Le FN ressuscite la droite

Nous voilà au lendemain de la victoire très serrée de François Hollande sur Nicolas Sarkozy. La gauche a gagné, certes, mais pas de beaucoup. Surtout, l’échec relatif de Sarkozy ne signe pas forcément l’échec de l’étroite collaboration entre la droite française et l’extrême droite. Et Marine Le Pen est tout sauf battue et enterrée. Il y a un mois est sorti mon dernier livre, Marine ne perd pas le Nord. C’est Bruno, mon éditeur au Muscadier, qui m’a poussé à l’écrire, alors que je lui racontais à quel point Marine Le Pen semblait suivre la feuille de route mise au point par l’extrême droite danoise puis néerlandaise. « Mais Laurent, personne ne parle jamais de Pia Kjærsgaard ou de Geert Wilders alors qu’apparemment c’est essentiel pour comprendre le Front national de Marine. Allez, écris-le, ce livre. »

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Laurent Chambon

par Laurent Chambon - Dimanche 13 mai 2012

Laurent Chambon est docteur en sciences politiques, spécialiste des minorités en politique et dans les médias, ancien élu local travailliste à Amsterdam et chercheur en sciences politiques, et est co-fondateur de Minorités.

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Nous voilà au lendemain de la victoire très serrée de François Hollande sur Nicolas Sarkozy. La gauche a gagné, certes, mais pas de beaucoup. Surtout, l’échec relatif de Sarkozy ne signe pas forcément l’échec de l’étroite collaboration entre la droite française et l’extrême droite. Et Marine Le Pen est tout sauf battue et enterrée. Il y a un mois est sorti mon dernier livre, Marine ne perd pas le Nord. C’est Bruno, mon éditeur au Muscadier, qui m’a poussé à l’écrire, alors que je lui racontais à quel point Marine Le Pen semblait suivre la feuille de route mise au point par l’extrême droite danoise puis néerlandaise. « Mais Laurent, personne ne parle jamais de Pia Kjærsgaard ou de Geert Wilders alors qu’apparemment c’est essentiel pour comprendre le Front national de Marine. Allez, écris-le, ce livre. »

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onc bien sûr, mon éditeur aimerait beaucoup que vous courriez l’acheter, et il a raison parce que la couverture est super belle en couleur et il y a à la fin des beaux tableaux récapitulatifs qui permettent de briller en société, mais je vais vous en faire quand même un résumé.

Pour comprendre le FN de Marine, il faut savoir que Pia Kjærsgaard a monté le Parti du peuple danois (le Dansk Folkeparti) sur les ruines d’un parti xénophobe et nationaliste agonisant qui a beaucoup souffert de divisions internes. Après avoir imposé un nouveau nom et une nouvelle structure, Kjærsgaard a passé dix ans à fabriquer une machine électorale bien huilée et obéissante. Elle a ensuite réussi à s’imposer pendant dix ans comme incontournable partenaire de coalition de la droite conservatrice et libérale danoise. Pour cela, elle a développé plusieurs thèmes qui, forcément, vont vous rappeler le FN de Marine : aucun contact officiel avec l’extrême droite raciste, homophobe et antisémite ; un parti qui obéit au chef sans dissidence ; un discours axé sur l’islam comme idéologie menaçante pour la civilisation européenne ; l’utilisation ad nauseam des thèmes nationalistes nativistes classiques ; la défense de l’État-providence et des acquis sociaux contre les profiteurs venus d’ailleurs ; le vrai peuple contre le système confisqué par les gauchistes multiculturalistes ; un sionisme en béton armé. 

 

À côté de ces thèmes, elle a développé une technique de gouvernement qui sied parfaitement à son mouvement qui, quoique populaire, n’a pas une réserve de cadres infinie : le soutien au cas par cas à une coalition gouvernementale minoritaire de droite, sans participation au gouvernement. Cela lui permet de ne pas griller les quelques cadres qu’elle a — le politiciens souhaitant faire une longue carrière préférant souvent des partis plus proches du pouvoir — mais aussi d’imposer un agenda xénophobe sans avoir à assumer les décisions difficiles. Kjærsgaard a eu le beurre et l’argent du beurre avec cette formule : influence sur le gouvernement sans jamais souffrir de l’usure du pouvoir.

