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Thierry Lévy. Prison : le fond de l’enfer.
Publié le 14
mai 2012
Thierry Lévy, célèbre avocat pénaliste, trouve la
prison inacceptable moralement et injustifiable socialement. Pour lui, elle a
depuis longtemps prouvé son inefficacité et sa nocivité. Partisan de son
abolition, il milite pour l’application d’autres moyens pour neutraliser les
criminels.
Vous avez
été président de l’Observatoire international des prisons (OIP). Pourquoi
avez-vous accepté cette responsabilité ?
La première
fois que je suis entré dans une prison, c’était à Fresnes, il y a très
longtemps, et je me souviens de ce grand couloir qui monte vers le fond de
l’enfer. Quand je marchais dans ce couloir très large pavé de bois, avec les
détenus qui longent les murs en tirant leur paquetage, je me suis rendu compte
qu’on était en présence de quelque chose d’inacceptable, d’intolérable, que le
fait même de faire d’un être humain un prisonnier était insupportable. Depuis,
je suis partisan de l’abolition de la prison. La détention m’apparaît comme une
chose injustifiable moralement mais également d’un point de vue social,
politique et juridique.
L’abolition
de la prison semble inenvisageable aujourd’hui.
Je ne la
verrai jamais parce qu’il y a en chacun de nous un profond désir de punir, et
ce désir est actuellement incarné par la prison. Nous avons tous une prison
dans la tête, c’est ce qui fait la force de cette institution, en tous points
condamnable.
Qu’est-ce
qu’on fait de ceux qu’on devrait mettre en prison ?
Il faut
savoir que la prison est un lieu dans lequel on détient des gens qui, dans le
plus grand nombre des cas, ont commis des infractions sans gravité. Dans le cas
d’infractions graves, leurs auteurs pourraient être soumis à un régime de
contrôle très différent. La prison a démontré son inefficacité et sa nocivité.
Sauf sur un point : celui de neutraliser les gens pendant la durée de
détention. Il existe d’autres moyens de le faire qu’avec des murs.
La prison n’a
pas tellement évolué…
Au contraire ! Au
lendemain de la guerre, on s’est dit qu’en améliorant les conditions de
détention, on pourrait rejoindre les objectifs des fondateurs de cette
institution créée à la fin du xviiie
siècle. Ils l’avaient conçue comme une peine universelle capable de punir
certes, mais également de ramener le condamné dans la société, d’en faire un
citoyen comme les autres. Autre changement : on a admis – l’OIP a joué un
très grand rôle dans cette évolution – que les détenus avaient des droits. En
1970, cette idée était une aberration. La plupart des détenus portaient des
uniformes, ne pouvaient pas lire de journaux, leurs livres étaient contrôlés.
Quels sont
les droits des prisonniers ?
Le droit de
s’exprimer, le droit à une vie familiale, à la santé, à l’éducation, le droit
de recevoir des visites, d’avoir une vie sexuelle, d’entretenir des rapports
réguliers avec les proches, le droit d’accès à la presse, au culte, au vote et
le droit au travail. Tous sauf la liberté. Seulement, il est impossible
d’exercer des droits en détention.
Le droit de
vote par exemple ?
C’est
peut-être le plus facile à respecter. Mais le reste, non. Par exemple quand on
parle de la sexualité en prison… Déjà la sexualité dans la vie normale, ce
n’est pas facile, alors en prison…
Aujourd’hui
les chiffres de la détention explosent, il y a près de 66 500 détenus,
sans qu’il y ait de lien a priori avec une hausse de la délinquance. Qu’est-ce
que ça dit ?
Je n’ai pas
de réponse à proposer, et je pense que personne n’a vraiment de réponse. De
multiples facteurs se conjuguent. La prison offre un avantage énorme du point
de vue de l’opinion et des dirigeants, c’est qu’elle est visible et qu’elle
fait souffrir. Plus vous dites que la prison est cruelle, plus vous dénoncez
les conditions de détention, plus vous renforcez l’idée de la prison. Tous ceux
qui sont en prison souffrent, y compris les salopards.
Vous disiez
qu’il y avait d’autres moyens pour neutraliser les gens. Quels sont-ils ?
Les
solutions alternatives sont connues. Elles sont très nombreuses : le
bracelet électronique, la biométrie, toutes les possibilités qui existent déjà
d’empêcher les gens de se déplacer, de fréquenter certains lieux, de rencontrer
certaines personnes. Le problème, c’est que ces mesures sont considérées à la
fois comme trop dures et pas assez. Pour le bracelet électronique, tous ceux
qui étudient les conditions de son application arrivent à la conclusion que
c’est une mesure satisfaisante pour une courte durée. Pourquoi ? Parce
qu’au bout de six mois, le porteur d’un bracelet électronique ne le supporte
plus. Comme si on se demandait avant de prononcer une peine de vingt ans si le
condamné est apte à la supporter… Raisonnement absurde mais raisonnement tout
de même. La vérité, c’est que le bracelet électronique n’est pas considéré
comme une vraie sanction. Il n’est pas assez cruel. Comme nous sommes tous
soumis à des mesures de surveillance permanente alors que nous ne sommes pas
condamnés, nous nous disons : « Ce n’est pas une peine. » Et
c’est parce qu’on a renoncé à se préserver contre la surveillance qu’on arrive
à considérer que la surveillance n’est pas une sanction. C’est une sanction
qu’on ne se représente pas, mais qui en est une.
