'argent au Tiers investisseur, tout comme
il lui est interdit de passer un film en 35mm s'il existe également en
numérique (à moins de programmer le film dans ses deux supports dans deux
salles différentes). Perdant toute indépendance, il devient une simple
extension du système des Majors, la perte de sa liberté de programmation ayant
pour victime directe tous les films indépendants de cette logique. De même, du
côté distributeur, si les plus gros n'ont a priori pas de soucis à payer des
VPF pour des films au succès plus ou moins garanti, il en va autrement des
distributeurs indépendants pour qui chaque diffusion devient un risque
potentiel. Le système tend donc à exclure en amont et en aval les films plus
risqués au profit d'une aseptisation dictée par les poids lourds du cinéma au
niveau international. Cette dépossession macro-économique de la liberté de
diffusion et d'exploitation trouve également un écho inédit dans les salles de
projection même. En effet, le projecteur numérique, à l'instar de la grande
majorité des nouveaux outils technologiques, est conçu de telle manière qu'il
ne puisse y avoir aucune intervention physique du projectionniste (ou de
l'ouvreur, ou de la vendeuse de pop-corn qui l'ont remplacé) sur la machine.
Élément scellé, le projecteur, en cas de panne technique, requiert
l'intervention systématique d'un technicien assermenté, pas forcément plus apte
mais possesseur des mots de passe et autres clés permettant d'entrer dans les
entrailles numériques de la bête. Impossible donc aujourd'hui d'intervenir ou
de réparer soi même pour pallier à un souci technique. Avec la pellicule, si
une bande cassait, le projectionniste la recollait, une pièce défectueuse
pouvait être changée en quelques heures. Aujourd'hui, le moindre
dysfonctionnement oblige le cinéma à attendre l'arrivée plus ou moins rapide du
technicien, empêchant de fait la projection des films sur ce laps de temps. Si
c'est un désagrément gérable par les complexes de cinéma, les conséquences sont
tout autres pour les salles uniques.
Obsolescence
programmée ou La loi du plus fort
Dans ces conditions, l'évolution
galopante des normes et des technologies peut-elle être suivie par les
exploitants ? Les systèmes de VPF actuellement mis en place tablent sur un
remboursement total du matériel en dix ans. Or, il a suffi de quelques années
pour que les premières générations de projecteurs numériques (1K, puis 2K non
évolutif) soient considérées comme obsolètes par les impératifs du DCI. De
plus, le 4K est déjà la norme aux États-Unis, si les Tiers investisseurs et
installateurs garantissent aux exploitants que cela ne sera pas le cas avant au
moins sept ans, ils s'étaient déjà trouvés fort optimistes quant au temps
disponible avant de passer au numérique.
On pourrait
taxer les sceptiques de réactionnaires. Bien sûr, toute évolution, qu'elle soit
technologique ou plus globalement sociale, implique des changements de mode de
consommation. Hors, ici, le choix n'est laissé ni aux exploitants, ni aux
spectateurs. Et si ces évolutions peuvent indéniablement conduire à un mieux,
qu'en est-il d'une situation où l'évolution effrénée de cette technologie est
imposée comme une évidence par une minorité de décideurs économiques ? Tous les
professionnels du cinéma, à quelque niveau que ce soit, s'accordent à dire que
le numérique est une opportunité nouvelle, mais c'est bel et bien la pression
marchande qui prend ici le pas sur toute forme de réflexion au détriment à la
fois d'une pluralité et d'une qualité de cinéma à laquelle elle pourrait
pourtant apporter beaucoup.
Dans la
suite de ce dossier sur le numérique, nous nous pencherons sur les questions
des alternatives possibles au système VPF, de la 3D et de la conservation
numérique des films.
Sylvain Gressier
Titres et
dessins Jean-Michel Vlaeminckx
Encart
petit 1 : Voir la pléthore de dossiers déjà consacrés à la
question, il y a quelques années de cela sur cinergie.be.
petit 2 : À noter que les Tiers investisseurs
canadiens, moins délicats que leurs homologues belges ont tout simplement
imposé aux exploitants de se séparer de leurs projecteurs 35.
2K (2 048 pixels en ligne, 1 080
pixels en colonne), soit environ 2000 pixels en largeur d’image. Le format
ayant supplanté au 1K ( 1000 pixels de largeur ),il
est aujourd'hui la résolution supportée par la grande majorité des projecteurs
numériques. Le 4K( 4000 pixels de largeur donc ),est,
quant à lui, un format se rapprochant de la qualité du 35mm. Si les constructeurs
et distributeurs assurent aux exploitants que le 2K restera la norme dans les 5
à 7 années à venir, nombreux le considèrent déjà comme obsolète.
Cross-média : Principe de mise en réseau
des médias. Terme regroupant les procédés de merchandising affiliés aux
nouvelles technologies ( applications, jeux sur smartphone, etc..)
D-cinema ( Digital Cinema ):
Quelque part entre l'E-mail et l'I-pad. Terme désignant le cinéma numérique.
DCI ( Digital Cinema
Initiative ) : Consortium composé des sept majors du cinéma américain que
sont Warner Bros, MGM, Paramount, Sony, Universal, Disney et Fox, et qui décide, depuis 2002, des
normes techniques et du modèle économique du cinéma numérique actuel.
DLP ( Digital
Light Processing ): Processeur dont la surface est
composée de micro-miroirs qui, en fonction de leur inclinaison, renvoient une
quantité plus ou moins importante de lumière vers l’écran.
ISO: Sommaire définition lyrique de
l'ISO par l'ISO « L’ISO (Organisation internationale de normalisation) est
le plus grand producteur et éditeur mondial de normes
internationales.
L'ISO est
une organisation non gouvernementale qui jette un pont entre
le secteur public et le secteur privé. Bon nombre de ses instituts membres
font, en effet, partie de la structure gouvernementale de leur pays ou sont
mandatés par leur gouvernement, et d'autres organismes membres sont issus
exclusivement du secteur privé et ont été établis par des partenariats
d'associations industrielles au niveau national. L'ISO permet ainsi d'établir
un consensus sur des solutions répondant aux exigences du
monde économique et aux besoins plus généraux de la société. »
KDM ( Key Delivery Message ) : Clé fournie à l'exploitant permettant
de décrypter le film sur DCP. Chaque film de chaque salle possède son propre
KDM.
SXRD (Silicon
X-tal Reflective Display) :
Réponse de Sony au processeur de Texas Instrument. Affichant une résolution 4K,
celui ci est constitué de micro-surfaces qui, au lieu de bouger comme les
miroirs du DLP, s’éclaircissent ou s’assombrissent en fonction des informations
qui leur sont transmises.
Tiers
investisseur :
Intermédiaire économique entre deux parties, le Tiers investisseur s'occupe ici
de négocier pour le distributeur les contrats de numérisation des salles avec
les exploitants.
VPF (virtual print fee ) : Mécanisme financier consistant à aider les salles à
financer leurs équipements de projection par le reversement direct ou indirect
d'une partie des économies réalisées par les distributeurs entre le prix des
copies argentiques et le prix des copies numériques DCP .
Sylvain Gressier