Dans les faits, Pia Kjærsgaard a soutenu pendant dix ans un gouvernement libéral qui a largement grignoté l’État-providence qu’elle déclarait défendre, mais cela ne semble pas avoir démobilisé ses électeurs. Par contre, elle a réussi à imposer une législation extrêmement stricte qui interdit de facto l’immigration. À tel point que Malmö, la ville suédoise reliée à Copenhague par ce pont magnifique sur l’Øresund, est devenue la ville la plus multiculturelle et branchée de Suède tant les couples mixtes n’ont plus le droit de s’installer au Danemark. Si vous vous demandez d’où viennent ces formules contre le danger du communautarisme, les drapeaux algériens et le complot musulman, c’est vers le Danemark qu’il faut regarder.

 

Ceci dit, la voie nordique n’est pas que danoise : les nationalistes flamands ont eux aussi beaucoup expérimenté. Filip Dewinter est le premier à avoir réussi à imposer les idées de Jean-Marie Le Pen à ses collègues politiciens flamands de tous bords : « La Flandre aux Flamands », avec une chasse aux francophones qui peut se loger dans les détails les plus absurdes mais aussi les plus humiliants. Surtout, Dewinter est le premier à avoir compris la force d’une ouverture envers les Juifs et les gays d’Anvers, chose impensable à l’extrême-droite avant lui. En surfant sur la « menace musulmane » envers les Juifs et les gays, il a réussi non seulement à capter de nombreuses voix de ces deux communautés, mais aussi à briser le cordon sanitaire. Puisque le Vlaams Belang — au contraire du Vlaams Blok, son prédécesseur condamné pour racisme — n’est ni homophobe, ni antisémite, pourquoi ne pas travailler avec lui ? Si cela vous rappelle la « dédiabolisation » du parti de Madame Le Pen, c’est normal.

 

 

Tuer la gauche

pour maintenir une droite moribonde

 

Enfin, comme je vis aux Pays-Bas depuis quatorze ans et que je suis passionné par la politique néerlandaise pour l’avoir étudié et y avoir participé, vous imaginez bien que j’ai plein de choses croustillantes à raconter sur Pim Fortuyn, Rita Verdonk et Geert Wilders, et vous avez raison. 

 

La chose la plus importante à retenir de l’expérience néerlandaise est que la méthode danoise peut s’y appliquer et fonctionner à merveille. Surtout, les animaux politique sus-cités ont, eux aussi, beaucoup expérimenté. Verdonk a beaucoup appris de l’échec de Fortuyn, et Wilders de l’échec de Verdonk. Surtout, Wilders — avec un Partij voor de Vrijheid dont il est l’unique membre — a eu l’intelligence d’utiliser les meilleurs outils de Jean-Marie sans s’encombrer du colonialisme, de l’antisémitisme ou du racisme de papa Le Pen. Il est très bon à trouver des formules percutantes à la limite de l’insulte, à ostraciser ses ennemis politiques comme vendus au système — même si lui-même en fait partie — mais aussi à jouer la victime quand il faut. Il risque de perdre un procès pour incitation à la haine raciale ? Les juges ne sont pas neutres. Il gagne ce procès ? Vous voyez bien qu’il avait raison.

 

Aussi, Wilders a compris qu’il doit systématiquement faire taire ses détracteurs. Le meilleur moyen reste son soutien au gouvernement : en échange, il a obtenu l’assèchement financier des médias de gauche et des institutions civiles les plus critiques, toutes financées essentiellement par des fonds publics. Le monde de la culture est contre Wilders ? Et bien l’augmentation de la TVA « voulue par Bruxelles » va les calmer un moment. La télé multiculturelle aligne les émissions critiques ? On va tout simplement la fermer, « le contribuable n’a pas à financer les hobbies de la gauche ».

 

Mais ce qui compte le plus pour comprendre le succès de cette extrême droite européenne nouvelle formule, c’est la veulerie de la droite gouvernementale. Avec Rasmussen au Danemark et Rutte aux Pays-Bas, Kjærsgaard comme Wilders ont trouvé des alliés de poids, sans aucune structure intellectuelle ni ligne politique précise, prêts à tout pour rester au pouvoir. Cette nouvelle droite ne semble avoir que quelque buts : accéder et rester au pouvoir, protéger les grandes entreprises amies, et favoriser le groupe qui les a aidé à se faire élire. 

