Drag Queen feminism

Bon j’imagine que vous devez vous dire : qu’est ce qu’elle nous invente encore ? De toute façon, les drags queens ne sont plus à la mode depuis au moins 15 ans en France. De quoi elle parle? Ce qui me pousse à écrire sur le féminisme drag queen, c’est avant tout pour expliquer. Il faut expliquer en quoi se traveloter est une démarche politique, ce que beaucoup savent déjà dans le cadre des luttes pédés, mais surtout en quoi c’est une démarche féministe, ce qui est déjà plus difficile à comprendre pour certaines personnes, en particulier quand une partie de l’hostilité anti-trav peut provenir de certaines féministes elles-mêmes. 

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Thierry Schaffauser

par Thierry Schaffauser - Vendredi 04 mai 2012

Pute, pédé , drogué, immigré, ancien d'Act Up, il vit à Londres om il est devenu président de la branche sex work du troisième syndicat du Royaume-Uni, le GMB. Co-fondateur de la Pute Pride et du Syndicat du Travail Sexuel, directeur pour l’Europe du Global Network of Sex Work Projects. Il a coécrit le livre manifeste Fières d’être Putes.  

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Bon j’imagine que vous devez vous dire : qu’est ce qu’elle nous invente encore ? De toute façon, les drags queens ne sont plus à la mode depuis au moins 15 ans en France. De quoi elle parle? Ce qui me pousse à écrire sur le féminisme drag queen, c’est avant tout pour expliquer. Il faut expliquer en quoi se traveloter est une démarche politique, ce que beaucoup savent déjà dans le cadre des luttes pédés, mais surtout en quoi c’est une démarche féministe, ce qui est déjà plus difficile à comprendre pour certaines personnes, en particulier quand une partie de l’hostilité anti-trav peut provenir de certaines féministes elles-mêmes. 

I

l est vrai que le contexte n’est pas favorable à la compréhension. Beaucoup de drag queens sont ouvertement misogynes, ressortent toujours les mêmes blagues débiles sur les copines lesbiennes ou les femmes en général. C'est peut-être rigolo une fois de temps en temps, mais quand tu te ramènes avec une meuf dans le bar et que t’entends encore des trucs comme: « Does it smell fish or something? », ça devient vraiment relou.

Cette culture de cabaret drag queen humoristique est moins présente en France. Nous avons Madame H qui a eu un beau succès, des créatures performeuses dans la scène clubbing, le théâtre transformiste de Michou avec imitations de divas (qui d’ailleurs n’est pas forcément communautaire PD), mais pas vraiment la même tradition de la drag queen du pub de quartier anglais qui va imiter la reine d’Angleterre, faire des blagues en commentant la vie politique, et pousser la chansonnette sur des refrains connus.

 

Du fait de cette visibilité moindre, la suspicion à l’égard des drags queens et autres travelos en est encore plus grande. Il y a souvent des histoires. On va par exemple reprocher aux Sœurs de la perpétuelle indulgence de ne pas mettre assez les sœurs femmes en avant. Dans la scène militante, les drags queens se voient parfois reprocher de se moquer des femmes et de les caricaturer. Cette critique est assez ancienne. Janyce Raymond faisait la même contre les femmes trans’ en 1979 dans the Transsexual Empire, considérant qu’elles renforçaient les stéréotypes de genre traditionnels.

 

Je sais que la comparaison avec les trans’ ne devrait normalement pas être pertinente, mais je pense que la confusion faite entre femme trans’, drag queen et homme, existe bel et bien dans le raisonnement de Janyce Raymond, qu’elle est très révélatrice, et qu’elle illustre bien l’idée qu’ont certaines féministes encore aujourd’hui que les drags (voire les femmes trans’) usurpent une identité de femme pour mieux maintenir un pouvoir et des préjugés sexistes.

 

Par exemple, Raymond dit des trans’ qu’elles incarnent une forme de féminité sexiste: « making of woman according to man's image », et qu’elles usurpent une identité de femme pour mieux contraindre la classe des femmes dans son ensemble, en la pervertissant de l’intérieur, à se conformer aux rôles sexistes que les hommes (dont ici les femmes trans’ sont assignées) attendent d’elles: « to colonize feminist identification, culture, politics and sexuality ». Il s’agirait presque d’une trahison de la part d’un ennemi de l’intérieur, si seulement les femmes trans’ étaient reconnues comme des femmes… Mais non, en fait Raymond préfère l’image du viol et de la pénétration provenant d’un ennemi colonisateur extérieur: « All transsexuals rape women's bodies by reducing the real female form to an artifact, appropriating this body for themselves. »[1]

 

On touche ici plus seulement à une représentation de la féminité, mais à des questions sexuelles. Les deux sont en fait intimement liées. Mais avant de passer au sexe, que signifie la performance de genre ?