Qu’est-ce
que vous faites des cas compliqués ?
Les cas
compliqués, il y en a très peu. Actuellement 1 000 personnes purgent des peines
pour des atteintes graves à l’intégrité physique des personnes. Il est évident
que les gens très violents doivent être contrôlés, c’est sûr. Si on prenait la
décision de réserver la détention à ces quelques cas, on s’intéresserait
réellement à la manière de changer la vie des gens entre quatre murs. On ne l’a
jamais fait parce qu’on a toujours considéré l’emprisonnement comme une peine
universelle et non comme une peine exceptionnelle. J’ai vu récemment un film
qui raconte l’histoire d’un détenu écossais condamné à la réclusion criminelle
à perpétuité en Angleterre et qui, pendant six ans, est resté à l’isolement
dans une cage, entièrement nu. On lui passait les aliments sous la grille, il
ne parlait à personne. Cela se passe au xxe
siècle, en Angleterre. Son témoignage est passionnant. Il a raconté :
« On est venu me voir un jour au bout de six ans, et on m’a simplement
parlé, on m’a dit : “Voulez-vous un thé ou un café ?” Cet échange a
changé ma vie. » Aujourd’hui, c’est un écrivain reconnu en Angleterre, il
fait de la sculpture. Il s’appelle Boyle.
C’est un
prisonnier exceptionnel.
Non. Je
pense qu’il y a beaucoup plus de gens exceptionnels qu’on ne croit et que si on
consacrait tout l’argent investi dans la peine universelle à une peine qui
serait adaptée à des cas exceptionnels, on arriverait à des résultats
incroyables.
A contrario,
dans le film À l’ombre de
la République(1), vous avez un prisonnier qui est détenu depuis
vingt ans et qui a renoncé à se battre.
Il y en a
beaucoup. Il y en a un aussi qui a une métaphore intéressante :
« C’est comme si à l’hôpital vous arriviez avec un bras cassé et qu’on
vous cassait l’autre. »
Vous avez
déjà vu quelqu’un sortir de prison meilleur qu’il n’y
était entré ?
Je ne dirais
pas meilleur. De manière générale, je pense qu’on ne s’améliore pas. On peut
s’adapter à des situations très différentes sans pour autant s’améliorer. J’ai
vu des gens s’adapter à la prison et des gens qui se sont montrés plus forts
qu’elle. Tous ceux-là ne l’ont pas été grâce à elle mais contre elle. Le seul
moyen d’échapper à la prison, c’est l’activité intellectuelle.
Un des
arguments qui plaide pour la prison serait qu’elle peut être formatrice.
Oui, et là
on remonte aux origines de la prison, qui est une institution assez récente
puisqu’elle a à peine plus de deux siècles. Alexis de Tocqueville, qui était
plutôt plus favorable à l’Ancien Régime qu’à la Révolution, s’est rendu aux
États-Unis. Il est revenu avec le fameux livre sur la démocratie en Amérique et
il a écrit un livre sur l’administration pénitentiaire et le système pénitentiaire américain. Il est allé là-bas en se disant
que c’était un pays jeune, neuf, qui allait faire tous ses efforts pour
améliorer les condamnés. Et il est revenu en disant : « La prison, ça
ne marche pas. » L’idée qu’une fois entre quatre murs, le prisonnier
réfléchit la tête entre les mains, se dit qu’il a commis une faute grave,
demande pardon au ciel et prend conscience de ce qu’il a de bon en lui et peu à
peu est accessible à d’autres approches est complètement inefficiente. Quand
quelqu’un a commis un acte d’une gravité telle qu’il est exclu de la société,
la seule chose qui fonctionne, c’est une véritable manifestation inattendue
d’affection.
Vous avez
dit que si l’on relâchait les prisonniers, la société n’y verrait que du feu.
Absolument.
Lors de la grande amnistie de Mitterrand en 1981 qui a concerné plus de 6 000 prisonniers,
il n’y a pas eu d’accroissement de la délinquance.
Vous ne
croyez pas à la réinsertion. Pourquoi ?
Le langage
de la réinsertion est trompeur car cela implique qu’il y ait eu insertion et
qu’il faille revenir à une situation antérieure qui existait. Or, soit ces
conditions de vie n’existaient pas de façon satisfaisante avant la prison, soit
la prison n’a pu que détruire ce qui existait et, à la sortie, il n’y a plus
rien. Cette idée de la réinsertion est complètement théorique et elle
s’accompagne d’un discours peu intelligible pour le condamné.
Que
pensez-vous du travail en prison ?