 

Si cela vous rappelle Silvio Berlusconi ou un certain Nicolas Sarkozy, ce n’est pas un hasard : on est très très loin de la « droite républicaine » ou du gaullisme historique. Il y a très peu de principes, même la question de l’équilibre budgétaire est de la poudre aux yeux tant la question des déficits n’est que le meilleur moyen de privatiser les prestations sociales et les services publics, si possible en faveur d’entreprises amies, et d’imposer une logique néolibérale et comptable à tous les niveaux, même si cela coûte plus d’argent que cela en rapporte. Transport, social, énergie, éducation, rien n’est tabou pour « restaurer la compétitivité ». S’il faut se vautrer dans la xénophobie et la chasses aux boucs-émissaires pour rester au pouvoir, allons-y. S’il faut se garder de réaliser de vraies réformes pour ne pas heurter nos puissantes alliés, trouvons autre chose pour nous occuper, comme une bonne guerre contre un pays musulman. 

 

 

Traîtres de classe

 

L’extrême droite nouvelle formule a beau clamer partout qu’elle défend les travailleurs, dans les faits, lorsqu’elle a été au gouvernement, elle a soutenu des gouvernements de droite néolibérale. L’ennemi le plus acharné de Geert Wilders est son concurrent direct, le Socialistische Partij (SP, extrême gauche), et le combat est féroce. Le SP a donc inspecté les lois soutenues par le PVV de Wilders et a montré qu’au nom de la défense des petits blancs des classes inférieures, le parti de Wilders a systématiquement soutenu les mesures du gouvernement Rutte qui justement étaient les plus hostiles à son électorat.

 

Maintenant que Sarkozy a été battu et que les cartes sont en voie d’être redistribuées à l’UMP, je suis prêt à parier que beaucoup ne pourront s’empêcher d’aller à la soupe et de s’allier au Front national, tout simplement parce que pour une droite moribonde et en manque de valeurs, il n’y a rien de plus naturel que de s’allier avec ceux qui sont idéologiquement les plus compatibles. La droite danoise l’a fait depuis plus de dix ans avec Kjærsgaard, la droite néerlandaise avec les héritiers douteux de Pim Fortuyn, avec Rita Verdonk et désormais avec Geert Wilders. La droite italienne n’a pas hésité à gouverner avec la Ligue du Nord, Nicolas Sarkozy avait fait main basse sur l’électorat de Jean-Marie Le Pen et a tout fait pour séduire celui de Marine... pourquoi s’arrêter en si bon chemin ?

 

La leçon nordique est qu’une alliance UMP-FN est tout à fait possible et peut même maintenir au pouvoir une droite en pleine déliquescence. Surtout si Marine Le Pen applique avec rigueur la feuille de route mise au point par ses collègues nordiques. Cela veut dire qu’on n’en a pas fini avec Marine Le Pen, qui est encore jeune et a encore de belles années devant elle, et qui doit encore finir de contrôler le FN, probablement le renommer et y faire le ménage. Elle a de belles années devant elles surtout parce que les systèmes politiques européens sont moribonds et qu’aucun changement institutionnel majeur est en vue, que les injustices sociales sont énormes et ne sont pas prêtes d’être résolues, que les idées xénophobes ont été tellement légitimées par l’ensemble des mondes politiques européens qu’elles n’ont plus rien de choquant, et que la gauche a encore énormément de travail à faire sur elle-même pour se débarrasser de son arrogance vis-à-vis du bas peuple, de l’arrivisme de ses éléphants et de son néo-libéralisme. Le succès de Marine Le Pen va être à l’image de celui de Kjærsgaard ou Wilders : directement proportionnel à l’incapacité de la gauche gouvernementale à être de gauche, et à l’envie de la droite de rester aux affaires.


Laurent Chambon

Notes

Cet article a été écrit en collaboration avec Sarkophage. N°30 en kiosque le 19 mai partout en France.