Laurent Chemla : ils sont trop forts ces voleurs 2.0…

27 juin 2012

Par kitetoa

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Vous aviez lu une interview de Laurent Chemla sur Reflets. Laurent, c’est un dinosaure du Net français. Et à ce titre, il a vécu toutes les époques de ce réseau. Depuis l’intérieur, mais aussi en tant qu’entrepreneur atypique. Il était donc, à nos yeux, impératif qu’il vienne donner son point de vue de « vieux con »© aux jeunes (et moins jeunes) qui assistaient à Pas Sage en Seine. Nous l’avons invité à raconter ce qui lui semblait intéressant. Sujet libre. Pour ceux que son exposé n’intéressait pas, Laurent diffusait sur l’écran une vidéo expliquant comment il fait des macarons. Et comme Laurent est vraiment très sympa, il avait amené quelques boites de sa production. Ceux qui ont assisté à sa conférence à PSES ont donc entendu un truc sympa et ont pu goûter les bon gâteaux. Pour ceux qui n’étaient pas là, il n’y aura pas de macarons, mais le texte est là :

 

 

Alors, voila.

On m’a demandé de venir vous parler.

Ça fait très longtemps que j’ai pas fait ça, alors je vous prie d’excuser ma nervosité, mais voilà.

On m’a demandé de venir vous parler.

Le problème c’est que personne ne m’a dit de quoi je devais vous parler.

On m’a juste demandé de venir vous parler.

Bref.

De quoi donc pourrais-je vous parler ? Je suis un vieux con. Il y a très longtemps que je ne fais plus rien (je suis hébergeur, c’est dire).

Du coup j’ai pensé vous parler des trucs à la mode vus depuis ma grotte de vieux con.

Le cloud par exemple. Ça c’est à la mode non ?

De mon temps, en préhistoire, il me semble qu’on appelait ça en français « stockage à distance ».  J’ai tapé ça sur Google.  Le 1er lien m’a renvoyé un article préhistorique (01net, en 2004, ça fait 8 ans) dont le titre était « le stockage à distance enfin populaire ». Populaire si tu étais une entreprise

prête à claquer 100000¤ par an, mais déjà populaire. Le 3ème lien par contre (journaldunet en 2001, ça fait 11 ans) expliquait que plutôt que d’envoyer des pièces jointes par email et de gâcher de la bonne bande passante il valait mieux utiliser le « stockage à distance » et qu’avec un tel produit on pouvait proposer un bureau en ligne, un juke-box ou un album photo.

Et que la seule limite c’était qu’on ne pouvait pas (encore) faire du streaming en temps-réel.

Je sais pas vous, mais à moi ça me semble exactement la même chose que le « cloud » de 2012. Mais c’était pas à la mode.

En remontant à peine un peu plus loin, c’était presque hier, dans les années 90 du siècle dernier (vous n’étiez pas nés) je me souviens qu’à

la fac on utilisait un truc moderne appelé un « terminal X ». Imaginez un peu: le système d’exploitation était ailleurs et, sur notre écran, on

avait l’affichage de l’application, mais tout se déroulait « dans les nuages ». Si seulement on avait pensé à appeler ça du « SaaS en Cloud »

on se serait sûrement fait des couilles en or (et on aurait économisé 20 ans).

Mais personne n’avait pensé à demander à un marketeux d’appeler ça « cloud », du coup on utilisait ça mais on était pas à la mode et ça n’intéressait que nous.  Les vieux cons.

En plus comme aucun grand opérateur ne proposait ça, on utilisait nos propres services de « stockage à distance ». On avait, je me souviens, un serveur dans une baie dans les nuages sur lequel chacun d’entre nous déposions les MP3 rippés depuis nos vieux CD et plutôt que de n’avoir que notre CDthèque on pouvait partager comme ça celle de tous nos copains des nuages. Magie ! Mais, bon, c’était pas à la mode, et on maîtrisait les backups, et la redondance et, si on partageait les coûts, personne ne gagnait d’argent dans l’histoire: c’était pas très rentable, ça pouvait pas marcher.

De nos jours, donc, on va enfin pouvoir payer pour un service qui va nous permettre de stocker nos MP3 rippés à distance, sans avoir aucune garantie – ni de redondance ni de sécurité – en déléguant au service les droits d’utilisation de nos données, en payant d’avantage pour avoir le droit de les partager, et en risquant à tout instant une descente du FBI qui saisira les serveurs sur lesquels sont stockés nos fichiers. Pour à peine 60 dollars par an on va pouvoir disposer d’un énorme disque dur de 100Go sur le Google Drive. Trop bien.

Pour votre information, en 1999 IBM avait pensé au « fous du stockage » en proposant un disque dur de 25Go qui coûtait 4000 anciens euros. En nouveaux euros ça ferait dans les 600 je crois. Ça explique pourquoi, à l’époque, ça valait le coup de déporter les données de plusieurs utilisateurs sur un même espace de stockage distant: le stockage local coûtait très cher.