Peu de gens
le savent, mais le code du travail ne s’applique pas en prison. La Cour de
cassation l’a constaté maintes fois. Les notions de contrat de travail, de
salaire minimum, de durée du travail, rien n’existe. Le travail varie dans un
rapport de force, non pas entre l’employeur et le salarié, mais entre
l’employeur et l’administration pénitentiaire, et le détenu n’a rien à dire. La
seule chose qu’il peut faire, c’est de refuser le travail et encore, pas toujours
car s’il refuse, il peut lui arriver d’être placé dans des conditions de
détention pires.
C’est un peu
de l’esclavage.
C’est de
l’esclavage.
L’OIP
faisait du bon travail ?
L’OIP a été
très utile car il a fait savoir beaucoup de choses, mais avec un effet
pervers : la majorité de l’opinion est contente de savoir que l’on souffre
en prison.
Au-delà de
combien de temps une peine n’est plus humaine ?
Je ne peux
pas me prononcer car je pense que c’est dès le premier jour. Je me souviens de
l’enlèvement du baron Empain qui avait été détenu
dans des conditions assez terribles. Des psychiatres sont venus dire au procès
qu’au bout de six jours d’un tel traitement, on devenait fou. Et après avoir
dit cela, on a condamné les coupables à vingt ans de réclusion… Prenons le cas
de Patrick Henry dont la demande de libération a été systématiquement rejetée
par le ministère de la Justice pendant des années. Quand il a été libéré,
c’était trop tard. La mise en liberté n’avait plus de sens pour lui, elle était
devenue invivable. Quand il allait dans un magasin, il tremblait de peur. À
force d’être confiné, être libre devient une angoisse.
Ce que j’ai
entendu le plus souvent, émanant de gens de l’intérieur, du personnel
pénitentiaire, d’encadrement, c’est la théorie du « bon moment ».
Elle est assez intéressante parce qu’elle donne un rôle plutôt flatteur au
gardien, et qui consiste à dire que la longue peine doit être interrompue, une
très longue peine n’est jamais efficace, il faut trouver ce bon moment pour en
finir. Celui-ci varie d’un condamné à l’autre selon leur évolution et leur
personnalité et il ne faut pas le laisser passer. Si c’est avant, ça ne va pas.
Si c’est après, ça ne va pas non plus.
Vous êtes
avocat dans l’affaire du Tarnac. Comment en
arrive-t-on à une telle histoire ? Demain, n’importe qui peut être considéré
comme un terroriste, faire de la prison de longs mois. Il n’y a plus de
limites.
Ce sont les
théories de Bauer(2) qui sont amusantes, mais un peu
dangereuses : qui vole un œuf devient membre d’Al-Qaïda. Pour lui, le
terrorisme est nécessairement en relation avec d’autres formes de criminalité.
Donc, si l’on veut lutter contre le terrorisme, il faut lutter avec la même
énergie contre toutes les formes de criminalité, de la mineure à la majeure. L’affaire
du Tarnac est apparue comme une espèce de laboratoire
de la lutte contre la grande criminalité. Elle est partie de rien, d’une idée,
et voilà un petit groupe de gens, vivant en bonne intelligence avec les
villageois, accusé de fomenter des crimes contre l’État ! C’est du
terrorisme fécondé in vitro. Et puis, flop. Maintenant, cela tourne à la
pantalonnade.
Nous sommes
en train de faire des fiches où l’on mesure la dangerosité potentielle pour
éventuellement ne pas libérer tel ou tel détenu. C’est l’idée que l’on peut
être condamné pour ce que l’on pourrait faire ?
C’est une
idée préoccupante et qui pose des problèmes théoriques très vastes. C’est une
nouvelle conception de la responsabilité personnelle. On abandonne l’idée qu’il
ne peut y avoir culpabilité que s’il y a responsabilité. C’est le cœur de la
théorie de la répression. Désormais, on dit que l’on peut être coupable et
condamnable même si l’on n’a pas un discernement entier, d’une part. Et d’autre
part, on peut être détenu, interné, même si l’on n’a commis aucun acte
justifiant une condamnation parce que l’on est dangereux. C’est une évolution
infiniment préoccupante. La démocratie qui affirme son existence contre le
totalitarisme est prête à entrer dans un système qui peut conduire à ce
totalitarisme.
Vous avez vu
beaucoup d’erreurs judiciaires ?
J’ai vu peu
d’erreurs judiciaires reconnues mais beaucoup d’erreurs judiciaires réelles et
non reconnues.
Quel est le
garde des Sceaux qui trouve grâce à vos yeux ?
Aucun. Mais
il y en a un qui m’a laissé un souvenir amusé. Guichard(3), qui
disait qu’en tant que garde des Sceaux, la seule chose qu’il ait apprise, c’est
qu’il ne faut jamais avoir affaire à la justice.
Propos recueillis par la rédaction
Illustration Étienne Delessert
(1) Toutes
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(2) Sarkozy vient de récompenser Alain Bauer en lui donnant une chaire de
criminologie au Conseil national des Universités.
(3) Ministre de la Justice sous Giscard.