 

 

Militantes ou collabo ?

 

Les drag queens sont elles des militantes radicales contre l’ordre hétérosexuel ou le reproduisent elles ? Dans Performe ton genre : performe ta race! Elsa Dorlin reprend Butler et Austin pour questionner le sens des performances de genre et leur impact sur les normes de genre: « Comment rendre les performatifs de genre malheureux, c’est-à-dire improductifs en matière de normes de genre ? Ce sera le cas emblématique des performances drag : leur performance n’est pas subversive en soi mais elle permet de comprendre comment mettre à mal la performativité du genre. Il s’agit de montrer que le sujet genré n’est pas la cause de ses discours et de ses actes, mais bien leur effet. »

 

Autrement dit, la radicalité des drags queens consiste simplement à rendre visible la performativité du genre. Cela ne veut pas dire que la performance en tant que telle ne reproduit pas des normes sexistes. Or comment l’éviter ?

 

Dans le même texte, Dorlin cite Franz Fanon et les exemples de celui-ci sur les différents masques que le dominé (ici noir/colonisé) utilise pour redéfinir sa propre identité dans le contexte de domination établi par le dominant (blanc/colonisateur). Fanon explique que le noir peut tenter d’imiter le blanc pour espérer atteindre le même niveau de respectabilité et d’acceptation sans que l’imitation ne soit jamais reconnue comme réussie, ou bien se réapproprier la caricature de ce que le dominant fait de lui-même.

 

Les drag queens se retrouvent dans la situation de faire les deux à la fois : devoir être convaincante en tant que femme (femme hétéro/position dominante) sans jamais être reconnue comme une « vraie femme », et être une caricature de la folle qui fait « la femme » pour désamorcer le discours homophobe ne voyant les pédés que comme des sous hommes, des sortes de femmes (position dominée).

 

La drag queen est coincée : soit elle revendique la caricature et peut se voir reprocher de se moquer de la féminité et du genre féminin, soit elle tente de la performer sérieusement, mais elle se verra reprocher de maintenir des stéréotypes de normes sexistes. Dorlin dit que « pour être efficace, l’imitation doit toujours « en rajouter », elle est par définition dans l’excès. »

 

C’est aussi tout  le problème du « passing » dans un système patriarcal et de contrainte à l’hétérosexualité. Comment être convaincante en tant que « femme » dans un système patriarcal qui assigne les femmes à des normes complètement sexistes ? Beaucoup de femmes nées femmes ne se rendent même pas compte qu’elles reproduisent des normes de genre sexistes, et ne se le voient jamais reprocher, justement parce que nées femmes.

 

 

Belle et sexuelle

 

Ce qui est beaucoup reproché aussi aux drag queens, c’est d’être belles et ouvertement sexuelles. Malheureusement pour elles, les critères de beauté dans un système patriarcal sont souvent dictés par les goûts des hommes, et un bon moyen de se rassurer sur son « passing », c’est de savoir qu’on plait aux hommes hétérosexuels.

 

Coucher avec un homme qui nous désire pour les attributs et le rôle féminin que l’on joue a quelque chose d’excitant et de déroutant à la fois, surtout quand on a l’habitude d’avoir une sexualité PD assez basique : on se suce et on s’encule. Mon colocataire qui tapine aussi, et qui baise aussi en travelo parfois, me dit que pour lui c’est finalement les pédés qui sont les plus straight dans leur sexualité, et que les trav-admirers seraient davantage « kinky » et « queer » dans leur questionnement identitaire, car ni pédé, ni bi, ni complètement hétéro parce qu’ils savent bien qu’ils baisent une trav et qu’ils veulent de la bite.

 

Personnellement je trouve ça vraiment dur de baiser en « femme ». Déjà tu te retrouves avec 100 fois plus de mecs qui t’appellent tout le temps et te harcèlent pour pouvoir baiser. Attention, ça ne veut pas dire que ça se concrétise vraiment pour autant, parce qu’ils négocient tous ou presque, et essaient tous de baiser gratuitement. Donc beaucoup plus de travail de sélection, et comme je suis moins à l’aise en tant que femme, j’ose moins les envoyer chier comme je peux le faire en mec. En tant que pédé, c’est limite si ça excite certains si tu leur parles mal, alors qu’en tant que meuf t’essaie de leur parler plus gentiment, tu sors des « Hi hunny » « How are you babe ? » Bref, t’as tendance à reproduire le schéma patriarcal de la meuf douce parce que tu essaies d’être crédible et que ce n’est pas facile.