Aujourd’hui pour 90 euros on a 1To d’espace de stockage local. Du coup, ce qui est à la mode, c’est de payer chaque année pratiquement le même prix

pour stocker à distance un dixième de cette taille et donner à un tiers la propriété de nos données sans la moindre garantie de sauvegarde à long terme.

Vous comprendrez pourquoi j’ai du mal à m’adapter au monde moderne.

Mais bon, vous me direz: le cloud c’est déjà du passé. Ça fait au moins 3 semaines que plus personne n’en parle sur Twitter, c’est plus vraiment à la mode. Non le dernier gros truc dont on a parlé c’est de l’entrée en bourse de Facebook.

Ah, les voleurs…

Certains ici le savent: je suis un ancien voleur. Je connais le métier. Mais il faut bien admettre que, là aussi, je suis largement dépassé.

Faut quand même admettre que c’est devenu autre chose, de nos jours. Plus qu’un métier: un modèle. Le modèle économique du Web 2.0. Ça a commencé sans faire de bruit, avec Google d’abord qui a fait son truc en se disant « plutôt que de vendre des résultats de recherche basés sur une intelligence artificielle pertinente, je vais trier mes résultats par ordre de popularité chez les humains qui font des liens à la main, c’est plus rentable de faire bosser les humains gratuitement que de payer des chercheurs pour fabriquer un robot ».

Pas con.

Bon, le défaut c’est que les humains sont parfois trop malins par rapport au but recherché, alors Google a dû peu à peu rendre son truc assez intelligent pour contrer l’intelligence humaine qui arrivait à faire remonter artificiellement certains résultats dans les 1ères places. Mais comme ils avaient déjà vaporisé la concurrence l’objectif était atteint quand même.

Et du coup pas mal de gens se sont dit que, si ça marchait pour Google de vendre le boulot des humains sans les payer, y’avait pas de raison de pas faire pareil. Et hop: le web 2.0.

Ah, les plate-formes de blogs: « tu écris, je publie, je te paie pas, et je gagne du fric en vendant des espaces publicitaires qui seront vus par les gens attirés par ton talent ».  Ce modèle là a essaimé depuis sous le doux nom de journalisme participatif, à la Huffington post, mais il est aussi à la base de trucs comme Megaupload (vous rippez, je touche le blé), Youtube/Dailymotion (vous filmez, je touche le blé), les exemples sont innombrables.

Tous les ayant-droits qui couinent sur la disparition du droit d’auteur sont restés bloqués sur l’ancien modèle, mais nous, le reste du monde, on vit tous les jours avec ça: nos oeuvres à nous sont monétisées par nos éditeurs 2.0 qui se sucrent avec sans jamais rien nous reverser. On a pris l’habitude et allez donc expliquer à un gamin que ce qu’il crée lui doit rapporter du fric à Blogger.com, mais qu’il doit payer pour voir les créations des artistes officiels. C’est avec le Web 2.0 que le droit d’auteur est mort dans l’esprit des gens, pas avec le piratage.

Reste que, quoi qu’on en dise, le gâteau de la publicité en ligne est limité. Du coup certains se sont demandé comment monétiser encore mieux le travail des autres (mais toujours sans les payer). Et voilà l’arrivée des médias sociaux.

Ben oui: si la publicité rapporte, mais que le gâteau est limité, alors les données qui permettent aux régies de mieux cibler leurs annonces valent de l’or. Donnez-moi vos informations personnelles, les gars, et en échange, je vais vous permettre de bosser gratuitement pour moi.

C’est Facebook (non je n’ai même pas un compte de test).

Ah, Facebook. A ce jour (à ma connaissance) ce sont les plus grands voleurs du monde. Ils vous ont déjà volé quatre fois, et vous continuez d’en redemander.

Quelle classe.

Ils vous ont volé une première fois en publiant (sans vous payer) vos journaux intimes selon le bon vieux modèle de la publicité en ligne qu’on vient de décrire.

Puis ils vous ont volé une 2ème fois, en vendant à leurs annonceurs les informations privées liées à vos comptes (pour que les seconds puissent mieux vous cibler tandis que le 1er pouvait augmenter ses tarifs de pub).

Là ça devenait de l’art: je vous fais bosser pour moi, vous attirez le public en écrivant, vous me payez avec vos données privées que je revends à mes clients qui, eux, paient pour afficher de la publicité sur vos écrans (eh oui: les clients de Facebook ce sont les régies publicitaires, pas ses utilisateurs. Les utilisateurs de Facebook ne sont pas ses clients, ils sont ses petites-mains).

Mais attendez c’est pas fini.

Ils vous ont volé une 3ème fois en vous proposant de payer, en vrai argent cette fois, pour que vos oeuvres soient mises en valeur sur les écrans de vos potes. Non seulement vous payez en regardant la pub des clients, non seulement vous payez en donnant vos informations privées, mais désormais vous payez aussi pour que votre boulot attire encore plus de monde chez Facebook.

Du grand art, je vous dis.

Et là, enfin, l’apothéose: l’entrée en bourse. Alors là, chapeau bas, moi je dis « Mossieur ». « Eh les gars, on vous a volé 3 fois déjà, ça prouve quand même un peu notre talent, alors si vous voulez vous pouvez nous acheter un petit bout de ce talent en devenant actionnaire ».

