LATITUDE



LUNDI 21 MAI 2012

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Contrôler le cerveau avec de la lumière bleue

Une nouvelle méthode révolutionnaire permet aux scientifiques de mieux comprendre le fonctionnement des neurones. Des applications thérapeutiques sont déjà à l’étude, notamment en Suisse.

Par Bertrand Beauté

Une souris noire marche tranquillement dans sa cage. Elle déambule à son aise, renifle ici ou là les parois en plastique. Une lumière bleue s’allume alors entre ses deux oreilles pour éclairer le sommet de son crâne, et le rongeur se lance immédiatement dans une course frénétique, presque folle. La lumière s’éteint et le rongeur retrouve son calme. Cette petite vidéo, publiée par la revue «Nature» en 2010, illustre la puissance d’une nouvelle méthode: l’optogénétique. Ce procédé qui promet de bouleverser notre connaissance du cerveau a été élu avancée technologique de l’année 2010 par la revue «Nature Methods».

«L’optogénétique est une méthode qui révolutionne les neurosciences, s’enthousiasme Christian Lüscher, professeur au département des neurosciences fondamentales à l’Université de Genève (Unige). Elle offre la possibilité d’activer ou d’inhiber spécifiquement un type de neurones par l’émission d’une lumière.» Comment cette prouesse est-elle possible? Pour comprendre, il faut revenir aux sources de cette technique.

Dans les années 1990, l’équipe du professeur de biophysique moléculaire Peter Hegemann à l’Université Humboldt de Berlin étudie Chlamydomonas reinhardtii, une algue unicellulaire dont la particularité est de se déplacer le jour et de rester immobile la nuit. Les scientifiques identifient une sorte d’interrupteur photosensible, la protéine rhodopsine. En présence de lumière, cette molécule enclenche une cascade de réactions qui, in fine, activent les flagelles de l’algue et la met en mouvement. Lorsqu’elle n’est plus éclairée, en revanche, rien ne se passe.

Un bout d’algue dans le cerveau

Inspiré par cette découverte, Karl Deisseroth, un professeur de bioingénierie et psychiatrie de l’Université de Stanford décide d’insérer cet interrupteur dans des neurones d’animaux afin de pouvoir contrôler leur activité par la lumière. Il intègre le gène encodant la rhodopsine photosensible dans le génome d’un virus désactivé. Celui-ci joue le rôle de vecteur: injecté dans le cerveau d’une souris, il infecte les neurones. Les chercheurs peuvent choisir quels types de neurones vont devenir photosensibles à l’aide d’un promoteur, une séquence d’ADN contrôlant l’expression d’un gène dans un type de cellules spécifiques.

Deux à trois semaines plus tard, les cellules sélectionnées arborent à leur surface la protéine photosensible. Ces neurones peuvent alors être activés à volonté en les éclairant avec de la lumière bleue. Pour étudier leur rôle dans le comportement du rongeur, il suffit alors de comparer sa réaction dans des situations précises avec ou sans éclairage. «Le grand avantage de ce procédé est de pouvoir opérer un changement dans l’activité neuronale et d’en mesurer le résultat en l’espace de quelques millisecondes», explique Dominique Muller professeur au département de neurosciences fondamentales à l’Université de Genève et co­directeur du Pôle de recherche national «Bases synaptiques des maladies mentales».

Contrôler les neurones

La méthode s’est largement améliorée depuis, notamment avec la découverte d’autres protéines photosensibles dont l’halorhodopsine qui, à l’inverse de la rhodopsine, permet d’inhiber les neurones sous l’effet d’une lumière jaune. Dans une même expérience, les scientifiques peuvent ainsi activer certains neurones et en inhiber d’autres. «Cette technique ouvre la porte vers de nombreuses expériences et, à plus long terme, vers des stratégies thérapeutiques prometteuses», se réjouit Benjamin Boutrel, responsable de l’unité de recherche sur les troubles addictifs au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV). Des centaines de groupes de recherche ont depuis intégré l’optogénétique à leurs protocoles expérimentaux.