 

L’autre aspect très dur, c’est devoir se préparer au moins deux heures à l’avance. Déjà avant tout : l’épilation des jambes, c’est l’enfer. Ça te prend au moins 3 heures et t’arrive jamais dans certains coins, genre sous le genou avec les poils cachés sous les plis de la peau. La mousse ne suffit pas et pue, la cire te brule et t’arrache la peau, et avec le rasoir tu te coupes. Je me souviens d’une Gay Pride où toutes les copines me demandaient « Mais qu’est-ce qui est arrivé à ta jambe ? » parce que je m’étais coupé comme une idiote en voulant aller vite. J’ai du inventer une histoire d’accrochage à une branche d’arbre pour pas passer pour une pauvre fille qui ne sait pas s’épiler. Bref, ensuite t’as le maquillage, une à deux heures selon si tu t’y prends bien, et trouver les bonnes fringues qui fassent assez pute. Et après si tous ces efforts, tu te retrouves avec des connards qui font chier parce que finalement ils décommandent au dernier moment pour aller voir un match de foot avec des potes, t’as juste envie de tuer le mec !!!

 

Quand tu fais tout ça, tu prouves au moins une chose en tant que drag queen : que la beauté n’a rien de naturel, mais que c’est du travail. Et un travail dur ! On travaille énormément pour plaire aux hommes donc la moindre des choses c’est qu’ils respectent ce travail. Mais bien sûr pour certaines féministes, plaire aux hommes, ça sonne comme une trahison, non ? Effectivement, « on couche avec l’ennemi », comme diraient certaines copines lesbiennes radicales.

 

Mais reproche-t-on aux autres femmes d’être belles et sexuellement attirantes ? En fait oui. C’est ce qu’on appelle dans les pays anglo-saxons le « slut shaming ». Si vous avez bien suivi l’actu de 2011, il y a eu ce qu’on appelle des Slut walks. En France, comme souvent, ça n’a pas pris la même ampleur. Tout a commencé parce que plein de meufs en ont eu marre des commentaires de politiciens et de chefs de la police sur la tenue vestimentaire, et les comportements sexuels de femmes victimes de viol. Ces nouvelles féministes se sont alors réappropriées l’insulte de salope, ce qui a fait débat parmi les plus anciennes et sur la possibilité de se réapproprier un terme qui soit fondamentalement un outil de stigmatisation des femmes.

 

Et je pense que ce nouveau féminisme autour des slut walks a quelque chose d’intéressant pour les drag queens parce que le drag, c’est aussi se réapproprier des stigmates de la féminité en fierté, et en faire une force. Quand tu es drag queen, tu sais que tu es potentiellement une victime d’agression. Tu dois être forte, et montrer aux mecs hétéros que tu n’as pas peur d’eux, rien laisser entrevoir de faiblesse ou de peur dont ils pourraient tirer partie pour te déstabiliser et t’attaquer. Etre drag, c’est comme porter une armure. C’est à la fois une force et une faiblesse. Et c’est peut-être ce qu’il y a de plus féministe dans cette performance, c’est que tu fais de ta faiblesse ta force. Tu montres qu’être « une femme » c’est prendre des risques, ne pas avoir peur, avoir confiance en soi, être belle au sens politique de performance et non de nature, être magnifique, avoir du pouvoir de séduction sur les hommes, être forte.

 

 

Le pouvoir sexuel sur les hommes

 

Quand tu penses à des femmes comme Beyoncé, Marylin, Madonna, ou même Dalida, ce sont des femmes qui ont du pouvoir sexuel sur les hommes. Ce sont des caricatures de féminité certes, mais elles ont l’argent et le pouvoir. Et qu’on ne me dise pas qu’elles ne sont pas intelligentes et qu'elles sont juste des femmes objets. Non, ce sont des performeuses, elles savent très bien ce qu’elles font, elles travaillent énormément. Ça n’empêche pas d’admirer aussi des femmes qui ne brillent que par leur intelligence, comme plein de grandes théoriciennes féministes, mais pourquoi opposer les unes aux autres finalement ? On peut très bien être les deux. Ce que je veux dire c’est que dans un système patriarcal où on n’essaie de réduire ton pouvoir en tant que femme, minorité sexuelle ou de genre, tu prends le pouvoir là où tu peux, et personne ne devrait te le reprocher.

