La droite a quand même gagné
(ou : it’s the hegemony, stupid)
Par Guillermo,
le dimanche 6 mai 2012 :: Le FN a marqué des points. A
gauche comme à droite, on s’est empressé de comprendre et de consoler ses
électeurs ; l’UMP s’est même permise d’aligner son programme sur leurs
désirs supposés – puisqu’ils adhèrent à « tout et n’importe quoi » comme
je l’écrivais ici – en mettant la frontière au cœur de son discours. Et
cette campagne ultra réac n’apporte presque que des bénéfices ; les
centristes et les (soi-disant) humanistes s’écrasent et Sarkozy, même
probablement sorti, reste bien haut malgré son bilan déplorable.
Comme le
note Raffaele Simone dans cet entretien passionnant, ce ne
sont pas des phénomènes passagers, mais le produit d’un « air du
temps » particulièrement favorable :
En ce sens,
j'avance l'idée que cette droite nouvelle, consommatrice, people, médiatique,
liftée, acoquinée aux chaînes de télévision, appelant à gagner plus d'argent,
défendant les petits propriétaires, décrétant comme ringardes les idées
d'égalité et de solidarité, méfiante envers les pauvres et les immigrés, est
plus proche des intérêts immédiats des gens, plus adaptée à l'ambiance générale
de l'époque, plus " naturelle " en quelque sorte. Et c'est pourquoi
elle gagne.
Il a
raison ; la droite va peut-être perdre cette élection, mais elle a gagné
dans les têtes. Elle a gagné et elle pourtant elle continue à se présenter
comme une idéologie de combat, victime, minoritaire, pour mieux s’affirmer
insidieusement. Pour moi, elle est désormais en situation d'hégémonie
culturelle, et notamment parce qu'elle se construit en permanence contre
trois grandes figures, aux travers desquelles on peut lire tous ses
discours : l'assisté, l'étranger et le bobo.
L’assisté : c’est le nouvel ennemi du
système économique. On ne s’étonne même plus de trouver des gens qui ne gagnent
presque rien, quand ils ne survivent pas eux-mêmes des aides sociales, et qui
se plaignent des plus pauvres qu’eux ; ne pouvant louer le travail -
toujours plus rare et plus dur – on a donc condamné l’absence de travail.
Fatigués d’accuser la crise, le grand capital ou le système, on est revenu aux
temps anciens où l’on blâmait les paresseux. L’assisté, le planqué, c’est
toujours l’autre, et comme le travail est la ligne de partage entre le bien
et le mal, alors tout travail est également vertueux, le patron qui s’engraisse
ou l’ouvrier qui sue (et inversement). Bien sûr, cela n’est pas venu que du
peuple : en témoigne la Welfare Queen de Reagan, mère
de toutes les dénonciations.
On peut
aussi y voir la conséquence de l’extension de la mentalité petite bourgeoise, telle
que décrite par Barthes, pleine de calcul et d’égoïsme. Se mélange l'esprit TINA
qui règne partout, l’idée que nous n’avons plus les moyens de la solidarité, la
généralisation du calcul d’incitation – indemniser le chômeur, c’est
l’encourager à chômer, enfin le sentiment que la générosité est un signe de
faiblesse, que celui qui partage se fait voler par des ingrats, et qu’il vaut
mieux être un petit malin, ou carrément un prédateur, pour s’en sortir.
L’étranger : Alors que tout le monde est
de plus en plus identique, pense pareil, s’habille pareil, consomme pareil, la
vision d’une différence elle aussi standardisée – les petites frappes de
banlieues, incarnations de l’insécurité, ou les femmes voilées – est devenue
insupportable ; au soupçon du trouble à l’ordre public mêlé d’assistanat,
s’ajoute le diktat de l’intégration, pas tant à une supposée culture française
qui ne tient plus que dans les
merde télévisées populaires, qu’à un modèle identitaire de citoyens
consommateurs (pas de voile, pas de djellabah, pas de
survets, tous chez H&M).
D’ailleurs
la question de l’ordre, évidement légitime, semble cependant limitée à un ordre
matériel ; ne pas être en danger certes, être « respecté » aussi,
mais surtout protéger ses biens. Ce n’est jamais un ordre moral :
qu’importe les turpitudes de nos élites, corruption et arrangements, c’est leur
problème. Qu’importe l’injustice pourvu qu’on ait la paix, et qu’on consomme
tranquille.
Le bobo : le concept, flou, est bien
pratique. Soit l’intellectuel ou le prof honni qui « prend la tête »
et empêche de jouir tranquille de toutes les possibilité du divertissement,
soit le donneur de leçon qui s’en prend aux 4x4 pour rappeler que l’écologie
n’est pas une option, soit le journaliste au service du grand complot,
camouflant la réalité du terrain ; soit surtout le traitre à sa classe,
celui qui ne vit pas dans la violence des quartiers laissés aux assistés et aux
étrangers (comme tout bourgeois) et qui pèche par angélisme au lieu d’être
solidaire de sa classe et de garder sa thune pour lui.
Par
définition alors, la gauche oeuvre pour ces trois
catégories ; tout ce qu’elle propose est suspect. Tout ce qu’elle dit est
soit creux, soit tortueux, faute de s’appuyer sur ces cadres de pensée
évidents. Les grandes idées de solidarité et de justice sont battues en brèche,
et le PS même (presque) vainqueur doit s'excuser d'avance de la moindre
dépense.
Alors autant
en
finir tout de suite avec la gauche morale : les couvertures de Libé
contre le FN, les condamnation diverses et les
comparaisons foireuses sont inutiles, et participent au discours victimaire de
la droite. Après, reconstruire une idéologie nécessitera pour moi trois temps
distincts. D’abord le recadrage : qui sont les
assistés, vraiment ? Combien coûtent (ou
en espèce rapportent) les étrangers ? etc.
Ensuite la conquête du pragmatisme – l’efficacité contre le discours, tant en
termes de sécurité que de pouvoir d’achat. Enfin la critique du "monstre
doux" de Simone, soit le consumérisme et l’abrutissement, qui permettra de
remettre les vraies priorités (santé, éducation, épanouissement) au cœur du
débat.