Le racisme des intellectuels
LE MONDE |
05.05.2012 à 14h46
Par Alain Badiou, philosophe, dramaturge et écrivain
L'importance
du vote pour Marine Le Pen
accable et surprend. On cherche des explications. Le personnel politique y va de sa sociologie
portative : la France des
gens d'en bas, des provinciaux égarés, des ouvriers, des sous-éduqués, effrayée
par la mondialisation, le recul du pouvoir d'achat, la déstructuration des territoires, la
présence à leurs portes d'étranges étrangers, veut se replier sur le nationalisme et la xénophobie.
C'est déjà
du reste cette France "retardataire" qu'on accusait d'avoir voté non au référendum sur le projet de Constitution
européenne. On l'opposait aux classes moyennes urbaines éduquées et modernes,
qui font tout le sel social de
notre démocratie bien tempérée.
Disons que
cette France d'en bas est quand même, en la circonstance, le baudet de la
fable, le pelé et le galeux "populiste" d'où nous vient tout le mal
lepéniste. Etrange, au demeurant, cette hargne politico-médiatique contre le
"populisme". Le pouvoir démocratique, dont nous sommes si fiers, serait-il
allergique à ce qu'on se soucie du peuple ? C'est l'avis dudit peuple, en tout
cas, et de plus en plus. A la question "les responsables politiques se
préoccupent-ils de ce que pensent les gens comme vous ?", la réponse entièrement
négative "pas du tout" est passée de 15 % de l'ensemble en
1978 à 42 % en 2010 ! Quant au total des réponses positives ("beaucoup"
ou "assez"), il est passé de 35 % à 17 % (on se reportera,
pour cette indication statistique et d'autres d'un très grand intérêt, au
numéro hors série de la revue La Pensée titré "Le peuple, la crise
et la politique" et réalisé par Guy Michelat et
Michel Simon). La relation entre le peuple et l'Etat n'est pas faite de
confiance, c'est le moins qu'on puisse dire.
Faut-il conclure que notre Etat n'a pas le peuple qu'il mérite, et
que le sombre vote lepéniste atteste cette insuffisance populaire ? Il faudrait
alors, pour renforcer la démocratie, changer le peuple, comme le proposait ironiquement
Brecht...
Ma thèse est
plutôt que deux autres grands coupables doivent être mis en avant : les
responsables successifs du pouvoir d'Etat, de gauche comme de droite, et un ensemble
non négligeable d'intellectuels.
En
définitive, ce ne sont pas les pauvres de nos provinces qui ont décidé de limiter autant que faire se peut le droit élémentaire d'un ouvrier de ce pays,
quelle que soit sa nationalité d'origine, de vivre ici avec sa femme et ses enfants. C'est une ministre
socialiste, et tous ceux de droite ensuite qui se sont engouffrés dans la
brèche. Ce n'est pas une campagnarde sous-éduquée qui a proclamé en 1983, que
les grévistes de Renault - en effet majoritairement algériens ou marocains -
étaient des "travailleurs immigrés (...)agités
par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de
critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises".
C'est un
premier ministre socialiste, bien entendu à la grande joie de ses
"ennemis" de la droite. Qui a eu la bonne idée de déclarer que Le Pen
posait les vrais problèmes ? Un militant alsacien du Front national ? Non, c'est un premier ministre
de François Mitterrand. Ce ne sont pas des sous-développés de l'intérieur qui
ont créé les centres de rétention pour y emprisonner,
hors de tout droit réel, ceux qu'on privait par ailleurs de la possibilité
d'acquérir les papiers légaux de leur présence.
Ce ne sont
pas non plus des banlieusards excédés qui ont ordonné, partout dans le monde,
qu'on ne délivre aux gens des visas pour la France qu'au compte-gouttes,
pendant qu'on fixait ici même des quotas d'expulsions que devait à tout prix
réaliser la police. La succession
des lois restrictives, attaquant, sous prétexte d'étrangeté, la liberté et
l'égalité de millions de gens qui vivent et travaillent ici, n'est pas l'oeuvre de "populistes" déchaînés.
A la manoeuvre de ces forfaits légaux, on trouve l'Etat, tout
simplement. On trouve tous les gouvernements successifs, dès François
Mitterrand, et sans répit par la suite. En la matière, et ce ne sont que deux
exemples, le socialiste Lionel
Jospin a fait savoir dès son arrivée au pouvoir qu'il n'était pas question d'abolir les lois xénophobes de Charles Pasqua ; le
socialiste François Hollande
fait savoir qu'on ne décidera pas les régularisations de
sans-papiers autrement sous sa présidence que sous celle de Nicolas Sarkozy. La
continuité dans cette direction ne fait aucun doute. C'est cet encouragement
obstiné de l'Etat dans la vilenie qui façonne l'opinion réactive et racialiste, et non l'inverse.
Je ne crois
pas être suspect d'ignorer que Nicolas Sarkozy et sa clique ont été
constamment sur la brèche du racisme culturel, levant haut le drapeau de la
"supériorité" de notre chère civilisation occidentale et faisant voter une interminable succession de lois discriminatoires
dont la scélératesse nous consterne.
