L’affaire
du Libor : ce qu’un (énorme) scandale financier nous
apprend du fonctionnement des marchés
Pendant que
la France se demande s’il vaut mieux élire un président normal plutôt qu’un
anormal, le monde continue à tourner et la machine
médiatique à cracher des infos. En particulier, depuis deux mois, la planète
financière est choquée par le scandale de la manipulation du LIBOR. L’histoire
n’est pas très originale : les plus grandes banques du monde se sont entendues
pour s’enrichir aux dépens de leurs clients. Une telle banalité,
reconnaissons-le, ne vaut pas plus d’une brève… sauf si l’escroquerie en
question se chiffre en milliards d’euros. Surtout, s’intéresser à cette
histoire apprend des choses étonnantes sur le fonctionnement concret des
marchés financiers.
LIBOR, qu’es
a quo ?
Le Libor est le London Inter Bank Offered
Rate. C’est le taux d’intérêt sur le marché interbancaire à blanc de Londres. A
blanc, c’est-à-dire sans que la banque emprunteuse ne fournisse de titres en
gage pour obtenir les sommes qu’elle emprunte. Il existe une gamme de taux
LIBOR, qui couvrent dix devises différentes et quinze échéances allant de un
jour à un an. Ces taux sont très importants, car ils servent de référence pour
la conclusion de nombreuses opérations de prêt, pour la révision des taux des
prêts à taux variable et pour les marchés de dérivés de crédit. Au total, plus
de 300000 milliards d’euros de produits financiers divers voient leur prix
dépendre du LIBOR (pour donner une vague idée de ce que représente cette somme,
c’est 1500 ans de production de la France).
D’autre
part, comme tout prix de marché, le LIBOR indique quelles sont les tensions
entre offre et demande. Il sert donc de guide pour lire la situation
financière, par exemple pour savoir si les grandes banques éprouvent des
difficultés pour se refinancer à court terme ou pas.
Or, pendant
plusieurs années, ce taux (ainsi que le Tibor, qui concerne le marché de Tokyo)
semble avoir été manipulé par les grandes banques qui y jouaient le rôle
principal. Le soupçon s’est dessiné lorsque des observateurs perspicaces ont
remarqué que les tensions sur les marchés devenaient énormes, la crise de
confiance entre les banques faisant exploser les taux d’intérêt, mais que le Libor restait très bas. Le soupçon est devenu certitude
lorsque, caché dans les centaines de pages du rapport
de la grande banque suisse UBS pour le quatrième trimestre 2011, on trouve
le passage suivant, à la page 83 (traduction perso) :
Plusieurs agences gouvernementales, notamment la SEC, l’USCFTC, le Ministère
de la justice et la FSA, enquêtent sur la détermination du taux LIBOR de la BBA
(association des banquiers britanniques). Il semble que ces investigations se
focalisent sur le point de savoir si des tentatives inappropriées de la part de
UBS (parmi d’autres), seule ou avec d’autres, ont eu lieu en vue de manipuler
le taux LIBOR à certains moments.(…)
UBS a obtenu une immunité conditionnelle des autorités de certaines
juridictions, notamment le ministère américain de la justice et la commission
de la concurrence suisse, en relation avec d’éventuelles violations de la loi
concernant le soumissionnement du (…) LIBOR. (…) En conséquence de ces
garanties conditionnelles, nous ne serons soumis à aucune poursuite, amende ou
sanction pour violation des lois anti-trust en lien avec les éléments que nous
avons rapportés à ces autorités, sous réserve de notre coopération permanente.
»
La
conclusion évidente est qu’il y a eu des entorses au droit de la concurrence,
qui ont été dénoncées aux autorités par UBS, l’un des participants, en vue
d’éviter des poursuites. La question est de savoir pourquoi.
A qui
profite le crime ?