 

C’est aussi ce que dit le jeune RuPaul en 1988 : ‎« These guys, they look at you, they want to touch you. Charge them for it dammit. What's the dam wrong with that ? ». Et là je fais le lien avec les putes forcément. Les putes et les drag queens ont toujours été proches historiquement. Dans le Gay New York de George Chauncey[2], il explique comment les putes étaient à la fin du XIXème et début du XXème siècle les seules femmes qui étaient identifiées comme ayant une sexualité hors mariage. Les putes ont ainsi servi de modèle de féminité à beaucoup de folles qui voulaient copier cette prise d’initiative sexuelle auprès des hommes que les putes représentaient.

 

Le lien avec le féminisme pute, c’est aussi qu’en tant que drag queen il peut arriver que tu sois tellement discriminée qu’en dehors du cabaret, le travail sexuel est une des rares ressources économiques que tu peux avoir. C’est ce que dit Ru Paul. Y’a pas de mal à prendre l’argent là où il est, et personne ne nous fera culpabiliser pour ça. La féministe Ti-Grace Atkinson évoquait les prostituées comme «les seules combattantes des rues que nous ayons »[3]. On occupe l’espace public et nocturne et on se bat.

 

 

Agents du patriarcat ?

 

Evidemment cette alliance symbolique entre putes et drag queens, parfois très visible avec la participation des hommes dans le mouvement des travailleurs du sexe, suscite quelquefois des oppositions. Les travailleurs du sexe hommes (et même trans’) se voient reprocher d’être du côté des dominants car ayant été éduqués comme des hommes et bénéficiant ainsi de privilèges masculins sur la classe des femmes. Se traveloter en tant que pute et pédé est perçu et dénoncé comme un moyen de confisquer la parole des femmes qui seules sauraient représenter les putes (même quand pas putes…je sais c’est tricky).

 

Il me semble que l’on tombe non seulement dans une vision essentialiste mais aussi une hiérarchie des identités et des oppressions qui ne correspond pas toujours à la réalité. Oui, les hommes ont des privilèges dans un système patriarcal, mais être élevé en tant qu’homme quand on se vit comme femme n’apporte pas de privilèges mais plutôt te fait vivre une oppression spécifique. Si l’homme adulte homosexuel a des privilèges en tant qu’homme, la plupart du temps son enfance et adolescence aura au contraire été l’apprentissage de la domination hétérosexuelle. Etre pute et pédé ne te situe pas spécialement du côté des dominants, surtout si tu es en plus migrant, arabe, séropo, usager de drogues, etc, tandis qu’être une femme blanche hétérosexuelle et bourgeoise (comme beaucoup des féministes les plus vocales sur la question) ne te situe pas du côté des dominées nécessairement juste parce que tu es femme. Faut relire bell hooks[4] qui en parle très bien par rapport aux hommes noirs et le féminisme blanc.

 

 

Solidarité avec les femmes

 

Ce qu’il faut retenir, ce ne sont pas les conflits internes au féminisme, mais plutôt la richesse des expériences de chacune. Chaque personne vit l’oppression patriarcale de façon différente parce que le genre opère de façon différente selon les formes de catégorisations et leur intersectionalité. Ce que les drag queens peuvent peut-être apporter au mouvement féministe, c’est une plus grande compréhension des rapports de genre, parce qu’on est au milieu. On peut savoir ce que c’est d’être perçu comme un homme puis d’être perçue comme une femme. La différence de traitement en devient flagrante. On peut aussi démontrer que le problème n’est pas d’être caricatural dans l’expression de son identité de genre. On peut être fem, sans être totalement inconsciente et victime du patriarcat. Certains symboles comme le maquillage et les talons sont perçus comme sexistes, mais leur sens peut être retourné. On peut créer davantage de confusion dans le genre, de trouble dans le genre comme dirait Judith Butler. Cela peut aider à réfléchir davantage sur comment à terme détruire le genre, car il y aura tellement d’expressions différentes d’identités variées, que les concepts d’hommes et de femmes pourraient finir par être obsolètes. Le féminisme drag queen, c’est dire aux hommes : renoncez à vos privilèges de genre, vous n’en avez pas besoin.


Thierry Schaffauser

Notes

[1] Janyce Raymond, The Transsexual Empire, 1994, p.104

[2] George Chauncey, Gay New York: Gender, Urban Culture, and the Making of the Gay Male World, 1890-1940. Basic Books, 1995

[3] Ti-Grace Atkinson, Amazon Odyssey, 1974, p.124

[4] Bell hooks, Ain’t I a Woman?:Black Women and Feminism, 1981