vendredi 29 juin 2012

17:38

 

L’éducation suffira-t-elle ?

Les candidats à la présidentielle française multiplient les propositions visant à réformer le système éducatif. Il en irait de la lutte contre le chômage, de la résorption des inégalités, parfois même de l’unité de la nation. En France comme aux Etats-Unis, à gauche comme à droite, la salle de classe se voit parée des plus grandes vertus politiques. Mais l’école peut-elle vraiment tout ?

par John Marsh, janvier 2012

Alors même que les campements du mouvement Occuper Wall Street (OWS) se multipliaient aux Etats-Unis, une étude très officielle publiée au mois de novembre est venue en éclairer les fondements. Selon le Bureau du budget du Congrès (Congressional Budget Office, CBO), le revenu médian (1) des foyers américains a crû de 35 %entre 1979 et 2007. Pendant la même période, les salaires progressaient sept fois plus vite pour le centile le plus riche (soit 1 %de la population) (2).

Le jour qui suivit l’annonce de ces chiffres, l’éditorialiste Nicholas Kristof — identifié comme « plutôt à gauche » — publia dans le New York Times un article intitulé « Occuper la salle de classe » (3). Tout en prenant la mesure du problème posé par les inégalités socio-économiques aux Etats-Unis, il s’y démarquait des revendications implicites des manifestants : il n’en appelait ni à une augmentation de la contribution fiscale des plus riches, ni à une régulation du système financier, encore moins à l’emprisonnement de banquiers en vue.

De l’avis de Kristof, « la mesure qui ferait le plus pour réduire les inégalités » serait d’« améliorer l’éducation des jeunes enfants ». « Le point commun à tous mes reportages sur la pauvreté, expliquait-il, que ce soit à New York ou en Sierra Leone, c’est qu’une bonne éducation constitue généralement le meilleur moyen de s’en sortir. » Malheureusement, poursuivait-il, « aux Etats-Unis comme en Afrique, les portes de cet ascenseur social sont fermées aux enfants issus de milieux défavorisés ».

Dans le contexte du mouvement OWS, ce plaidoyer en faveur d’une meilleure éducation, susceptible d’arracher les pauvres à leur condition, avait de quoi surprendre. En effet, l’une des seules revendications concrètes des manifestants est l’obtention de remises pour les dettes contractées au cours de leurs études (qui s’élèvent à 1 000 milliards de dollars à l’échelle du pays). Bien que titulaires de diplômes leur ayant ouvert les portes de l’« ascenseur » cher à Kristof, ils se retrouvent au chômage, ou embauchés à un salaire insuffisant pour s’acquitter de leurs obligations. Mais la logique défendue par l’éditorialiste du New York Times compte d’autres prosélytes, parfois illustres. Dans un discours prononcé le 6 avril, le président Barack Obama rappelait l’un de ses principaux objectifs : « Tout faire pour donner à chacun la meilleure éducation possible », car celle-ci demeure « le facteur le plus décisif pour déterminer si un enfant va réussir dans la vie ou non ».

Rare consensus

Etonnamment, dans un pays où les deux principaux partis politiques ne semblent pas en mesure de s’entendre sur le temps qu’il fait, les analyses de Kristof et du président Obama ne se distinguent pas de celles produites de l’autre côté de l’échiquier politique.

Ainsi, Gregory Mankiw, professeur à l’université Harvard et ancien conseiller du président George W. Bush, concédait au cours d’un entretien sur la National Public Radio, le 3 novembre 2011, que l’accroissement des inégalités posait problème. Celui dont le parti pris procapitaliste s’était révélé suffisamment caricatural, quelques semaines auparavant, pour conduire un groupe d’étudiants à quitter son cours d’introduction à l’économie en signe de protestation, s’empressa néanmoins de suggérer que les défaillances du système éducatif constituaient l’une des principales causes des inégalités économiques. Selon Mankiw, « le problème que nous rencontrons, c’est que nous n’avons pas produit assez de diplômés pour alimenter la demande en travailleurs hautement qualifiés ».