Si certaines
banques manipulent le LIBOR, à quoi cela peut-il leur servir et qui en est
victime ? Plusieurs hypothèses ont été avancées ces dernières semaines. On peut
penser que minorer le LIBOR aide ces banques à se procurer des ressources à bas
prix et à rassurer le marché sur leur santé financière (le taux payé informant
sur la confiance du marché envers l’emprunteur, comme le grand public le sait
depuis la crise grecque), ce en pleine tourmente financière. En même temps, ces
banques sont également prêteuses et la baisse du LIBOR réduit les taux
variables sur les emprunts immobiliers, par exemple, ce qui fait perdre de
l’argent à la banque. La situation est donc confuse et cette explication n’a
rien d’évident.
Une
hypothèse plus gênante est qu’orienter les taux à la hausse ou à la baisse
permet de gagner de l’argent sur les marchés de produits dérivés, car cela
revient à connaître l’avenir, donc à gagner à tous les coups en pariant sur
l’évolution des taux. Mais cela supposerait que le département qui fait du
courtage au sein des grandes banques communique avec le département qui fait du
trading, notamment en compte propre ; ce qui est
interdit.
Il y aurait
donc eu une manipulation géante… mais sans qu’on sache comment les banques qui
l’ont réalisée en ont tiré profit. Mieux vaut donc s’arrêter là avant d’en
savoir plus et nous intéresser à une autre question fort intéressante : comment
peut-on manipuler un taux essentiel comme le LIBOR ?
Un marché
est-il un club ?
Pour un
économiste naïf (moi, par exemple), un prix de marché se détermine par la
confrontation, réalisé par un teneur de marché, d’une offre et d’une demande.
Les prêteurs d’euros à trois mois envoient leurs offres, les emprunteurs font
part de leurs demandes, un taux d’équilibre est annoncé. Manipuler le marché
supposerait donc une manœuvre assez sophistiquée, impliquant pas mal d’argent.
La réalité
est toute autre.
Chaque
matin, sur le coup de 11h40, 18 banques internationales (pourquoi elles ?) font
part du taux auquel elles pensent pouvoir emprunter ce jour-là. La BBA fait une
petite moyenne de tout cela, après avoir écarté les quatre taux les plus bas et
les quatre plus élevés, et annonce le LIBOR du jour. Très précisément, selon la
BBA, les banques sélectionnées, car jugées les plus actives sur le marché,
répondent à la question suivante : « à quel taux pourriez-vous emprunter des
fonds, si vous deviez le faire en demandant puis en acceptant des offres
interbancaires dans un marché de taille raisonnable juste avant 11 heures du
matin ? »
Cette
question est tellement extraordinaire dans sa formulation qu’on se demande
vraiment comment un tribunal (et de nombreuses plaintes sont déjà déposées) va
pouvoir juger quoi que ce soit. En effet, il ne s’agit pas de transactions
réelles, ni même de promesses de transactions, mais d’une question purement
hypothétique. D’autre part, la notion de marché de taille raisonnable est d’une
imprécision remarquable. Lorsque le marché interbancaire est gelé, comme ce fut
le cas fréquemment ces dernières années, cette formulation est une invitation à
décrire ce que devrait être le taux interbancaire, en se moquant éperdument de
la réalité des forces en présence sur le marché. C’est à peu près aussi
pertinent que si on demandait à la météo de nous dire, compte tenu de ce que
nous sommes le 6 mai, quel temps il devrait faire s’il n’y avait aucun aléa
climatique particulier.
Remarquons
également la méthode employée par la BBA pour établir sa moyenne : écarter les
taux extrêmes revient à supposer que ces taux n’ont rien à nous dire, que les
éventuelles difficultés d’approvisionnement en liquidités qu’anticiperait une
grande banque ne sont pas une information pertinente, digne d’être incorporée dans
les prix. Ce mode de calcul traduit donc une conception étonnante de ce qu’est
un prix.
Cette
affaire illustre donc de manière spectaculaire l’écart qui sépare la
présentation du marché comme ensemble de forces impersonnelles, objectives, qui
produiraient des verdicts inattaquables (« le marché a toujours raison »), de
la réalité : un club de banquiers qui fabriquent chaque jour, au gré de leurs
intérêts et à l’abri des regards, les règles du jeu auquel eux-mêmes
participent.
Cet article
a été posté le Samedi 5 mai 2012