Mais enfin,
nous ne voyons pas que la gauche se soit levée pour s'y opposer avec la force que demandait un pareil acharnement
réactionnaire. Elle a même bien souvent fait savoir qu'elle "comprenait" cette demande de
"sécurité", et a voté sans état d'âme des décisions persécutoires flagrantes, comme celles qui visent à expulser de l'espace public telle ou telle femme sous le
prétexte qu'elle se couvre les cheveux ou enveloppe son corps.
Ses
candidats annoncent partout qu'ils mèneront une lutte sans merci, non tant
contre les prévarications capitalistes et la dictature des budgets ascétiques
que contre les ouvriers sans papiers et les mineurs récidivistes, surtout s'ils
sont noirs ou arabes. Dans ce domaine, droite et gauche confondues ont piétiné
tout principe. Ce fut et c'est, pour ceux qu'on prive de papiers, non l'Etat de
droit, mais l'Etat d'exception, l'Etat de non-droit. Ce sont eux qui sont en
état d'insécurité, et non les nationaux nantis. S'il fallait, ce qu'à Dieu ne
plaise, se résigner à expulser des gens, il serait préférable qu'on choisisse nos
gouvernants plutôt que les très respectables ouvriers marocains ou maliens.
Et derrière
tout cela, de longue date, depuis plus de vingt ans, qui trouve-t-on ? Qui sont
les glorieux inventeurs du "péril islamique", en passe selon eux de
désintégrer notre belle société occidentale et française ? Sinon des
intellectuels, qui consacrent à cette tâche infâme des éditoriaux enflammés,
des livres retors, des
"enquêtes sociologiques" truquées ? Est-ce un groupe de retraités
provinciaux et d'ouvriers des petites villes désindustrialisées qui a monté
patiemment toute cette affaire du "conflit des civilisations", de la
défense du "pacte républicain", des menaces sur notre magnifique
"laïcité", du "féminisme" outragé par la vie quotidienne
des dames arabes ?
N'est-il pas
fâcheux qu'on cherche des responsables uniquement du côté de la droite extrême
- qui en effet tire les marrons du feu - sans jamais mettre à nu la responsabilité écrasante de ceux, bien
souvent - disaient-ils - "de gauche", et plus souvent professeurs de
"philosophie" que caissières de supermarché, qui ont passionnément
soutenu que les Arabes et les Noirs, notamment les jeunes, corrompaient notre
système éducatif, pervertissaient nos banlieues,
offensaient nos libertés et outrageaient nos femmes ? Ou qu'ils étaient "trop
nombreux" dans nos équipes de foot ? Exactement comme on disait
naguère des juifs et des "métèques" que par eux la France
éternelle était menacée de mort.
Il y a eu,
certes, l'apparition de groupuscules fascistes se réclamant de l'islam. Mais il y a tout aussi bien eu
des mouvements fascistes se réclamant de l'Occident et du Christ-roi. Cela
n'empêche aucun intellectuel islamophobe de vanter à tout bout de champ notre supérieure identité
"occidentale" et de parvenir à loger nos admirables "racines chrétiennes" dans
le culte d'une laïcité dont Marine Le Pen, devenue une des plus acharnées
pratiquantes de ce culte, révèle enfin de quel bois politique il se chauffe.
En vérité,
ce sont des intellectuels qui ont inventé la violence antipopulaire,
singulièrement dirigée contre les jeunes des grandes villes, qui est le vrai
secret de l'islamophobie. Et ce sont les gouvernements, incapables de bâtir une
société de paix civile et de justice, qui ont livré les étrangers,
et d'abord les ouvriers arabes et leurs familles, en pâture à des clientèles
électorales désorientées et craintives. Comme toujours, l'idée, fût-elle
criminelle, précède le pouvoir, qui à son tour façonne l'opinion dont il a besoin.
L'intellectuel, fût-il déplorable, précède le ministre, qui construit ses
suiveurs.
Le livre,
fût-il à jeter, vient avant l'image propagandiste, laquelle égare au
lieu d'instruire. Et trente ans de patients efforts dans
l'écriture, l'invective et la compétition électorale sans idée trouvent leur
sinistre récompense dans les consciences fatiguées comme dans le vote
moutonnier.
Honte aux
gouvernements successifs, qui ont tous rivalisé sur les thèmes conjoints de la
sécurité et du "problème immigré", pour que ne soit pas trop visible
qu'ils servaient avant tout les intérêts de l'oligarchie économique ! Honte aux
intellectuels du néo-racialisme et du nationalisme
bouché, qui ont patiemment recouvert le vide laissé dans le peuple par la provisoire
éclipse de l'hypothèse communiste d'un manteau d'inepties sur le péril
islamique et la ruine de nos "valeurs" !
Ce sont eux
qui doivent aujourd'hui rendre des comptes sur l'ascension d'un fascisme rampant
dont ils ont encouragé sans relâche le développement mental.
Né en 1937,
professeur de philosophie à l'Ecole normale supérieure, Alain Badiou
articule pensée formelle et récit littéraire, argumentation conceptuelle et
intervention politique. Il est notamment l'auteur d'Entretiens I (Nous,
2011), de La République de Platon (Fayard, 596 p., 24,50 €) et, dans la
série "Circonstances", aux Nouvelles
Editions Lignes, de Sarkozy : pire que prévu, les autres : prévoir le
pire (94 p., 9,50 €).