Par-delà
l’impossible / Raoul Vaneigem
Publié le 5
mai, 2012
L’impossible
est un univers clos. Néanmoins, nous en possédons la clé et, comme nous le
soupçonnons depuis des millénaires, la porte s’ouvre sur un champ d’infinies
possibilités. Ce champ, il nous appartient plus que jamais de l’explorer et de
le cultiver. La clé n’est ni magique ni symbolique. Les Grecs anciens la
nommaient « poésie », du verbe « poiein »,
construire, façonner, créer.
Depuis
qu’avec la civilisation marchande s’est instauré le règne des princes et des
prêtres – dont les lamentables résidus continuent de grouiller sur le cadavre
de Dieu – le dogme de la faiblesse, de la débilité native de l’homme et de la
femme n’a cessé d’être enseigné, aux dépens de la créativité, faculté humaine
par excellence. La loi du pouvoir et du profit ne condamne-t-elle pas l’enfant
à vieillir prématurément en apprenant à travailler, à consommer, à s’exhiber
sur un marché d’esclaves où la roublardise concurrentielle et compétitive
étouffe l’intelligence du cœur et de la solidarité ?
Nous sommes en butte à une dénaturation constante où la vie est vidée de sa
substance tandis que la nécessité de survivre se réduit à la quête animale de
la subsistance. Le droit aléatoire à l’existence s’acquiert au prix d’un
comportement prédateur qui monnaie et rentabilise la peur.
Alors que le travail socialement utile – agriculture naturelle, école,
hôpitaux, métallurgie, transports – se raréfie et se dégrade, le travail
parasitaire, assujetti aux impératifs financiers, gouverne les Etats et les
peuples au nom d’une bulle financière vouée à imploser. La peur règne et répond
à la peur. La droite populiste récupère la colère populaire. Elle lui désigne
des boucs émissaires interchangeables, juifs, arabes, musulmans, chômeurs,
homosexuels, métèques, intellectuels, en-dehors, et l’empêche ainsi de s’en
prendre au système qui menace la planète entière. Dans le même temps, la gauche
populiste canalise l’indignation en des manifestations dont le caractère
spectaculaire dispense de tout véritable projet subversif. Le nec plus ultra du
radicalisme consiste à brûler les banques et à organiser des combats de
gladiateurs entre flics et casseurs comme si ce combat dans l’arène pouvait
ébranler la solidité du système d’escroquerie bancaire et les Etats qui,
unanimement, en assument les basses œuvres.
Partout la peur, la résignation, la fatalité, la servitude volontaire
obscurcissent la conscience des individus et rameutent les foules aux pieds de
tribuns et de représentants du peuple, qui tirent de leur crétinisation les
derniers profits d’un pouvoir vacillant.
Comment lutter contre le poids de l’obscurantisme qui, du conservatisme à la
révolte hargneuse et impuissante du gauchisme, entretient cette léthargie du
désespoir, alliée de toutes les tyrannies, si révoltantes, si ridicules, si
absurdes qu’elles soient ? Pour en finir avec les diverses formes de
grégarisme, dont les bêlements et les hurlements jalonnent le chemin de
l’abattoir, je ne vois d’autre façon que de ranimer le dialogue qui est au cœur
de l’existence de chacun, le dialogue entre le désir de vivre et les
objurgations d’une mort programmée.
Par quelle aberration consentons-nous à payer les biens que la nature nous
prodigue : l’eau, les végétaux, l’air, la terre fertile, les énergies
renouvelables et gratuites ? Par quel mépris de soi juge-t-on impossible de
balayer sous le souffle vivifiant des aspirations humaines cette économie qui
programme son anéantissement en accaparant et en saccageant le monde ? Comment
continuer à croire que l’argent est indispensable alors qu’il pollue tout ce
qu’il touche ?
Que les exploiteurs s’opiniâtrent à convaincre les exploités de leur
inéluctable infériorité, c’est dans la logique des choses. Mais que révoltés et
révolutionnaires se laissent emprisonner dans le cercle artificieux de
l’impossible, voilà qui est scandaleux. J’ignore combien de temps s’écoulera
avant que volent en éclats les tables d’airain de la loi du profit, mais aucune
société véritablement humaine ne verra le jour tant que ne sera pas brisé le dogme
de notre incapacité à fonder une société sur la vraie richesse de l’être : la
faculté de se créer et de recréer le monde.
Jusqu’à ce que les mots porteurs de vie se fraient un chemin dans la forêt
pétrifiée, où les mots glacés et gélatineux consacrent le pouvoir d’une mort
froidement rentabilisée, peut-être est-il indispensable de répéter
inlassablement : oui il est possible d’en finir avec la démocratie corrompue en
instaurant une démocratie directe ; oui il est possible de pousser plus avant
l’expérience des collectivités libertaires espagnoles de 1936 et de mettre en
œuvre une autogestion généralisée ; oui il est possible de recréer l’abondance
et la gratuité en refusant de payer et en mettant fin au règne de l’argent ;
oui il est possible de liquider l’affairisme en prenant à la lettre la
recommandation « Faisons nos affaires nous-mêmes » ; oui il est
possible de passer outre aux diktats de l’Etat, aux menaces des mafias
financières, aux prédateurs politiques de quelque étiquette qu’ils se
revendiquent.
Si nous ne sortons pas de la réalité économique en construisant une réalité
humaine, nous permettrons une fois de plus à la cruauté marchande de sévir et
de se perpétuer.
Le combat qui se livre sur le terrain de la vie quotidienne entre le désir de
vivre pleinement et la lente agonie d’une existence appauvrie par le travail,
l’argent et les plaisirs avariés, est le même qui tente de préserver la qualité
de notre environnement contre les ravages de l’économie de marché. C’est à nous
qu’appartiennent les écoles, les produits de l’agriculture renaturée,
les transports publics, les hôpitaux, les maisons de santé, la phytothérapie,
l’eau, l’air vivifiant, les énergies renouvelables et gratuites, les biens
socialement utiles fabriqués par des travailleurs cyniquement spoliés de leur
production. Cessons de payer pour ce qui est à nous.
La vie prime l’économie. La liberté du vivant révoque les libertés du commerce.
C’est sur ce terrain-là que, désormais, le combat est engagé.
Raoul Vaneigem
Par-delà l’impossible / avril 2012
Publié dans l’Impossible n°2