Tu peux te dire « non mais quand même, c’est trop gros, personne ne va aller payer si cher pour acheter des actions d’une boite dont l’unique valeur est basée sur les contenus mis en ligne par des tiers ». Eh ben si. Et pas qu’un peu.

Et comme un bon voleur, Facebook n’a pas mis en vente ses actions au prix du marché. Ben non on l’a bien vu: dès que les actions ont été disponibles, le marché a dit « elles étaient trop chères » et leur prix a baissé de 20%. Mais ce n’est pas Facebook qui y a perdu, ce sont les 1ers acheteurs. Facebook, lui, il a vendu ses actions au prix qu’il en voulait.

Se faire voler 4 fois par le même voleur. Ce sera difficile de faire mieux.

En parlant de voleur, j’ai écouté (comme toujours) Benjamin Bayart avant-hier.

Quel talent. Il m’a tout volé. Il me l’a avoué hier devant témoin (et devant des pâtes): 70% des idées qu’il développe étaient dans mon livre.

Mais j’avoue aussi: j’avais volé ces idées à l’AUI.

J’ai vérifié hier dans les archives que j’ai gardées du vieux site: presque tout le contenu du projet de loi qu’il vous a présenté y était déjà.

En 1996. J’ai vérifié la date. Ça fait 16 ans.

Ça fait 16 ans que des gens se battent pour des choses qui pourtant semblent simplement évidentes, ça fait 16 ans qu’on rabâche les mêmes idées à nos représentants politiques (mais c’est normal il faut recommencer à chaque fois qu’ils changent et ils changent tout le temps), ça fait 16 ans que le nombre de citoyens concernés et conscients des enjeux augmente. Et ça fait 16 ans que rien ne change.

Oh il y a eu des progrès depuis la création de l’AUI fin 1995.

- Aujourd’hui plus personne ne considère la cryptographie forte comme une arme de guerre. C’était le combat en particulier de Stéphane Bortzmeyer, celui-là a été remporté.

- Et c’est à peu près tout.

En 1996, l’AUI avait publié un rapport intitulé « Pour une intégration sereine d’Internet dans la société française ». Il avait été rédigé juste avant la 1ère tentative de législation spécifique à Internet (amendement Fillon). Les points que ce rapport abordait risquent de vous être familiers.

- La neutralité du réseau. Le terme n’est jamais employé dans le rapport, mais l’AUI considérait qu’un FAI ne devait être considéré que « comme un transporteur d’information uniquement », et que « en particulier le FAI ne doit pas avoir de rôle ni de responsabilité éditoriale ». Tout était dit.

- L’atteinte au droit à la liberté d’expression. J’avais rédigé une proposition de loi sur ce sujet – très similaire à celle de ce voleur de Benjamin – mais dès 1996 l’AUI rappelait dans son rapport que « la diffusion de l’information et du savoir, avec la garantie de la liberté d’expression réelle et complète, sont les garants de la démocratie et de l’exercice de la citoyenneté ».

- La censure. Le fait de ne pas obliger un intermédiaire à censurer un contenu sans y avoir été contraint par une décision judiciaire a toujours été un des principaux combats de l’AUI.  Depuis 1995.

- Le droit d’accès universel. Sur ce point, Hadopi a permis de gagner une bataille partielle. l’AUI se battait pour qu’Internet soit considéré comme un service public. Et grâce à l’Hadopi, le Conseil Constitutionnel a validé ce point de vue en justifiant sa censure de la loi par l’importance de la liberté d’accès à Internet. Mais on est encore loin de pouvoir affirmer que

l’accès à Internet est devenu à ce jour un réel service public garanti par l’Etat.

Je passe sur les notions d’identité numérique, de droit d’auteur sur Internet, de guerre des brevets: je veux juste dire et redire que tous ces sujets, absolument tous, sont à l’ordre du jour citoyen des défenseurs des libertés depuis au minimum 16 ans.

C’est long 16 ans. Au début tu peux te dire: « ok, c’est nouveau, les politiques n’y comprennent encore rien, on va leur expliquer et avancer« . Au bout de 3 ou 4 ans et après un 1er changement de législature, tu recommences en te disant « ok eux on les a pas encore formés on recommence« . Mais 16 ans?

Au bout de 16 ans des mêmes combats, il faut encore que de simples citoyens soient forcés d’aller expliquer à leurs députés que ACTA c’est mal ? Ils ont besoin de nous pour le comprendre au bout de 16 ans de généralisation d’Internet dans toute la société ? Dans quel monde vivent-ils ?

Pourquoi, aujourd’hui, n’y a-t-il pas comme pour les finances, la culture, le droit, le développement durable et que sais-je encore, une commission permanente des affaires numériques à l’Assemblée Nationale, dans laquelle nos députés, de tout bord, pourraient préparer ensemble des textes qui tiennent enfin compte des enjeux fondamentaux qui influencent aujourd’hui les vies de tous les citoyens ?

Honnêtement, je ne comprends pas.

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