Vendredi 18
mai 2012
Le
« vote souffrance », le Front National et le secret de Polichinelle.
Je fais partie
d’une génération d’historiens dont la vie professionnelle a été, sinon
bouleversée, du moins fortement affectée par l’irruption du Front National dans
la vie politique française. Nous pensions que les discours xénophobes, les
célébrations chauvines de « l’identité française » appartenaient au
passé, à l’histoire de nos parents ou de nos grands-parents.
Lorsque la
propagande nationaliste a ressurgi brutalement dans le discours politique (au
début des années 1980), elle nous a paru tout d’abord anachronique et
irrationnelle. Nous l’avons attribuée à une perte de mémoire collective. Seule
la méconnaissance des horreurs auxquelles ces manipulations identitaires
avaient abouti dans la première moitié du XXe siècle pouvait expliquer sa
résurgence. J’en ai tiré pour ma part la conclusion qu’il fallait combattre
simultanément sur deux fronts. D’une part, il était urgent de combler les
lacunes de la recherche en montrant que l’immigration était une dimension
essentielle de l’histoire contemporaine de la France. D’autre part, il fallait
s’engager dans un immense travail d’éducation civique, en nouant des liens
étroits avec le milieu associatif.
Si
l’on examine sans complaisance les résultats de la dernière consultation
électorale, force est de reconnaître que cette stratégie a échoué. Jusqu’ici en
effet, jamais un candidat d’extrême droite n’avait atteint un tel score à une
élection présidentielle. Mais la multitude des experts qui ont commenté les 18%
de Marine Le Pen sont rapidement tombés d’accord pour attribuer ce score à la
« souffrance » des classes populaires. Alors que pendant 30 ans, nous
avions répété que pour combattre efficacement le FN, il fallait développer l’éducation
civique, à l’heure du bilan cet argument a été complètement occulté. Deux
grandes raisons peuvent expliquer ce silence.
La première est
liée aux mutations récentes du champ politique. A partir des années 1980, la
bureaucratisation de la société et la crise de la grande industrie ont
liquidé les mouvements de masse entraînant une perte d’autonomie du politique
au profit des médias. La « démocratie de partis » a laissé la place à
la « démocratie d’opinion ». Le retour de l’extrême droite sur le devant
de la scène est à mes yeux une conséquence directe de ces mutations. Le
triomphe de la politique-spectacle a créé en effet des opportunités dont s’est
saisi Jean-Marie Le Pen, en développant la stratégie des « petites
phrases » conçues comme des « bombes médiatiques » qui prennent
leur place dans l’actualité au côté des crimes, des catastrophes, des procès
etc.
Les
journalistes, pris dans les rouages de cette machine médiatique, sont
contraints d’accorder de l’importance à ces poseurs de « bombes », contribuant
ainsi à l’héroïsation des leaders d’extrême droite. Puisque ces derniers sont
devenus des personnages centraux du récit médiatico-politique,
les électeurs se sentent autorisés à voter pour le Front National. La
réputation sulfureuse de ce parti séduit tout particulièrement ceux qui n’ont
plus rien à perdre et qui cherchent à exprimer de la façon la plus radicale
possible leur refus d’une société qui ne leur fait pas de place. Une différence
majeure entre l’extrême droite des années 1930 et celle d’aujourd’hui tient
donc au fait que le Front National est totalement intégré dans le système
politico-médiatique. En affirmant que les électeurs ayant voté pour ce parti
ont exprimé leur « souffrance », les professionnels de la parole
publique ont pointé, même si c’est sur le mode compassionnel, un doigt
accusateur vers le peuple, détournant du même coup l’attention de leurs propres
responsabilités dans la perpétuation du système.
La seconde
raison qui explique le consensus sur « le vote souffrance » tient au
fait que les intellectuels (au sens large du terme, i.e. tous ceux qui
commentent l’actualité en public) ne peuvent pas examiner de façon critique les
principes qui fondent leur identité collective. Evoquant les présupposés
qui gouvernent l’activité des savants, Pierre Bourdieu parlait d’un
« secret de polichinelle bien gardé ». Tous les chercheurs savent que
dans la pratique, les principes qu’ils proclament haut et fort en public ne
fonctionnent pas, mais personne ne le reconnait publiquement[1].
Le
même raisonnement vaut pour les intellectuels. Depuis l’affaire Dreyfus,
ceux-ci ont construit leur identité collective autour d’un idéal d’éducation
civique, présentée comme une arme majeure pour combattre les préjugés,
l’intolérance et le racisme. Mais jamais les intellectuels n’ont cherché à
savoir quel était l’impact réel de leurs discours sur les publics auxquels ils
s’adressent, comme s’ils craignaient que le sol se dérobe sous leurs pieds.
Pierre Bourdieu, Science de la science et
réflexivité, Raisons d’agir, éditions, 2001, p. 152.