Il semblerait donc que, en dehors de Dieu, les Américains — ou, pour mieux dire, ceux qui prétendent parler en leur nom — n’identifient pas de pouvoir plus éminent que l’éducation dans le domaine de la lutte contre les inégalités. Mais leur foi est-elle fondée ? L’éducation suffirait-elle, seule, à réduire le fossé socio-économique qui s’élargit au sein de la population ? Sur ce point, comme sur celui de l’existence divine, les preuves sont rares…

Sur le plan rhétorique, les slogans Head Start (« Avantage dès le départ »), Race to the Top (« Course au sommet ») et No Child Left Behind (« Pas d’enfant laissé sur le bord du chemin ») (4) fonctionnent à merveille. Sur le plan politique, les choses sont moins nettes.

Tout d’abord, rien n’indique qu’il soit possible de mettre tout le monde sur un pied d’égalité une fois franchies les portes de l’école. Ces dernières années, un nombre considérable d’études ont démontré qu’avant même d’user les tapis de jeu des crèches les enfants issus de foyers pauvres accusent déjà un retard par rapport à ceux nés dans des familles opulentes. Quand elle est efficace, l’école parvient à empêcher que le fossé ne s’élargisse ; mais elle ne le réduit pas. « Depuis une dizaine d’années, les chercheurs sont parvenus à un consensus qui n’a pas été remis en cause. Au mieux, l’éducation compte pour 15 %dans les résultats des élèves ; leur environnement socio-économique, pour environ 60 % », confirmait récemment la journaliste Dana Goldstein, spécialiste des questions éducatives (5). Autrement dit : l’école ne peut pas tout. Elle permet, au mieux, d’atténuer les différences avec lesquelles les enfants débutent leur cursus.

Identifier l’éducation comme le meilleur moyen de résorber les inégalités revient donc à limiter ses efforts à la partie la moins significative de ce qui détermine la réussite. Au contraire, rechercher l’efficacité dans la lutte contre les effets de la pauvreté sur l’école devrait conduire à ne pas se cantonner aux seuls facteurs liés à la salle de classe et à aller aux racines du problème : la question socio-économique, qui détermine plus largement le parcours des écoliers. Kristof en arriverait alors à la conclusion suivante : pour que les enfants pauvres réussissent mieux à l’école, il faut avant tout les aider à sortir de la pauvreté.

Or un second obstacle barre le chemin qui devait conduire paisiblement de l’égalité scolaire à l’égalité socio-économique. Même si l’éducation parvenait à gommer les effets des origines sociales, donnant ainsi à tous les étudiants les mêmes chances d’obtenir un diplôme universitaire, elle ne pourrait modifier le marché du travail. Celui dans lequel chacun doit s’insérer, indépendamment de sa formation ou de son carnet de notes. Et la nature de ce marché n’est pas sans conséquences.

Pour quel type d’emploi recrutera-t-on le plus d’ici à 2018 aux Etats-Unis ? Caissier. Le deuxième sur la liste ? Vendeur. Le troisième ? Serveur. Le quatrième ? Conseiller clientèle. Les trois suivants ? Infirmier, préparateur alimentaire et employé de bureau. Remarquez-vous un point commun ? Aucun de ces emplois ne nécessite de licence universitaire. Si l’on exclut celui d’infirmier, ces métiers ne requièrent qu’une formation brève, le plus souvent dispensée sur le tas. Un seul — toujours celui d’infirmier — rémunère suffisamment pour maintenir un foyer à une distance relativement confortable du seuil de pauvreté. D’ailleurs, selon le Bureau des statistiques du travail américain, d’ici à 2018, seul un emploi sur quatre nécessitera un diplôme universitaire : les autres pourront être occupés par des personnes formées à la demande, et payées en conséquence.

Pourquoi est-ce important ? Parce que, indépendamment de notre capacité — pour le moins hypothétique — à assurer une véritable égalité des chances à l’école, il y a de fortes chances pour qu’il y ait toujours quelqu’un pour passer vos produits à la caisse du supermarché, vous vendre les marchandises que vous consommez, prendre votre commande au restaurant rapide, noter vos réclamations ou vous répondre au téléphone. Et ce quelqu’un fera partie de la majorité des salariés américains : quelles que soient les réformes que nous parviendrons à mettre en œuvre au niveau du système éducatif, ce type d’emploi n’est pas près de disparaître.

En termes purement économiques, il n’y a donc aucune raison pour que nous passions tous par l’université. Bien sûr, nous pouvons estimer qu’une formation universitaire comporte des vertus autres qu’économiques, mais certains d’entre nous devront néanmoins travailler chez McDonald’s ou dans l’une des entreprises similaires qui embauchent par exemple trois millions de préparateurs alimentaires aux Etats-Unis, pour un salaire moyen de 16 430 dollars par an (environ 12 250 euros).

Dans ces conditions, plus d’éducation ne conduira pas nécessairement à de meilleurs salaires : qui pourra enseigner aux fiches de paie à se lester de quelques zéros ? Or ce sont bien ces bulletins — plus que l’école — qui élargissent les inégalités socio-économiques.La richesse se concentre en haut de la pyramide sociale parce qu’elle en déserte la base.

Envisager une autre solution

Le risque ? Reproduire dans le domaine du travail la logique qui est la nôtre en matière d’éducation : ne s’attaquer qu’aux facteurs les moins déterminants. Si les zélateurs de l’éducation-comme-solution-aux-inégalités parvenaient à imposer leur vision des choses, leur combat conduirait peut-être quelques dizaines de milliers d’enfants pauvres à obtenir un diplôme, puis un emploi bien rémunéré — une excellente chose. Néanmoins, le marché du travail est un jeu à somme nulle : le nombre d’emplois disponibles pour les diplômés ne varie pas en fonction de l’éducation de la population active.

En conséquence, pour chaque personne née pauvre qui obtiendra un poste bien rémunéré grâce à son diplôme, un jeune d’origine plus confortable devra accepter un poste mal payé (il y a fort à parier que les enfants issus des milieux aisés, eux, s’en sortent dans tous les cas de figure).

En nous concentrant sur l’amélioration de l’éducation, il semble que nous oublions parfois une autre solution à la question des inégalités : mieux rémunérer les emplois mal payés — une injustice qui affecte des dizaines de millions de travailleurs durant toute leur vie.

Ceux qui, à l’instar de M. Obama le 6 avril, entonnent le gospel de l’éducation n’hésitent pas à suggérer qu’elle représente « la question des droits civiques de notre époque ». Peut-être devraient-ils se souvenir qu’en 1963, tandis que Martin Luther King, prononçait à Washington son célèbre discours « Je fais un rêve », les manifestants brandissaient des pancartes sur lesquelles figurait le slogan : « Des emplois et la liberté ». Ils avaient compris que, dans la lutte pour l’égalité civique, la question sociale serait cruciale : combien de postes de travail ? pour quel salaire ? pour qui ? Et sera-t-il permis de se syndiquer ?

John Marsh

Auteur de Class Dismissed. Why We Cannot Teach Or Learn Our Way Out Of Inequality, Monthly Review Press, New York, 2011.

(1) Qui sépare la population en deux moitiés égales, l’une percevant davantage, l’autre moins.

(2) Congressional Budget Office, «  Trends in the distribution of household income between 1979 and 2007  », octobre 2011.

(3) Nicholas Kristof, «  Occupy the classroom  », The New York Times, 19 octobre 2011.

(4) Respectivement : programme éducatif destiné à la petite enfance dans les milieux «  défavorisés  »  ; bourse allouée aux Etats promouvant l’«  innovation  » en matière de réforme éducative  ; et loi visant à «  responsabiliser  » les Etats et les écoles sur la réussite scolaire en les finançant en fonction de leurs résultats. Sur cette dernière, lire Diane Ravitch, «  Volte-face d’une ministre américaine  ».

(5) Dana Goldstein, «  Can teachers alone overcome poverty  ? Steven Brill thinks so«  , The Nation, New York, 10 août 2011.

 

Collé à partir de <http://www.monde-diplomatique.fr/2012/01/MARSH/47199>