«Auparavant, comprendre le rôle des neurones nécessitait de pratiquer des lésions cérébrales afin d’observer les conséquences de leur disparition», note Dominique Muller. La méthode des stimulations électriques est ensuite apparue: envoyer des impulsions électriques dans une aire du cerveau grâce à des électrodes. «Ces deux méthodes fonctionnent bien mais elles restent très peu spécifiques, poursuit Christian Lüscher qui a effectué un séjour dans le laboratoire de Karl Deisseroth pour se familiariser avec la nouvelle technique. Avec l’optogénétique, nous pouvons contrôler un type cellulaire spécifique sans toucher les autres.» Les recherches permises par l’optogénétique se font soit in vitro (sur des tranches de cerveau), soit in vivo sur des animaux vivants (souris, drosophiles…). Elles ont notamment permis de mieux comprendre le phénomène de dépendance aux drogues (voir encadré), la croissance synaptique, ainsi que le développement de certaines pathologies cérébrales telles que les démences, les dépressions ou la maladie de Parkinson.

Applications thérapeutiques et réticences sociales

Des traitements expérimentaux sont en cours de développement, avec déjà certains résultats spectaculaires. «Des scientifiques sont parvenus à améliorer la vision de souris atteintes de rétinite pigmentaire, rapporte Christian Lüscher. Cette maladie jusqu’ici incurable affecte chez les humains 2 millions de personnes dans le monde et les conduit à la cécité.»

L’équipe de Karl Deisseroth est parvenue à faire disparaître chez des rongeurs les symptômes de Parkinson en activant certains neurones spécifiques. «Le traitement de la maladie de Parkinson effectué de nos jours à l’aide d’impulsions électriques est remarquablement efficace, mais on ne sait absolument pas pourquoi, souligne Benjamin Boutrel. L’optogénétique nous permettra peut-être de comprendre les mécanismes moléculaires et le type des neurones impliqués.» Les scientifiques réfléchissent déjà à utiliser cette méthode sur l’homme. Quand? «D’ici cinq à dix ans», répond Christian Lüscher. Benjamin Boutrel, du CHUV, se montre moins affirmatif: «Je pense que des applications cliniques de cette méthode seront possibles un jour, mais il est difficile de savoir quand. La première étape de l’optogénétique passe par l’infection du patient par un virus, comme dans le cas de la thérapie génique. D’un point de vue psychologique et social, une telle approche n’est pas encore suffisamment acceptée. Par ailleurs, la méthode doit encore être optimisée pour être appliquée sur l’homme.» Nourries par des fantasmes d’un contrôle précis de notre cerveau, d’autres réticences viendront se rajouter pour des questions d’éthique. Comment juger une technique qui pourrait peut-être permettre, un jour, d’influencer notre comportement et d’inhiber nos émotions?

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L’optogénétique éclaire la dépendance

Mieux comprendre l’effet des drogues sur le cerveau permettrait d’aider les patients à se délivrer de leur addiction. «Nous nous intéressons particulièrement au problème de la rechute», explique Benjamin Boutrel du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV). Son équipe a rendu des souris dépendantes à la cocaïne. «Les rongeurs reçoivent une dose de drogue à chaque fois qu’ils poussent un levier. Ils deviennent dépendants et demandent de plus en plus souvent de la drogue.» Les souris sont ensuite sevrées: le levier ne délivre plus aucune drogue. Après plusieurs jours, elles finissent par se désintéresser du levier et retrouvent en apparence un état normal. Grâce à l’optogénétique, les chercheurs activent alors des neurones spécifiques et, surprise, les rongeurs recommencent à pousser le levier pour obtenir de la drogue. «En d’autres termes, nous générons soudainement une envie que le rongeur n’avait plus.» Les chercheurs ont ainsi identifié une nouvelle voie de signalisation impliquée dans la rechute, appelée hypocrétine. «Nous espérons qu’il sera un jour possible de développer un médicament qui bloque ce mécanisme pour réduire le risque de rechute lors du sevrage.»

A Genève, l’équipe de Christian Lüscher est parvenue à réduire chez des souris certains effets de la cocaïne. «Comme les êtres humains, les rongeurs qui prennent cette drogue deviennent plus actifs physiquement et plus nerveux, explique Christian Lüscher, et cette excitation augmente avec le nombre de prises.» Une trace de la drogue consommée précédemment est gardée dans le noyau accumbens, une zone du cerveau qui joue un rôle important dans le système de récompense. En utilisant l’optogénétique, les chercheurs ont réduit l’activité des neurones dans cette région et réussi à éviter l’excitation engendrée par la cocaïne: après une nouvelle dose, les souris traitées ont réagi comme si elles prenaient de la drogue pour la première fois.

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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex.